La notion de l’ordre des événements et le test des images en désordre chez l’enfant de 6 à 10 ans (1925) a

Le présent article constitue la suite de l’étude que l’un de nous a publiée récemment en collaboration avec Mlle Margairaz 1. Cette étude cherchait à analyser les récits que font les enfants d’après deux images représentant le début et la fin d’une même histoire. Il s’agissait donc essentiellement de la compréhension des images et de la construction d’un récit par déduction des scènes intermédiaires. Le travail que nous présentons aujourd’hui porte sur un problème légèrement différent. Il a trait à un test dont l’idée est due également à Dawid 2, et dont l’Institut J. J. Rousseau s’est servi dès sa fondation : on donne à l’enfant un certain nombre d’images représentant les scènes essentielles d’une histoire, mais on les présente en désordre et l’enfant doit reconstituer lui-même l’ordre correct. Le problème que nous nous posons ici est donc celui de la notion de l’ordre des événements, chez l’enfant.

Assurément ce problème est voisin de celui de la structure des récits ; aussi, sur plusieurs points, ce travail ne fournira-t-il que de simples contre-épreuves des résultats contenus dans l’article cité. Mais, en un sens, le problème est nouveau. L’expérience nous a montré que les enfants étaient incapables, avant 7-8 ans, de trouver et peut-être de chercher l’ordre correct, même pour les plus simples de nos histoires. Il convenait d’analyser ce phénomène et d’essayer de l’expliquer.

M. Decroly, sans connaître l’œuvre de Dawid, a réinventé en 1914 le test dont nous allons nous occuper et a publié depuis lors deux intéressants articles sur le sujet 3, mais les résultats qu’il a donnés sont surtout statistiques et l’étude analytique que nous publions ici ne fait pas double emploi avec eux. En outre, M. Decroly a donné ce test comme une épreuve non verbale. Autrement dit, il s’est borné à faire ordonner les images par les enfants, sans faire raconter ensuite l’histoire. Deux raisons nous ont au contraire poussé à tenir compte du récit de l’enfant. La première est que nous cherchions à analyser les causes de l’ordre suivi. La seconde — qui a son importance dans l’examen mental même purement métrique — est que, à un ordre juste ne correspond pas toujours une compréhension complète de l’histoire. Il arrive souvent que l’enfant parvienne par hasard à l’ordre correct. Les statistiques qui suivent seront donc fondées sur le récit même de l’enfant et non sur son classement des images : à un récit correct correspond en effet, toujours un classement exact des images, mais la réciproque n’est pas vraie.

Voici la technique que nous avons adoptée. Nous plaçons devant l’enfant les images en désordre (mais dans un désordre fixé une fois pour toutes, que nous indiquerons à propos de chaque histoire), et nous disons : « Regarde tout ceci. Cela fait une histoire (en accentuant le mot “une”). Toutes ces images représentent la même histoire. Mais j’ai mélangé ces images. Toi, tu vas les remettre en ordre pour que cela fasse une histoire qui se suive. Tu mettras le commencement ici et là la fin. » Nous laissons tout le temps voulu. Nous permettons aussi à l’enfant d’intervertir l’ordre des cartes au cours même du récit, s’il s’aperçoit d’une erreur. Après le récit, nous posons parfois quelques questions complémentaires. Puis nous plaçons nous-mêmes les images dans l’ordre correct et nous demandons à l’enfant si cet ordre est meilleur et quel nouveau récit il comporte.

Le choix des histoires nous a été dicté par le souci d’éviter à l’enfant toute difficulté provenant de l’interprétation des images comme telles. Le test doit porter principalement sur l’ordre de succession des événements. Sinon il ferait double emploi avec les nombreuses épreuves connues d’interprétation des images.

Neuchâtel et Genève, décembre 1925.

I. Résultats statistiques

Nous avons dépouillé séparément le résultat de chaque test. Pour obtenir le résultat global d’un examen d’enfant portant sur les dix tests dont nous nous sommes servis, il suffira de consulter le tableau du § 11. Les tests dont la description va suivre sont classés par ordre de difficulté.

§ 1. — L’histoire du porc-épic

Cette histoire nous paraît comporter les quatre points suivants : 1° Un chien voit un porc-épic ; 2° Il s’approche du porc-épic pour le manger ; 3° Il mange le porc-épic ; 4° Les piquants du porc-épic sortent du corps du chien 4.

Il va sans dire que nous ne demandons pas à l’enfant d’exprimer explicitement et à part chacun de ces points. Il suffit que l’enfant les ait compris pour que nous considérions l’épreuve pour réussie. Mais il n’est pas toujours facile, chez les enfants âgés de moins de 7-8 ans, de se rendre compte s’ils ont vraiment saisi l’histoire. Il convient, dans ce cas, de poser quelques questions supplémentaires en évitant soigneusement que ces questions soient suggestives : ce qu’il faut établir, c’est, non pas ce que l’enfant peut comprendre mais ce qu’il a compris en faisant son récit.

Voici quelques exemples :

Beut (6 ½). Ordre des images : 2, 3, 1, 4. — « C’est un chien qui veut attraper une bête, puis après il voit qu’il veut pas la manger parce qu’il sait qu’elle est gentille, puis là il sort de l’eau de son ventre. » 5 Seul le point 2 est compris. Il va sans dire que nous ne nous occupons pas du nom que l’enfant donne au porc-épic.

Mey (6 ; 1). Ordre des images : 2, 3, 1, 4. — « Voilà le chien qui veut manger cette petite bête alors ce chien il regarde en l’air, puis il a quelque chose dans la bouche, puis il la regarde (la bête), il se demande ce que c’est, puis là il y a quelque chose, ces grands poils. » Les points 1 et 2 sont compris quoique mal placés.

Mag (7 ; 2). Ordre des images : 2, 3, 4, 1. — « C’est un chien, il avait rencontré une petite bête, puis il l’avait mangée, puis après, puis c’était un porc-épic, puis après comme le porc-épic avait des piques, il avait des piques sur lui, c’est fini. — Et cette image ? 6 — Puis il en rencontre encore un. — Où est le porc-épic ? — Dans le ventre du chien. » Les points 2, 3, 4 sont compris. Il se peut que notre dernière question ait été suggestive, mais le point 4, quoique non explicité, semble bien avoir été compris spontanément.

Pfeu (9). Ordre des images correct. — « Le chien il a vu un hérisson, puis il a voulu le manger, il l’a mangé puis ça lui a piqué. — Qu’est-ce que c’est (nous lui montrons les épines sur l’image 4). — Toutes les épines sortent de son corps. — Où est le hérisson ? — Dans son ventre. » Pfeu nous semble avoir tout compris par lui-même.

Voici un exemple où tous les points sont nettement exprimés.

Vod (7). Ordre des images, correct. — « Là il voit un hérisson, et puis là il veut le manger, puis là il l’avale, puis là toutes les épines de l’hérisson sortent. »

Si l’on convient, suivant l’usage, de considérer une épreuve comme réussie lorsque les trois-quarts des enfants d’un même âge la réussissent, les différents points ont tous été compris à 7 ans1.

Voici le percentilage de cette anecdote :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 4 4 4 4 4
75 4 4 4 4 4
50 2 3 4 4 4
25 1 3 3 4 4
0 1 1 2 1 4

§ 2. — L’histoire de la double catastrophe

L’histoire comporte la compréhension des quatre points suivants : 1° Un enfant monte sur un échafaudage ; 2° Il est sur l’échafaudage ; 3° Une planche bascule ; 4° Il tombe dans la caisse.

Comme l’accent du test porte avant tout sur l’ordre suivi par l’enfant, nous ne nous inquiétons pas du rôle que l’enfant fait jouer au bonhomme qui reste en bas, ni de la raison pour laquelle la planche bascule 7.

Cor (6 ½). Ordre des images : 2, 4, 3, 1. — « Ici c’est un petit garçon qui monte sur une table, puis il monte aussi un Monsieur, puis çà c’est un monsieur qui se met dessous la table, puis là il se met encore dessous puis là il monte encore. » Le point 1 est compris, mais mal placé.

Mar (7). Ordre des images : 2, 3, 1, 4. — « Ici c’est un monsieur, puis là c’est un petit garçon dessus, puis là la planche elle fait comme çà, puis là il la remet en place, puis là il tombe dans quelque chose, il peut plus revenir. » Les points 2, 3, 4 sont compris.

Mag (7 ; 2). Ordre des images : 2, 3, 4, 1. — « Une fois il y avait les maçons qui rangeaient la maison, ils avaient fait un échafaudage, puis un garçon est monté dessus. Quand il est monté il va tout au bord d’une planche puis la planche elle cupesse, puis a tombe sur le monsieur, puis le petit garçon il tombe dans la chaux, puis après il remonte, puis il fait le pied de nez au monsieur. » Les points 2, 3, 4 sont compris. Ce récit est supérieur au précédent parce que si l’image 1 n’est pas à sa place elle n’est au moins pas au milieu de l’histoire comme pour Mar. Le récit de Mag est plus vraisemblable que le précédent.

