A l’origine de toute connaissance perceptive, les organes de sens et les systèmes sensoriels du bébé prématuré sont plus déficients que ceux, inachevés, du bébé né à terme. Dès les premières minutes qui suivent sa naissance, un nouveau-né à terme commence à recevoir des stimulations tactiles en grand nombre : lavé, placé sur le ventre de sa mère, allaité, langé … Il aura donc contact par quelques parties de son corps avec d’autres peaux que la sienne, avec des linges, draps, tétine ; bref, avec des objets de texture, de forme, de consistance différentes. Le grasping (la forte flexion des doigts lorsque l'on place un index dans la paume de l'enfant) n’est pas qu’un simple réflexe, le nouveau-né possède déjà dès les premières heures de vie une capacité tactile qui lui permet d’appréhender son environnement. Il existe une véritable perception manuelle dès la naissance.
Mais qu’en est-il pour le bébé prématuré ? En effet, le bébé prématuré présente des fonctions neurologiques d’autant plus immatures qu’il est né en avance. De plus, l’enfant prématuré évolue dans un environnement sensoriel différent de celui né à terme potentiellement capable de modifier
ses compétences perceptives.
Que perçoit le bébé prématuré de 33 semaines avec ses mains ?
Des chercheurs en psychologie et des médecins-pédiatres ont mis en évidence pour la première fois chez des bébés prématurés une perception manuelle déjà efficiente. En effet, les bébés prématurés âgés de 33 semaines d’aménorrhée (SA) sont capables de reconnaître et de discriminer deux objets de formes différentes (prisme et cylindre) avec chacune de leur main.
Une expérience a été menée auprès de 24 bébés prématurés âgés de 33 à 34+6 semaines d’aménorrhée (SA). Leur âgegestationnel moyen (âge de naissance) était de 31 SA (allant de 26 à 34 SA) et leur poids moyen à la naissance était de 1500g. L’équipe de chercheurs a proposé une procédure expérimentale d’habituation/ réaction à la nouveauté, similaire à celle utilisée chez les nouveau-nés à terme. Ainsi, dans une première phase d’habituation, on met successivement un même objet (prisme ou cylindre) dans une des mains du bébé et on mesure à chaque essai le temps de tenue de l’objet. Comme l’habituation correspond à un apprentissage de l’objet, un désintérêt progressif devrait être observé pour quelque chose de familier, ce qui se traduit dans la modalité tactile par un temps de tenue de plus en plus court d’un même objet présenté plusieurs fois. Dans une seconde phase, une fois le bébé habitué à un objet, on présente à la moitié d’entre eux un objet avec une nouvelle forme, et à l’autre moitié l’objet familier (le même qu’en phase d’habituation). Les résultats de cette étude mettent en évidence pour la première fois que le bébé prématuré est capable de reconnaître un objet avec sa main (habituation tactile), et qu’il présente une préférence pour l’objet nouveau, reflétant sa capacité à faire la différence entre deux objets de formes différentes (discrimination tactile).
Est-il déjà capable de transférer des informations sur la forme des objets d’une main à l’autre ?
Cette étude s’intéresse au transfert inter-main de la forme chez les enfants prématurés. Le transfert inter-main est la capacité d’un individu à reconnaître qu’un objet déjà exploré par une main est le même que celui présenté dans l’autre main. Ce transfert reflète la capacité de l’individu à mémoriser de l’information sur un objet, à la maintenir en mémoire et à la comparer avec l’information obtenue dans la main opposée. Un transfert d’informations entre les deux hémisphères cérébraux est nécessaire afin d’effectuer cette comparaison. Cette capacité est présente chez les adultes et les nouveau-nés nés à terme. Etant donné l’immaturité cérébrale des enfants prématurés, la question de la capacité du transfert inter-main des informations de forme dans cette population se pose.