Ahlse (9 ; 1). Ordre des images : correct. — « Là il y a un petit garçon et puis il monte sur des planches et puis là il se met trop au bout de la planche puis la planche tombe puis il tombe dans du ciment. » Tout est compris.

Les quatre points sont compris par le 75 % des enfants de 7 ans.

Voici le percentilage de cette anecdote :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 4 4 4 4 4
75 3 4 4 4 4
50 2 4 4 4 4
25 0 3 4 4 4
0 0 1 3 2 4

§ 3. — L’histoire du chien-pont

Cette histoire comporte les quatre idées suivantes : 1° Une chienne se promène avec ses petits. 2° Ils voient un ruisseau. 3° Les petits ne peuvent pas traverser ; la chienne, pour faire pont, par-dessus le ruisseau, met deux pattes d’un côté du ruisseau et deux pattes de l’autre. 4° Les petits passent sur le dos de la mère 8.

Del (6 ; 10). Ordre des images : 2, 4, 3, 1. — « Là ils regardent dans l’eau, puis il y a un petit qui se noie, puis les petits vont tous sur la mère, puis la mère a dit restez là, puis ils restent là, et puis la mère revient, elle est toute contente, elle a pu reprendre son chien, alors ils s’en vont. » Del n’a compris aucun des points.

Pop (7 ½). Ordre des images : 1, 2, 4, 3. — « C’est une famille de chiens, ils s’en vont se promener et ils voient un ruisseau, il se met de toute sa longueur et les petits passent dessus son dos, il ressaute une autre rivière non c’est le même ruisseau, il veut sauter à son tour pour aller de l’autre côté. » Ici l’enfant complique l’histoire ; comme l’a montré le contexte, il n’a pas saisi le point 3.

Flor (8 ; 6). Ordre des images correct. — « Un chien qui s’en allait faire une promenade avec tous ses petits. Ils arrivent près d’un ruisseau, pas large. Il forme la passerelle sur le ruisseau, met les pattes de devant d’un côté et les pattes de derrière de l’autre côté. Tous les petits passent tous sur le dos de leur père, de leur mère plutôt ! » Flor exprime correctement tous les points.

Les points 1 et 2 étant les plus faciles sont saisis à 7 ans et les points 3 et 4 entre 8 et 10 ans.

Voici le percentilage de cette anecdote :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 4 4 4 4 4
75 3 4 4 4 4
50 1 3 4 4 4
25 0 2 3 3 4
0 0 0 0 0 0

§ 4. — L’histoire du chien et du chat

Voici les quatre points Ă  comprendre.

1° Un chien court après un chat. 2° Le chat est sur la balançoire, le chien saute dessus. 3° Le poids du chien fait sauter le chat sur un mur. 4° Le chat parti, la planche bascule sur le chien 9.

Voici le récit d’un enfant qui ne fait qu’une énumération ; il n’a saisi aucun des points :

Grel (6 ans). Ordre des images : 2, 4, 3, 1. — « Il y a un petit chat, puis il y a le chien, puis il y a une planche, puis un arbre qu’on a coupé, puis il y a une barre, puis il y a un petit pont, puis il y a le chien il a ses quatre pattes en l’air, puis il y a une grande planche, puis il y a le chien qui veut monter puis un petit chat puis après il y a l’arbre, puis une planche, puis il y a le chat, puis il y a le chien qui ouvre sa bouche. »

Del (6 ; 10). Ordre des images correct. — « Là il court parce qu’ils veulent se balancer, puis là il y a le chat dessus, puis là il saute dessus puis là il est dessus, puis ils se balancent, puis il est tombé, puis la planche a culbuté ». Les points 1 et 2 sont seuls compris.

Gar (7 ans). Ordre des images : 3, 4, 1, 2. — « Une fois un chien qui monte sur une baguette, après là la baguette elle tombe, et puis lui il se roule par terre après ici il veut faire une course, et puis il veut arriver le premier, après là c’est le chat qui arrive le premier, il veut sauter contre lui pour le renverser. » Les points 1 et 2 nous semblent compris.

Voici deux enfants qui ont tout compris ; le point 4 cependant n’est pas clairement exprimé. Du reste les récits où les 4 points sont nettement exprimés sont rares jusqu’à 10 ans.

Pag (10 ; 4). Ordre des images correct. — « Il y a un chien puis un lapin qui se couraient après, puis le lapin il saute sur une planche qui faisait bascule, c’était sur un tronc d’arbre, puis quand il est arrivé au bout il y a le chien qui saute sur la planche, alors ça fait basculer le chat qui tombe sur le mur, alors le chien qui veut sauter, puis il y avait plus le chat, alors il saute, puis il bascule. »

Bas (9 ; 10). Ordre des images correct. — « Il y a un chien qui court après un chat, le chat voit un tronc d’arbre avec une planche dessus, le chat court à l’autre bout, le chien veut sauter, le poids du chien fait basculer la planche, le chat va dessus le mur, après le chien se trouve dessous la planche. — Pourquoi le chat va sur le mur ? — Parce que le poids du chien fait basculer la planche et lance le chat sur le mur. »

Les points 1 et 2 sont déjà saisis à 7 ans ; le point 4 à 8 ans et le point 3 seulement à 9 ans. Il est naturel que les points 3 et 4 soient saisis plus tard que les deux premiers parce qu’ils demandent la compréhension du mécanisme de la bascule.

Voici le percentilage de ce test :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 4 4 4 4 4
75 2 4 4 4 4
50 2 3 3 4 4
25 1 2 2 4 4
0 0 0 1 3 1

§ 5. — L’histoire du tapis

Les quatre points à saisir sont les suivants : 1° Un homme arrive près d’une maison. 2° Il s’assied sous une fenêtre. 3° La dame met un tapis sur le bord de la fenêtre et sur l’homme. 4° Elle bat le tapis et l’homme 10.

Voici le récit d’un enfant qui n’a rien compris :

Dur (6 ; 11). Ordre des images : 3, 1, 2, 4. — « C’est un monsieur ; il tape les tapis ; c’est un monsieur qui regarde celui-là. Ce monsieur il regarde ce qu’il fait là ; là il tape les tapis. »

Cro (6 ; 3). Ordre des images : 2, 3, 1, 4. — « Là c’est un petit garçon, puis il y a un bonhomme qui est tombé par la fenêtre, puis il a perdu son chapeau, puis là il a tapé les tapis, puis il y a le bonhomme dessous, puis là il va se promener puis il va juste sous les tapis. » Aucun des points n’est compris.

Pail (7 ans). Ordre des images : 1, 4, 3, 2. — « Il marche ; il tombe, il est tombé ; il est tombé. » Le point 1 peut être considéré comme compris.

Bruer (7 ans). Ordre des images : 4, 3, 2, 1. — « C’est la ménagère qui tape un tapis, puis il y avait un monsieur dessous, puis en même temps elle a tapé sur le monsieur ; puis après le monsieur il était propre, puis il s’en allait, puis après il s’assoit, puis il voit un chapeau puis il le prend, puis il part. » Bruer a compris les points 2 et 4.

Fet (8 ans). Ordre des images correct. — « Une fois il y avait un monsieur puis il allait se promener et après il s’est assis dessous une fenêtre, puis il y avait une dame, et puis alors elle voulait secouer un tapis et puis il y avait le monsieur qui était assis, et puis après la dame a tapé le tapis et puis il y avait le monsieur qui était dessous ; alors il a tout reçu ; elle a tapé sur la figure. » Tout est compris.

À 7 ans le point 2 est saisi par le 75 % des enfants ; à 8 ans les points 3 et 4 ; à 9 ans, seulement, le point 1. Le sens plus développé des probabilités que réclame ce point explique pourquoi ce n’est qu’à 9 ans qu’il est saisi.

Voici le percentilage de cette anecdote.

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 4 4 4 4 4
75 2 4 4 4 4
50 1 3 4 4 4
25 0 2 3 3 3
0 0 0 0 3 2

§ 6. — L’histoire des deux paniers d’œufs

Cette histoire comporte les 5 points suivants : 1° Un paysan part avec sa chèvre ; 2° Il met les paniers d’œufs sur sa chèvre ; 3° Elle rencontre une autre chèvre ; 4° Bataille : les paniers se renversent ; les œufs se cassent ; 5° Désolation 11.

Grel (6 ans). Ordre des images : 2, 3, 1, 6, 4, 5. — « Il y a un monsieur qui attache le panier à la chèvre ; il y a des pommes là-dedans ; puis après il y a un monsieur qui montre à un autre monsieur ; puis il y a la chèvre qui a les paniers attachés, puis là il y a le monsieur avec deux paniers qu’il a attaché, puis la chèvre est toute seule, puis la chèvre qui a le panier renversé sur la tête, le monsieur qui a des gouttes qui tombent, puis un autre monsieur qui court avec une baguette, puis là il y a deux chèvres qui se cognent, puis il y les deux paniers. », etc. Grel n’a compris que le point 2.

Pop (7 ½). Ordre des images : 1, 2, 3, 5, 6, 4. — « Un petit garçon s’en va avec sa chèvre, il lui met le panier sur le dos ; pendant qu’il cause elles se battent ; elles se donnent des coups de cornes et les deux paniers d’œufs sont renversés ; le petit garçon pleure et l’autre petit garçon chasse la chèvre ; là ils se donnent encore une fois des coups de cornes. » Le point 4 n’est pas compris. Pop comme plusieurs autres enfants ne se laisse pas gêner par la répétition d’un même acte. Il admet que la bataille recommence après que la chèvre est chassée et que les paniers sont par terre. Son sens du plus probable n’est pas encore développé.

Bor (10 ; 6). Ordre des images correct. — « Un petit bonhomme il va au marché avec sa chèvre ; puis il rencontre un camarade ; alors il pose les œufs sur la chèvre ; le camarade il avait aussi une chèvre ; alors les deux chèvres se sont battues ; puis il y en a un qui pleure ; puis l’autre court ; puis il tape la chèvre ; il a tout cassé les œufs. » Bor a compris tous les points.

75 % des enfants comprennent les points 2, 3, 4, 5 à 7 ans et le point 1 à 8 ans. Ce point est compris tard parce qu’il demande un sens des probabilités plus développé.

Voici le percentilage de cette anecdote :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 5 5 5 5 5
75 4 5 5 5 5
50 2 4 5 5 5
25 1 4 4 4 5
0 1 2 0 4 3

§ 7. — L’histoire du coussin

Voici les 5 points à comprendre :

1° Un enfant lance un coussin à un autre enfant ; 2° Cet autre enfant le reçoit ; 3° Il relance le coussin au premier ; 4° Le coussin passe par la fenêtre ; 5° Un monsieur qui passe dans la rue reçoit le coussin sur la tête 12.

Voici le récit d’un enfant qui n’a compris aucun des points :

Del (6 ; 10). Ordre des images : 2, 3, 1, 5, 4. — « Là il y avait une chemise ; puis il y a l’autre il l’a lancée, puis maintenant il en a plus puis il l’a rattrapée, puis il la relance, et puis il la prend, il la met sur son dos, puis il s’en va, puis là il l’a cachée, puis celui-là il la voit. »

Jug (6 ; 11). Ordre des images : 1, 4, 3, 2, 5. — « C’était un monsieur qui était au lit, puis il lui a pris son coussin puis il le lui a jeté dessus, puis le monsieur s’est réveillé, puis là il s’est levé ; puis il veut lui rejeter son coussin, puis là il s’est levé de son lit, puis il avait vu qu’il avait son coussin, puis là le monsieur il est parti avec son coussin dessus. » Jug a compris les points 1 et 3.

Schur (8 ; 6). Ordre des images : 1, 2, 3, 5, 4. — « Cette dame pour réveiller l’autre elle lui lance le coussin, puis elle le reçoit, puis il tombe en bas la fenêtre, puis c’est un monsieur qui le reçoit dessus la tête, puis après le monsieur l’a relancé dedans. » Le point 4 n’est pas compris.

Voici un enfant qui a tout compris :

Weu (10 ; 7). Ordre des images correct. « C’est des messieurs qui se taquinent dans leur lit ; il lance un coussin sur son voisin, puis après son voisin il lui en relance un, puis le voisin se baisse ; puis le coussin par la fenêtre ; c’est un ouvrier qui passe qui le reçoit sur la tête. »

Les points 4 et 5 sont compris à 7 ans, les points 1 et 2 le sont à 8. Le point 3 n’est pas encore saisi par le 75 % des enfants de 10 ans. Les points 1, 2 et 3 demandent une observation plus fine que les suivants, c’est pourquoi ils ne sont compris que plus tardivement.

Voici enfin le percentilage de cette anecdote :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 5 5 5 5 5
75 3 5 5 5 5
50 2 3 4 4 4
25 0 1 3 2 ? 3
0 0 1 1 0 ? 0 ?

§ 8. — L’histoire du cochon et des pommes

Cette histoire comporte cinq points :

1° Un cochon sent et voit des pommes ; 2° Il essaie de les prendre ; 3° Il fait un trou au pied de la table pour essayer de la faire tomber ; 4° Il agrandit le trou ; 5° La table et les pommes sont par terre ; le cochon mange les pommes 13.

Tsang (6 ½). Ordre des images : 3, 4, 1. 2, 5. — « Là c’est un cochon il buvait de l’eau ; puis là il y avait une table où il y avait des pommes, et puis il boit encore de l’eau puis là il a vu (les pommes) et puis il a sauté, puis là çà c’est tout renversé, puis le cochon il a mangé les pommes. » Tsang a compris les points 1 et 5.

Ruh (9 ; 11). Ordre des images : 3, 4, 1, 2, 5. — « C’est un cochon il a vu des pommes, il veut renverser la table pour avoir des pommes, puis il peut pas, puis il veut essayer de la pousser, puis elle est tombée puis il a eu des pommes. — Que fait-il là (3) ? — Il veut déraciner la table, il la déracine un peu mais il peut pas complètement. — Comment a-t-il fait tomber la table ? — En la poussant. »

Ruh n’a compris que les points 1, 2 et 5 ; mais nous nous rendons compte qu’il a presque saisi les points 3 et 4, preuve en soit le récit tout à fait correct qu’il nous donne alors que nous avons remis les cartes dans l’ordre juste.

Weu (10 ; 7). Ordre des images correct. — « C’est l’histoire d’un porc qui aimerait bien avoir des pommes qui sont dans une corbeille sur une table. Puis il creuse vers une jambe, puis la table tombe puis il mange les pommes. » Weu a tout compris.

Les points 2 et 5 sont saisis à 6 ans ; le point 1 à 8 ans ; le point 3 à 9 ans. Le point 4 n’est pas compris à 10 ans, ou plutôt il n’est pas exprimé parce que l’enfant ne le dissocie pas du point 3.

Percentilage de cette anecdote :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 5 5 5 5 5
75 3 3 5 5 5
50 2 3 4 5 5
25 2 2 3 3 3
0 1 1 3 2 2

§ 9. — L’histoire du voleur volé

Voici les quatre points que comporte cette histoire :

1° Un Monsieur prend des œufs et les met dans sa poche ; 2° Il va se promener avec les œufs dans sa poche ; 3° Une chèvre donne des coups de cornes sur les œufs ; 4° Les œufs cassés coulent 14.

Voici un enfant qui n’a pas cherché à donner une suite dans son récit. Il énumère ce qu’il voit. Aucun des points n’est saisi.

Grel (6 ans). Ordre des images : 4, 2, 1, 3. — « Il y a une chèvre là, puis le monsieur après une chèvre, puis là un monsieur avec son chapeau sur sa tête, puis il prend un œuf ; puis là il y a son chapeau qui tombe ; puis le monsieur va tomber par terre. »

Gau (6 ½). Ordre des images : 3, 4, 1, 2. — « Ça c’est un monsieur qui se promène, et puis voilà c’est une chèvre, là elle pousse le monsieur ; puis il tombe, puis voilà il se relève ; puis il a mal, alors la chèvre, après elle part en rigolant ; après le monsieur il a dit qu’il va vendre des œufs, alors voilà qu’il prend un panier, puis des œufs, puis il prend des œufs, puis il les vend, puis là c’est son jour de congé, il va se promener, puis voilà la chèvre qui reguigne ». Gau n’a compris aucun des points.

Lév (9 ; 1). Ordre des images : 1, 2, 4, 3. — « Alors ici le monsieur il passe devant chez un marchand d’œufs, et puis il voit qu’il y a personne, et puis il profite pour prendre quelques œufs dans sa poche… il va se promener, et puis il y a une chèvre qui le voit et puis il est fatigué ; je crois qu’il s’est cogné quelque part, alors tous ses œufs se cassent, puis la chèvre elle rit, alors la chèvre elle prend son élan, elle va le pousser par derrière. » Lév a compris les points 1 et 2.

Voici un récit correct.

Pag (10 ; 4). Ordre des images correct. — « Il y a un monsieur il veut prendre des œufs, puis il les met dans sa poche derrière son manteau. Puis après il se promène, puis il y avait une chèvre qui était cachée, puis elle lui rentre dans le dos avec ses cornes, puis çà éclaffe tous ses œufs qui sont dans sa poche ; puis après ça coule. »

Le point 1 est compris à partir de 6 ans. Le point 2 à 9 ans. Le point 4 à 10 ans et le point 3 n’est pas saisi par le 75 % des enfants de 10 ans.

Voici le percentilage de cette anecdote :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 4 4 4 4 4
75 1 3 4 4 3 ?
50 1 1 2 4 3 ?
25 0 0 1 2 2
0 0 0 0 0 0

§ 10. — L’histoire du voleur de pommes

Cette histoire comporte les dix points suivants : 1° Un enfant convoite les pommes d’un arbre ; 2° Il cherche un moyen pour attraper les pommes ; 3° Il abat les pommes avec un bâton ; 4° Le chien de l’autre côté de la barrière reçoit les pommes et aboie ; 5° L’enfant veut ramasser une pomme de l’autre côté de la barrière ; 6° Il ramasse la pomme ; 7° Il est mordu par le chien ; 8° Il retire sa main ensanglantée ; 9° Il est grondé par le propriétaire et pleure ; 10° Il a un pansement à sa main 15.