Pour répondre à cette question, les chercheurs ont évalué 24 bébés prématurés âgés de 33 à 35 SA. Leur âge de naissance était de 30 SA (soit après environ 7 mois de grossesse) et leur poids de naissance était de 1400g. L’équipe de recherche a proposé une méthode expérimentale basée sur l’habituation (première phase) et la discrimination (seconde phase), similaire à celle utilisée dans une précédente étude. L’habituation correspond à un désintérêt progressif pour quelque chose de familier, ce qui se traduit dans la modalité tactile par un temps de tenue de plus en plus court d’un même objet. Après habituation tactile à un objet présentant une certaine forme, la discrimination correspond à une préférence soit pour l’objet familier, soit pour un objet de forme nouvelle, ce qui se traduit par un temps de tenue significativement plus long pour l’un des deux objets. Ainsi, lors de l'habituation, un petit objet (le prisme ou le cylindre) était mis dans une main du bébé (droite ou gauche). Une fois que le bébé lâchait l'objet, le chercheur le lui présentait de nouveau et mesurait son temps de tenue pour chaque essai. L’enfant était considéré comme « habitué » quand une diminution du temps de tenue était observée et atteignait un critère spécifique. Ensuite, pendant la discrimination, deux objets (le familier et le nouveau) leur étaient proposés successivement dans la main opposée à celle de l’habituation.
Tout d'abord, après les présentations successives du même objet, une diminution du temps de tenue a bien été observée pour chacun des enfants confirmant l’existence d’une habituation tactile dans cette population révélée dans une précédente étude. De plus, après habituation, les enfants prématurés tenaient plus longtemps le nouvel objet que le familier dans la main opposée. Ces résultats mettent en évidence pour la première fois l’existence d’un transfert inter-main de forme chez les enfants prématurés dès 33 SA. Des études en neuroimagerie menées chez l’adulte ont montré que le transfert d’informations tactiles repose sur l’intégrité de la partie postérieure du corps calleux. Lors du développement, les premières fibres calleuses sont observées vers 10-11 SA et il ne mature que très lentement avec un processus de myélinisation qui se poursuivra jusqu’à la puberté. De plus, il semble que les principaux faisceaux de fibres, dont ceux du corps calleux, sont déjà en place dès 28 SA. C’est pourquoi, les chercheurs font l’hypothèse que le corps calleux serait déjà suffisamment développé chez les bébés prématurés pour permettre ce transfert inter-manuel d’informations tactiles. Des études en neuroimagerie chez les enfants prématurés seront nécessaires pour confirmer cette hypothèse.
REPERES
A côté de l’intérêt théorique de ces recherches, ces études présentent aussi un intérêt dans le cadre des soins de développement effectués dans les services de néonatologie. Ces soins visent à réduire le stress du nouveau-né prématuré et à lui offrir les conditions optimales pour son développement. De ce fait, une meilleure connaissance des capacités perceptives des nouveau-nés prématurés va permettre d’améliorer ces soins du développement. Lors d’une naissance prématurée, le nouveau-né doit s’adapter rapidement à des modifications de son environnement sensoriel, il se retrouve vite exposé à des stimulations désagréables et inappropriées. Nos résultats montrent qu’il est déjà doté de capacités tactiles réelles, ainsi certaines applications dans le cadre des soins de développement pourraient être proposées : éviter au maximum toute contention (moufles, mains attachées, etc.), privilégier la liberté de mouvements de l’enfant prématuré et favoriser l’exploration tactile en respectant les phases de veille / sommeil. Il s’agirait donc de proposer des stimulations tactiles harmonieuses, équilibrées et non douloureuses.
Références
Lejeune, F., Berne Audeoud, F., Marcus, L., Streri, A., Debillon, T., & Gentaz, E. (2011). The manual habituation and discrimination of shapes in preterm human infants from 33 to 34+6 post-conceptional age. Plos One.
Lejeune F., Marcus L., Berne-Audéoud F., Streri, A., Debillon T., & Gentaz E. (2012). Inter-Manual Transfer of Shapes in Preterm Human Infants from 33 to 34+6 Weeks Post-Conceptional Age. Child Development.
Berne-Audéoud F., Marcus L., Lejeune F., Gentaz E., & Debillon T. (2010). Communiquer par le toucher avec le nouveau-né prématuré. Soins Pédiatrie-Puériculture, 256, 21-23.