Beut (5 ½). Ordre des images : 10, 6, 7, 5, 4, 2, 8, 3, 9, 1. — « Là c’est un petit garçon, il sortait de la maison ; puis là il voulait aller se baigner à l’eau puis là son papa voulait pas qu’il y aille, puis là il pleure, puis là il a vu une bête, puis là il veut la ramasser, puis là il y a le chien qui voit un pommier, puis il y a un monsieur qui fait tout tomber les pommes, puis le chien il les ramasse tous, puis là il se demande ce qu’il y a parce qu’il n’y a point de pommes, puis là le garçon il fait tomber les pommes, puis là son papa l’a grondé, puis là il le regarde toutes finies. » Aucun des points n’est vraiment compris.

Math. (8 ; 10). Ordre des images : 1, 2, 3, 4, 6, 9, 8, 7, 5, 10. — « Le garçon avait envie de manger ces pommes après il réfléchit un moment pour aller chercher un bâton, et puis il y avait un chien à côté, et puis après il se couchait par terre ; puis alors il s’est relevé en pleurant parce que l’homme l’avait grondé, après il s’est relevé, et puis il a mal à son doigt. — Pourquoi ? — Parce qu’il est tombé. Et puis il a vu une pomme parce qu’il y avait un trou, et puis il l’avait pas pu la retrouver, et puis alors quand il est allé chez lui il avait un bandeau. » Math. a compris les points 1, 2, 3, 4, 5, 9, 10.

Il est rare de trouver des récits où tous les points soient nettement exprimés.

Voici un enfant qui semble avoir tout compris ; cependant il n’exprime pas spontanément les 3 derniers points :

Pfeu (9 ans). Ordre des images : correct. — « Il y avait un petit garçon ; puis il a vu des pommes sur un pommier, puis il a voulu en prendre, puis il a réfléchi ; puis il a pris un bâton ; puis il a tapé sur les branches, puis toutes les pommes sont tombées, puis de l’autre côté il y avait un chien, alors il y a un trou et une pomme est tombée près de ce trou, puis après il a voulu la prendre, puis le chien l’a mordu, et puis il a saigné, puis après sa manche était toute déchirée puis après il a été au cachot. — Qu’est-ce qui se passe là ? (9). Un monsieur l’a grondé. — Pourquoi ? — Parce qu’il a pris les pommes. — Qu’est-ce qui se passe là ? (10). — Après le chien l’a mordu et puis sa main était toute bandée. »

Le point 1 est compris à 6 ans, le point 3 à 7 ans, les points 2, 4, 5, 9, 10 à 8 ans, les points 6 à 9 ans mais plus à 10 ans ; et les points 7 et 8 pas encore à 10 ans.

Voici le percentilage de cette anecdote :

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 8 7 10 10 10
75 5 6 9 10 9
50 3 5 7 7 7
25 2 4 5 6 5
0 0 1 4 4 5

§ 11. — Résultats globaux

Voici le percentilage de l’examen total. Le maximum possible est 49.

Percentiles 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
100 47 46 49 49 49
75 30 42 48 49 47 ?
50 18 32 41 45 44 ?
25 7 23 31 35 37
0 3 7 14 19 20

II. Analyse de la notion d’ordre

L’intérêt principal des tests dont nous venons d’exposer les résultats est de rendre possible une analyse de la notion d’ordre chez l’enfant, plus que d’autres matériaux ne nous l’ont permis jusqu’ici. La solution correcte du « test des anecdotes » suppose, en effet, que l’enfant place les différentes images, qui illustrent le récit, dans un certain ordre. Nous disons « ordre » et non pas seulement « série dans le temps », parce que cet ordre est complexe. Il comprend, il est vrai, essentiellement la mise en série dans le temps ; mais il comprend aussi, par cela même, une mise en série des causes et des effets ; d’autre part, dans les cas où il n’est pas possible de décider lequel, de deux événements, est antérieur à l’autre, il suppose simplement un ordre logique : l’enfant doit mettre à la première place l’image représentant l’événement qui seul rend intelligible la suite du récit. Enfin, et surtout, dans les raisons qui poussent l’enfant à choisir tel ordre, plutôt que tel autre, interviennent une foule de jugements de probabilité, etc. qui compliquent cette notion de l’ordre du récit. C’est cette complexité même, d’ailleurs, qui fait tout l’intérêt du test.

§ 12. — L’absence d’ordre dans les classements des enfants au-dessous de 7-8 ans

Nous allons essayer d’établir, dans ce paragraphe, que le procédé même qui consiste à mettre en ordre des images, de manière à grouper les événements correspondants en une série cohérente, semble n’avoir pas été compris par l’enfant avant l’âge de 7 à 8 ans. Et nous allons tenter de montrer que cette incapacité tient, non pas seulement à la difficulté de comprendre les conventions contenues dans la consigne même du test (comprendre que les images représentent des événements successifs d’une même histoire, que les événements antérieurs sont à situer à l’une des extrémités de la rangée des images et les événements ultérieurs à l’autre extrémité, etc.), mais surtout à l’incapacité de reconstituer une histoire bien ordonnée en partant des données isolées. Ou plutôt, nous chercherons à établir que la difficulté à comprendre la consigne du test tient elle-même à l’absence de la notion d’ordre chez les petits, et non à des difficultés extérieures à la nature de la pensée.

Voici les faits. Tout d’abord nous avons vu que ce n’est qu’à partir de 8 ans que les plus faciles de nos 10 tests ont été réussis. Jusque là, l’enfant n’arrive pas à comprendre l’ensemble ni même les trois quarts des points du récit. Les tests 1, 2, 3 sont ainsi réussis à 8 ans seulement, le test 4 et le test 5 à 9 ans et le test 6 à 10 ans.

En second lieu la simple observation de la conduite de l’enfant devant les images que l’on dispose devant lui, en lui expliquant la consigne du test, montre que les petits, de 5 à 7 ans, ne se soucient nullement de l’ordre des images. Les uns commencent leur récit avant d’avoir changé l’ordre des cartons. Les autres commencent par altérer cet ordre, mais sans chercher d’ordre plus convenable : ils obéissent simplement à la consigne, qui est de changer l’ordre, mais il est facile de voir qu’ils font cela machinalement, sans chercher à mettre d’avance l’ordre nouveau en relation avec l’histoire qu’ils racontent tôt après. À proprement parler, ils ne cherchent pas à construire un récit logique. En bref, pour la majorité des enfants de 6-7 ans encore, l’ordre des images est indifférent. Ce n’est que depuis 8 ans que la majorité des sujets cherche réellement un classement ordonné.

En troisième lieu, on peut vérifier le bien-fondé des observations qui précèdent en chronométrant le temps employé par l’enfant, pour résoudre le problème qu’on lui soumet. En faisant la moyenne par âge des temps employés par les enfants de 6 à 10 ans pour classer l’ensemble des dix séries d’images, on trouve en effet les résultats suivant 16 :

6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans
7’ 32" 8’ 8" 8’ 46" 7’32" 7’ 0"

On voit le paradoxe : le temps employé croît avec l’âge jusqu’à 8 ans pour diminuer ensuite. Qu’il diminue après 8 ans cela va de soi puisque le progrès mental rend les problèmes de plus en plus faciles à résoudre. Mais qu’il croisse de 6 à 8 ans, cela montre bien que, avant 8 ans, les enfants se soucient peu de l’ordre des images : ils les arrangent arbitrairement avec rapidité, puis passent au récit. Les enfants de 8 ans, au contraire, réfléchissent à l’ordre demandé avant de se déclarer satisfaits du classement.

En quatrième lieu, le récit fourni par l’enfant après la mise en série des images, présente cette particularité, avant 7 et 8 ans, de ne pas synthétiser l’ensemble des images, mais de se pulvériser en autant d’histoires particulières qu’il y a d’images. Le récit se résout ainsi en une suite de tableaux sans lien.

Enfin, en cinquième lieu, nous avons observé une difficulté très systématique à identifier les personnages correspondants des images successives, difficulté que nous avions déjà trouvé très générale, avant 7 et 8 ans, dans le cas des images de Dawid 17. Et, chose intéressante, c’est encore jusqu’à 7 ans que nous avons noté cette particularité dans le test des images en désordre, tandis que les enfants de 8 ans sont pour la plupart (plus des trois quarts à 8 ans et une moitié à 7 ans) capables d’opérer l’identification correcte. Voici des exemples :

Ta (6 ; 10). Le Tapis : « C’est une dame à la fenêtre qui regarde un monsieur qui est tombé, il y a un autre monsieur qui court, le même monsieur il court de nouveau, il y a une dame qui a une tapette, puis il y a un monsieur qui est dessous pour taper, puis l’autre dame elle tape le tapis, puis un monsieur dessus c’est le même, il y a deux mains qui guignent (= qui dépassent). »

Bo (6 ; 1). Le Porc-épic : « Voilà un chien, qui veut manger cette petite bête. Alors le chien il regarde dans l’air, puis il a quelque chose dans la bouche, puis il y a un autre petit chien derrière, puis il veut l’attraper. Il le regarde (il regarde la bête), il se demande ce que c’est, puisqu’il y a quelque chose, ces grands poils. — Est-ce que c’est le même chien, ça et ça (les grands chiens) ? — Non. — Mais oui, c’est le même. (Nous mettons les cartes dans le bon ordre). — C’est tous des mêmes chiens (les grands), mais il y a des mêmes chiens qui ne font pas la même chose (!). Ils ne sont pas la même chose ; je n’ai pas pu les reconnaître ; (celui-là : 1) il baisse ses pattes, (celui-là : 2) il les lève, c’est fini ces deux histoires. Alors celui-là (3) il a quelque chose dans la bouche, mais je sais pourquoi, parce qu’il a attrapé une petite bête comme ça (un porc-épic, mais pas le même !), et puis le même chien (4), il a rien attrapé, il est contre un arbre. »

Le Cochon et les pommes : « C’est un chien qui mange, et puis le même chien qui, quand la table elle s’est cassée, puis le panier il est tombé, eh bien, il mange vite les pommes, et puis l’autre chien (le même cochon) il fait de nouveau le même trou. — Est-ce que c’est un autre chien ? — Non. Le même chien, l’autre chien, il fait un autre trou, etc. »

Le Tapis : « Les dames sont la même chose, le monsieur aussi », dit spontanément l’enfant. Mais il poursuit : « Il y a un homme là-dessous, puis alors elle tape les tapis vers la fenêtre, puis là il y a des arbres, puis il y a un gros Savoyard qui veut attraper la dame, puis la dame regarde le monsieur, puis elle tape de nouveau le tapis ! — C’est le même monsieur ? — Je dis qu’ils sont amis. »

Ces faits sont très significatifs et confirment entièrement l’interprétation que nous avions avancée à propos de la non-identification des personnages dans le test de Dawid. D’une part, en effet, l’enfant n’arrive pas à identifier les personnages correspondants ; mais, d’autre part, s’il ne les identifie pas, ce n’est pas parce qu’il ne peut les reconnaître : c’est simplement parce qu’il ne peut pas les faire entrer dans un récit unique.

Trois faits nous permettent, dans les exemples ci-dessus, de justifier cette interprétation. Le premier est le sens que l’enfant donne à l’expression « un autre Monsieur », « l’autre dame », « l’autre chien », etc. Ces mots indiquent assurément que l’enfant n’identifie pas les personnages correspondants des différentes images. Mais, d’autre part, l’enfant reconnaît fort bien ces derniers. La preuve en est que, lorsqu’on demande si les deux figures représentent un même Monsieur, ou un même chien, etc., l’enfant répond souvent « Oui » et n’en continue pas moins à faire comme s’ils étaient deux 18. En outre, lorsque l’enfant répond que les figures représentent deux personnages distincts, et qu’on le détrompe, il continue à les considérer comme deux. On pourrait croire, à cet égard, que « un autre monsieur » signifie « un autre portrait du même monsieur » et non « un monsieur différent en réalité ». Mais, en fait, chaque enfant emploie l’expression « un autre monsieur » tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre de ces deux significations, suivant les besoins du moment. Bref, l’enfant voit bien qu’on pourrait identifier les personnages correspondants, mais il répugne à le faire dans la mesure où cela compliquerait son récit en le forçant à construire un seul récit synthétique pour l’ensemble des images.

Le second fait est que l’expression « le même monsieur », « le même chien », etc., qu’emploient les enfants, a un sens pouvant osciller également entre les deux significations extrêmes : « le même personnage individuel » ou « un personnage du même genre ». Par exemple, Bo dit (Le Cochon et les pommes) « il fait de nouveau le même trou » : « même » a ici un sens générique. Mais ces deux sens coexistent. Le même Bo dit un instant après : « Le même chien, l’autre chien, il fait un autre trou ». Autrement dit, l’expression « le même » constitue une sorte de schéma d’identification pouvant aller de l’identification individuelle à la simple comparaison. Habituellement l’enfant demeure à mi-chemin entre les deux extrêmes, mais, suivant les besoins de la cause, il tend vers l’un ou l’autre de ces extrêmes.

Cette attitude serait à comparer, dans le domaine des représentations du monde, à ce que nous avons appelé la « participation » de l’enfant, par analogie avec celle des primitifs 19. Ainsi, pour expliquer l’ombre que nous produisons sous ses yeux, l’enfant de 4 et de 5 ans prétend que cette ombre (par exemple, l’ombre d’un livre sur une table d’école) « vient » de dessous les arbres, là où il y a beaucoup d’ombre. Il admet ainsi que deux corps séparés dans l’espace, ou dans le temps, peuvent participer l’un à l’autre. Or cette participation oscille précisément entre une simple analogie (= « cette ombre est comparable à celle de dessous les arbres ») et une identification substantielle (= « cette ombre vient de dessous les arbres »).

Un troisième fait vient confirmer les interprétations qui précèdent. C’est l’emploi de compromis bizarres montrant que l’enfant ne se décide, dans certains cas, ni à identifier les personnages correspondants, ni à les distinguer nettement. Ainsi Bo, à qui l’on affirme que les chiens des images « le porc-épic » constituent un seul et même chien, répond : « C’est tous des mêmes chiens, mais il y a des mêmes chiens qui ne font pas la même chose. Ils ne sont pas la même chose. » Ou encore, constatant que les bonshommes de l’histoire du « tapis » sont tous pareils, il ne veut ni les identifier ni les distinguer trop, et conclut alors : « Je dis qu’ils sont amis » !

Bref, la non-identification des personnages correspondants est bien due, avant 7 et 8 ans, non pas à une difficulté de l’ordre de la perception (la difficulté de reconnaître les images), mais à une difficulté intellectuelle : la difficulté de grouper les différents tableaux en un seul récit, ou plus précisément la difficulté de comprendre les actes successifs d’un même personnage dans l’ensemble des images.

Nous sommes maintenant à même d’établir la conclusion que nous avons annoncée au début de ce paragraphe : l’incapacité à classer les images qui caractérise les petits, avant 7 et 8 ans, n’est pas due aux facteurs techniques et extérieurs du test, mais bien à une absence de la notion d’ordre. Les faits que nous avons cités tendent, il est vrai, la première fois qu’on les observe, à faire croire que les enfants ne comprennent rien aux données mêmes du test. M. Luquet a, en effet, établit que, avant 8 ans en moyenne, les enfants ne savent pas représenter un récit par une succession d’images, analogue à celle des images dont nous nous sommes servi (le « procédé d’Épinal », comme dit Luquet). On pourrait donc dire que l’absence d’ordre des récits de nos enfants est due à l’incompréhension du procédé d’Épinal. Mais, en analysant les causes de cette incompréhension, et, en particulier, les causes de l’incapacité à identifier les personnages, nous venons de nous rendre compte que l’enfant arrive bien à comprendre, en gros, que les images représentent les tableaux successifs d’une même histoire : seulement il n’arrive pas à reconstituer cette histoire. Comme nous l’avons déjà établi précédemment (à propos des images de Dawid), c’est faute de savoir trouver cette histoire qu’il ne peut identifier les personnages.

Si le procédé même du test reste ainsi incompris, avant 7 et 8 ans, cela tient donc à des causes intellectuelles qu’il nous faut maintenant analyser. On pourrait évidemment se contenter ici de répondre que ces histoires étaient trop difficiles en elles-mêmes, pour être comprises avant 8 ans. Mais l’examen le plus superficiel permet d’écarter cette solution. En effet, l’une des histoires qui se sont révélées les plus faciles, le porc-épic, fait appel à des combinaisons, sinon purement imaginaires (les piquants sortant du chien), du moins étrangères à toute observation possible pour un enfant de 6-8 ans. Plusieurs des histoires les plus difficiles, en particulier le coussin (test non résolu à 10 ans) ne font appel au contraire qu’à des événements familiers à l’enfant. Il ne reste donc qu’une solution possible : si la difficulté des enfants à résoudre le problème ne tient pas au contenu des images à interpréter, autrement dit à la nature des événements pris à part, c’est que l’enfant ne peut ni trouver, ni comprendre quand on lui donne les cartes toutes classées, l’ordre même de succession des événements en question. Cette distinction n’est pas uniquement verbale, car l’exemple du coussin montre que même dans des cas où la causalité en jeu est extrêmement simple, il peut y avoir une grande difficulté, pour l’enfant, à reconstituer une suite intelligible, bref à découvrir un ordre cohérent. Passons donc, maintenant, à l’analyse de l’ordre suivi par l’enfant dans les interprétations et les récits antérieurs à 7-8 ans.

§ 13. — L’ordre suivi par l’enfant

Tout d’abord, il importe d’insister sur le fait que, dans le cas de nos images en désordre comme dans celui des images de Dawid, il s’établit sans doute toujours, dans l’esprit de l’enfant, une liaison entre les différentes images. Lorsque l’enfant raconte une histoire proprement dite, cette liaison est très claire, puisqu’elle est explicite. Mais même lorsque le récit de l’enfant consiste en une juxtaposition d’histoires indépendantes et lorsque les personnages correspondants sont tenus pour différents à cause des difficultés que nous venons de signaler, il y a néanmoins dans l’esprit de l’enfant une sorte de vision globale inexprimable et une série de rapports confus entre les tableaux successifs. C’est ce dont on se rend compte dès qu’on interroge l’enfant pour lui faire expliciter sa pensée. Seulement cette vision globale étant syncrétique, c’est-à-dire précisément trop confuse et trop globale pour être analysée, elle reste en quelque sorte incommunicable ; d’où l’apparence de pure juxtaposition que présente le récit de l’enfant. Nous avons insisté suffisamment sur ce point, à propos des mages de Dawid, pour qu’il soit inutile d’y revenir ici.

Cela étant, cherchons à analyser l’ordre suivi par l’enfant lorsqu’il raconte une histoire proprement dite, en nous rappelant que, lorsque la vision de l’enfant a été trop syncrétique pour être exprimée, l’ordre suivi a dû être a fortiori plus primitif encore. Ce qui frappe chez ces enfants, avant 7 et 8 ans, c’est que l’examen le plus superficiel et le plus rapide (on a vu la série des temps de classement) les met en possession d’un schéma d’ensemble antérieur à l’analyse du contenu des images ou tout au moins indépendant d’elle. C’est ce schéma que l’enfant s’arrange ensuite à faire concorder coûte que coûte avec les images. En effet, une fois trouvé, le schéma d’ensemble demeure efficace durant toute la durée de la réflexion de l’enfant. Quel que soit l’ordre dans lequel l’enfant lui-même, ou nous, mettons les cartes, le schéma l’emporte et dicte à l’enfant son récit. Plus précisément, on constate que, tantôt l’enfant classe ses images au hasard, et découvre, pendant ce classement, son schéma, et tantôt l’enfant regarde un instant les images puis les classe d’après son schéma. Mais, dans les deux cas, le schéma résulte d’un examen très rapide, ce qui n’empêche pas l’enfant de lui rester ensuite fidèle jusqu’à la fin.

On peut distinguer quatre manières dont l’enfant use pour faire concorder son « modèle interne » avec l’ordre des images. La première, qui est la moins intéressante, consiste à faire le récit sans plus tenir compte de l’ordre dans lequel les cartes ont été classées. La seconde consiste à admettre que le même acte se reproduit plusieurs fois :

Va (6 ; 6). Le voleur volé. (Ordre : 1, 4, 2, 3) : « Ça c’est un monsieur, il prend des œufs, puis là il perd son chapeau, puis là il marche, puis là il tombe sur son chien, puis il perd son chapeau. »

La troisième manière consiste à supposer l’existence de personnages invisibles et à inventer des scènes entières. Ainsi, dans l’histoire du Cochon et des pommes, l’enfant, pour justifier l’ordre des cartes, 2, 3, 5, 1, 4, fait intervenir le propriétaire des pommes qui est censé remettre le panier en place entre les deux fois où le cochon les renverse. De même dans l’histoire du chien et du chat, un Monsieur vient remettre la balançoire en place. Voici un exemple :

Gau (6 ; 6). Le voleur volé (Ordre : 3, 4, 1, 2) : « Ça c’est un monsieur qui se promène, et puis voilà, c’est une chèvre, là elle pousse le monsieur ; puis il tombe, puis voilà il se relève ; puis il a mal, alors la chèvre elle part en rigolant ; après le monsieur il a dit qu’il va vendre des œufs, alors voilà qu’il prend un panier, puis des œufs, puis il prend des œufs, puis il les vend, puis là c’est son jour de congé, il va se promener, puis voilà la chèvre qui reguigne. »

La quatrième manière consiste à admettre carrément des invraisemblances physiques ou logiques. Par exemple, dans le Voleur de pommes, l’enfant prétend que les fruits repoussent, faute de pouvoir expliquer pourquoi il y a encore des pommes quand le petit garçon les a abattues. Dans l’histoire du Porc-épic, l’enfant fait ressortir le porc-épic du chien, après même que celui-là ait transpercé celui-ci de ses piquants.

Tels sont, dans les grandes lignes, tous les récits des petits, par opposition avec ceux des enfants plus âgés. Comment caractériser ces récits ? À première vue ils n’ont aucun intérêt : l’enfant n’a pas compris et, dès lors, a raconté n’importe quoi. Mais le problème subsiste de savoir pourquoi l’enfant s’est satisfait du récit qu’il a trouvé et n’a pas réussi à comprendre l’histoire. Cherchons donc de quoi est faite cette attitude de satisfaction des petits.

Il est à noter, tout d’abord, que ces récits ne sont pas absurdes, en ce sens que tout ce que raconte l’enfant est possible, à part certaines invraisemblances que l’on peut mettre sur le compte de l’inexpérience. Mais, si tout est possible, tout n’est pas également probable, et c’est dans ce peu de souci de la probabilité que consiste somme toute l’incohérence du récit de l’enfant. On peut donc caractériser l’ordre suivi par ces deux traits : au point de vue physique, le possible se confond avec le réel et l’enfant ne cherche pas à graduer les hypothèses selon l’ordre des probabilités ; au point de vue logique, la juxtaposition se confond avec l’implication et l’enfant ne cherche pas à lier ses affirmations successives suivant une progression logique quelconque : l’histoire ne forme, pas un tout, du point de vue de la logique adulte.

En ce qui concerne la probabilité des événements, il n’y a évidemment aucune impossibilité radicale à ce que, dans l’histoire du petit cochon et des pommes, par exemple, le propriétaire vienne remettre les pommes en place, après que le cochon les a renversées, et en le laissant libre de recommencer. Mais il est beaucoup plus probable que le cochon ne renverse les pommes qu’à la fin seulement de l’histoire. Assurément cette probabilité est complexe. Elle tient en partie au fait que nous savons que les histoires sans paroles, tirées de journaux amusants, doivent toujours finir sur un événement marquant. Mais elle tient aussi au fait qu’un propriétaire de pommes, voyant son bien menacé par un animal, ne va pas remettre les choses en place pour le seul plaisir de laisser l’animal recommencer son jeu. C’est ainsi qu’à propos de chaque classement des petits, nous pourrions montrer que l’enfant a choisi au hasard sa solution, sans se préoccuper en rien de ce qui nous paraît le plus probable. Le problème ne se pose même jamais pour l’enfant.

On pourrait, il est vrai, supposer qu’il y a bien jugement de probabilité, mais faisant appel à d’autres critères que les nôtres. Par exemple, l’enfant cherche peut-être non l’histoire la plus réelle, mais l’histoire la plus amusante pour lui ; de ce point de vue des valeurs du jeu, il est peut-être plus probable que le propriétaire des pommes remette les choses en place, plutôt que d’interrompre le cochon dans son activité ? Mais l’attitude de l’enfant montre qu’il ne cherche même pas cette probabilité-là. L’enfant, dès son observation initiale des images, où dès le moment où il les a classées au hasard, considère l’ordre donné ou l’ordre trouvé comme certain, à cause de sa capacité syncrétique à se faire une vision d’ensemble qui satisfasse aussitôt. C’est après cela seulement que l’enfant cherche à justifier l’ordre qu’il a suivi. On voit ainsi que la vision syncrétique est la négation de toute évaluation de probabilité. L’enfant ne se dit pas « voici trois classements possibles. Lequel est le plus probable, soit au point de vue du réel soit au point de vue du jeu ? ». Il se borne à concevoir le premier ordre venu et à le considérer aussitôt comme le seul ordre possible. C’est en ce sens que, avant 7 ou 8 ans, le possible se confond avec le réel et que le jugement de probabilité est absent.

On peut rapprocher cette observation de faits relevés à propos de la représentation du monde chez l’enfant, et suivant lesquels l’enfant, avant 7 et 8 ans, ne conçoit pas la notion de hasard 20. De même que, dans nos images, l’enfant considère comme correct et susceptible de justification n’importe quel ordre donné, de même, dans la nature, l’enfant ne conçoit pas qu’aucun phénomène soit dû au hasard ; il s’essaye à justifier les rencontres les plus fortuites, et ses questions mêmes prouvent sa tendance à éliminer le hasard (p. ex. un enfant de 6 ½ ans demande pourquoi il y a deux Salève et non deux Cervin, etc.)

Mais l’ordre suivi par l’enfant ne pèche pas seulement par défaut de sens des probabilités : il est incohérent au point de vue logique. Il convient d’analyser ce second aspect des réponses obtenues.

Quelles sont, chez l’adulte, les conditions logiques d’un récit ? Il faut, en premier lieu, que le récit ait une signification, c’est-à-dire qu’il nous apprenne quelque chose, qu’il converge vers une action unique, laquelle frappe par ses conséquences ou la leçon qui s’en dégage. Il faut donc, en second lieu, que le récit forme un tout et que les parties du récit soient fonction de ce tout : il convient ainsi d’éliminer les actions inutiles, les hors-d’œuvre, dans la mesure où ils ne rentrent pas dans ce tout. En troisième lieu, il faut une mise en série des événements, fondée sur l’ordre chronologique (descendre des causes aux effets ou remonter des effets aux causes), ou l’ordre pédagogique, ou l’ordre déductif, etc. D’ailleurs, peu importe l’ordre, pourvu qu’il y en ait un qui domine l’ensemble.

Or ce sont précisément ces caractères qui manquent aux récits des petits avant 7-8 ans. Ces récits n’ont pas de sens : ils nous narrent une suite d’événements sans aucune signification générale. Par exemple, pour Gau, le « voleur volé » commence par se faire renverser par une chèvre, puis termine en vendant des œufs et en se promenant un jour de congé, sans qu’on voie aucun rapport entre l’un et l’autre de ces épisodes. Ces récits ne forment donc aucun tout, du point de vue de l’adulte : ils pourraient être raccourcis ou allongés indéfiniment, sans rien perdre de leur caractère. C’est même là ce qui est même le plus frappant au premier abord : l’enfant n’élimine en rien les hors-d’œuvre ; par le fait même que son récit ne forme pas un tout, il juxtapose pêle-mêle les circonstances les plus contingentes et les plus inutiles au récit. Ainsi, pour ne pas multiplier les exemples, dans le récit du voleur volé fait par Gau, le fait que le monsieur aille vendre des œufs et se promène après besogne faite est complètement inutile à l’épisode de la chèvre si celui-ci est central, et vice-versa. L’enfant n’entre pas dans ces considérations et met tout sur le même plan.

Assurément, ces exigences d’économie du récit tiennent, chez nous, au fait que nous connaissons les habitudes du dessinateur : celui-ci ne figure que l’indispensable. L’enfant peut ignorer cela. Mais s’il est si peu exigeant en fait de construction des récits, ce n’est pas seulement faute de connaître ces usages, c’est surtout faute de capacité synthétique. À cet égard tous les faits concordent dans tous les domaines de l’activité enfantine, avant 7 et 8 ans, sans qu’il soit besoin d’insister davantage sur ces circonstances bien connues.

Venons-en donc à l’ordre suivi par l’enfant. Tout d’abord cet ordre n’est pas causal ou chronologique, car, si l’enfant dispose dans le temps les événements qu’il raconte, il pourrait les y disposer tout autrement. Les épisodes racontés par l’enfant ne sont ni causes ni conséquences les uns des autres. Ils se succèdent simplement et pourraient se succéder de n’importe quelle autre manière. Ensuite, cet ordre n’est naturellement pas pédagogique, en ce sens que l’enfant ne prend jamais la peine de raconter en premier lieu ce qui peut rendre intelligible la suite, plutôt que de faire l’inverse. En troisième lieu, cet ordre n’est non plus ni inductif ni déductif étant donné l’absence de relations que nous venons de noter.

La preuve de tout cela est que, avant 7 et 8 ans, l’enfant ne cherche jamais à justifier par des raisons logiques l’ordre qu’il a suivi. Si l’on oppose à l’enfant un ordre différent du sien, et qu’on lui demande de choisir et de motiver son choix, il est désemparé. Il dit qu’il ne sait pas. Ou bien il réinvente une histoire analogue à la première. Ou enfin il dit « C’est plus joli », « C’est plus juste à raconter », etc. Au contraire, après 7-8 ans, l’enfant trouve des justifications logiques. Voici des exemples.

Nad (8 ans) place les images du « voleur volé » dans l’ordre : 1, 2, 4, 3 et raconte l’histoire suivante : « Un homme, qui avait vu des œufs dans une corbeille, les met derrière son dos. Quand il a voulu mettre les mains derrière son dos, voilà que les œufs se cassaient. La chèvre est venue, elle lui a donné un coup de tête dans le dos. » Nous plaçons alors les cartes dans l’ordre correct. « Est-ce que c’est mieux ou pas ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce qu’on voit quand la chèvre donne un coup de tête et après tous les œufs se cassent. »

Pil (8 ; 11) met les images du « voleur de pommes » dans l’ordre : 1, 3, 4, 2, 5, 6, 7, 8, 9, 10. Mais, il s’aperçoit spontanément de son erreur, arrange correctement les cartes et dit : « Je me suis rudement trompé, parce quand il réfléchissait (image 2), il y avait encore des pommes sur l’arbre. »

On voit nettement, dans l’argumentation de ces enfants, l’apparition des préoccupations d’ordre causal ou chronologique, d’une part, et, d’autre part, du souci de construire un récit formant un tout logique. Ainsi Nad est satisfait du nouvel ordre, parce qu’il lui explique le rôle joué par la chèvre. L’apparition de ces phénomènes vers 8 ans nous permet de juger, par élimination, de ce que doit être l’ordre suivi par les enfants avant 7-8 ans.

Si l’ordre suivi avant 7-8 ans n’est ainsi ni causal, ni pédagogique, ni déductif, quel est-il ? C’est l’ordre marqué par la conjonction « et puis » 21. Vu de l’extérieur cet ordre semble essentiellement subjectif. C’est celui des idées qui surgissent successivement dans l’esprit de l’enfant et qui ne s’y relient que grâce à des relations toutes personnelles. C’est l’ordre du syncrétisme : vision d’ensemble sans objectivité et justification à tout prix des rapports ainsi établis. Mais vu de l’intérieur (par la conscience même de l’enfant), cet ordre est celui du donné, celui de la réalité. Il résulte de l’incapacité à concevoir les choses autrement qu’elles sont données dans l’observation immédiate. Par le fait même que l’enfant ne change rien à l’ordre des cartes qu’on lui présente, ou qu’il les mêle machinalement et considère comme définitif le produit de ce mélange, l’ordre qu’il observe lui semble le seul possible et ce qui nous paraît syncrétisme, vu du dehors, lui paraît objectivité pure, vu du dedans.

La liaison établie par l’enfant entre les images successives pourrait donc s’exprimer par les mots vagues « cela va avec ». L’événement B n’est ni la conséquence, ni la cause, ni la simple suite de l’événement A : il « va avec » A, c’est-à-dire qu’il existe entre les deux une sorte de parenté. Tantôt cette parenté paraît très forte à l’enfant, et alors il l’exprime par une sorte de récit plus ou moins adéquat où entrent pêle-mêle les liaisons de cause, de temps, etc. Tantôt la parenté est plus faible, et alors elle s’exprime par une simple juxtaposition. Cela ne signifie nullement que, dans ce cas, il n’y ait pas liaison : cela signifie seulement que cette liaison est inexprimable. Un peu comme en rêve, lorsque deux tableaux successifs nous paraissent avoir je ne sais quoi de connexe quoiqu’en fait ils soient complètement disparates.

Il est vrai que, lorsque des enfants de moins de 7 ans, inventent eux-mêmes une histoire, il leur arrive d’y mettre plus d’ordre chronologique, causal ou logique, que dans les récits construits à l’occasion de nos images. Mais autre chose est de raconter une suite d’événements observés ou d’inventer de toutes pièces cette suite, que de reconstituer un ordre en partant de tableaux déjà donnés. Les remarques qui précèdent ne visent donc pas à soutenir que l’enfant ignore, avant 7-8 ans, les notions de temps, de cause et d’implication. Elles se bornent à constater que, lors de la reconstitution d’une suite d’événements, l’ordre suivi n’est satisfaisant ni au point de vue causal ni au point de vue logique mais qu’il ressortit à ces liaisons dues aux visions syncrétiques.

§ 14. — Essai d’explication

Les observations que nous venons de faire à propos du test des images en désordre convergent avec une foule de particularités de la pensée de l’enfant avant 7-8 ans. Il convient de se rappeler ces rapprochements possibles si l’on veut expliquer les faits qui précèdent.

Tout d’abord la mémoire des petits, si bien étudiée par M. et Mme Stern, présente certains caractères très proches de l’opération qui consiste à classer les événements successifs d’une histoire. Cela est bien naturel, d’ailleurs, si, avec Janet 22, on considère l’essence de la mémoire comme étant la conduite du « récit ». Comme le dit Stern, l’enfant qui essaye de se remémorer quelque chose attend, en quelque sorte passivement, son souvenir, tandis que l’adulte le cherche. Or la recherche de l’adulte suppose une reconstruction, et par conséquent des classements nombreux et ordonnés. L’enfant au contraire entasse pêle-mêle ses souvenirs et ne les organise pas. Sa mémoire à certains égards est bien plus plastique que la nôtre. Mais elle est moins bonne en ce qu’elle est mal ordonnée. Cette description de la mémoire rappelle ainsi la conduite de nos enfants : ceux-ci restent passifs, au lieu d’être actifs, devant les images à classer, et ils accumulent hypothèses sur hypothèses, plutôt que de chercher un ordre satisfaisant, à la manière des petits qui fabulent et paraissent même mentir, plutôt que d’ordonner leurs souvenirs en récits objectifs.

En second lieu, ce que nous avons observé correspond point pour point avec ce que nous avons décrit jadis dans les récits d’enfants à enfants 23. II est remarquable à cet égard que, dans ces observations si différentes par leur technique, on retrouve dans les deux cas l’âge de 7-8 ans comme étant l’âge où l’enfant renonce à ses interprétations subjectives et à ses liaisons syncrétiques, pour s’essayer aux récits objectifs et à la recherche de l’ordre causal ou logique.

En troisième lieu, les renversements dans l’ordre des tableaux que nous venons de décrire ressemblent de près à ces sortes de renversements apparents de la cause et de l’effet que nous avons décrits ailleurs 24. En outre on a vu constamment la parenté des faits observés ici et des constatations faites à propos des images de Dawid.

Cela dit, demandons-nous comment on peut expliquer cette absence d’ordre ou cet ordre bizarre qui caractérisent les récits de nos enfants. En deux mots l’hypothèse que nous allons soutenir est la suivante. On peut considérer comme le caractère principal de la pensée enfantine, avant 7-8 ans, ce qu’il faut appeler son irréversibilité, c’est-à-dire son incapacité à se soustraire au « courant de la conscience ». Cette irréversibilité explique en premier lieu la difficulté de l’enfant à se débarrasser d’une idée ou d’une vision syncrétique lorsque celles-ci ont apparu dans son esprit. Par là même, et en second lieu, cette irréversibilité explique la difficulté de l’enfant à déduire (p. ex. déduire les conséquences ou les causes d’une image donnée). Enfin, cette irréversibilité explique l’absence d’ordination dans le temps.

En son essence, ce qu’on peut appeler la réversibilité de la pensée adulte consiste en la capacité de remonter le courant de la conscience. Dans la plupart des domaines cette capacité n’existe pas. Ainsi lorsque la conscience a été envahie par un sentiment vif ou une forte passion, il est impossible de revenir à l’état antérieur. On retrouvera bien les sentiments qui ont précédé le sentiment nouveau, mais l’esprit tout entier aura été si complètement altéré et refondu par ce dernier, que même en le refoulant on ne peut plus faire comme s’il n’avait jamais existé. Au contraire, dans le domaine intellectuel cette réversibilité est possible et c’est même ce qui caractérise le mieux l’intelligence. L’intelligence revient à chaque instant sur elle-même. Je me trompe, par exemple, en cherchant à résoudre un problème de mathématiques. Après avoir couvert quelques pages de calcul et serré de près toutes les conséquences de mon hypothèse fausse, je puis déchirer mes pages, et rayer de mon esprit l’hypothèse, pour recommencer à frais nouveaux. Faire une hypothèse, c’est-à-dire, comme l’a bien vu Claparède, « tâtonner », c’est précisément s’engager dans une direction en réservant la possibilité d’un retour en arrière.

Supposons maintenant qu’un esprit primitif ne sache pas revenir ainsi en arrière, ou le sache moins que nous. Sa vision des choses consistera en quelque sorte en une accumulation continue d’éléments d’inégale valeur. Même s’il ne se trompe jamais, ce qui est possible, il ne pourra porter de jugements en dehors de l’instant présent. Il ne pourra, étant donné un tableau actuel qu’il observera avec justesse, reconstituer ce qu’était ce tableau avant l’état présent. Il saura prédire certains événements, si ce tableau lui rappelle des situations antérieurement observées, mais il ne saura remonter le cours du temps pour dire : « Ceci s’est produit parce que cela est arrivé auparavant, car si cela ne s’était pas produit, ceci eût été impossible. » Bref, il pourra établir des liaisons entre tout et tout mais non déduire, c’est-à-dire reconstruire tel événement isolé de son contexte d’ensemble. Telle est donc l’irréversibilité de la pensée : sur le plan de la technique des opérations, elle est une sorte de persévération rendant l’hypothèse impossible et, sur le plan du contenu logique de ces mêmes opérations, elle est une incapacité de déduire. De là au défaut d’ordre on voit qu’il n’y a qu’un pas. Essayons de sérier ces trois moments successifs.

En premier lieu, il est très clair que nos enfants, avant 7-8 ans, ne savent pas revenir en arrière lorsqu’une vision syncrétique a fait irruption dans leur conscience. Nous avons retrouvé, à cet égard, exactement les mêmes phénomènes qu’à propos des images de Dawid 25. Une hypothèse, sitôt apparue dans l’esprit de l’enfant, ne peut plus être écartée. Il n’y a donc pas d’hypothèses réelles, d’« assomptions ». Tout est croyance immédiate. Dans le cas de nos images en désordre le phénomène se présente sous cette forme spéciale : lorsque l’enfant a choisi un ordre donné, il ne peut plus le changer.

Les chiffres sont, à cet égard, très nets. Lorsque l’enfant a terminé son récit, nous mettons les images dans l’ordre correct et nous demandons à l’enfant si cela va mieux et s’il peut raconter l’histoire conformément au nouvel ordre. Or, entre 6 et 7 ans, un grand nombre d’enfants préfèrent encore l’ancien ordre et se refusent à admettre le nouveau. Sur 100 récits, faits d’après le nouvel ordre par les enfants de 6 ans (les cartes étant donc rangées correctement par nous), il y en a 84 dans lesquels les enfants n’ont pas introduit de modification notable, en ce sens que l’enfant n’a pas compris plus de points que précédemment. Plusieurs de ces nouveaux récits sont même entièrement identiques aux premiers, bien qu’ils ne concordent plus avec le classement nouveau des cartes. À partir de 7-8 ans, au contraire, les enfants acceptent le changement et en sentent les avantages. À 7 ans encore, il est vrai, 39 récits sur 100 ne sont pas supérieurs aux premiers. Mais, à 8 ans il n’y en a plus que 15, à 9 ans plus que 11 et à 10 ans plus que 9.

Il est intéressant de noter comment l’enfant s’arrange pour maintenir l’ancien récit et pour le faire concorder avec le nouvel ordre des cartes : l’enfant omet de parler d’une image ; il s’arrête à de petits détails ; il juxtapose les éléments de son premier récit avec les données du nouveau classement ; il justifie en passant son idée ancienne, etc.

Voici un exemple d’un enfant de 6 ans ½ : « Le voleur volé » (ordre : 1, 4, 2, 3) : « Ça c’est un monsieur, il prend des œufs, puis là il a ôté son chapeau, puis là il marche, puis là il tombe sur son chien, puis il perd son chapeau. — Est-ce qu’il l’a déjà perdu ? — Oui. — Est-ce qu’il peut le perdre encore ? — Oui. » Nous plaçons alors les cartes dans l’ordre correct et demandons à l’enfant si cela est plus juste. L’enfant concède que cela peut aller, et fait le récit suivant : « Il prend les œufs. Il marche, il tombe sur son chien. Il perd son chapeau (en 3), puis là (en 4), il perd de nouveau son chapeau ». On voit que l’enfant est resté accroché à son ancienne idée tout en paraissant accepter le nouvel ordre des cartes.

Même lorsque l’enfant commence à savoir justifier l’ordre suivi par lui (et nous avons vu que ces justifications apparaissent vers 7-8 ans), il arrive qu’il continue à éprouver quelque difficulté à changer de point de vue en adoptant le nouvel ordre.

Voici un exemple. Bo (8 ans), classe les images du « tapis » dans l’ordre : 1, 2, 4, 3. Après qu’il a raconté l’histoire nous mettons les images dans l’ordre correct, et nous disons : « Est-ce que ça va mieux ainsi, ou pas ? — Ça irait aussi, parce qu’elle a descendu le tapis (image 3) et après elle a tapé. —  Lequel va le mieux ? — Comme c’était avant, parce qu’ici (image 3) elle le tire (le tapis) en haut parce qu’ici (lorsque l’ordre est correct) on voit pas quand elle le tire en haut. » Bo voit donc bien que l’image 3 peut s’interpréter aussi bien comme la descente que comme la montée du tapis. Mais il préfère cependant son ordre au nôtre et justifie sa préférence en disant qu’il faut que l’on voie le tapis, remonter après qu’il a été battu. Or, il est clair que cette exigence n’est due qu’à une persévération de la première histoire racontée par l’enfant.

Bref, les petits sont incapables de revenir en arrière lorsqu’ils ont choisi un ordre donné. Ils ne savent pas faire d’hypothèses : ils croient de suite l’idée qui leur vient à l’esprit. Vers 7-8 ans, l’enfant commence à savoir renoncer à un classement donné. Mais, avant d’atteindre à cette réversibilité complète de la pensée, il passe encore par une phase où, tout en sachant manier la justification logique, il reste souvent victime de persévérations.

De cette incapacité à faire des hypothèses à l’incapacité de déduire qui est caractéristique de l’irréversibilité de la pensée, il n’y a qu’un pas. En effet, par le fait même que l’esprit ne peut revenir en arrière, il ne peut faire d’hypothèses véritables. Dès lors, le possible (ou plan de l’hypothèse pure) se confond avec le réel (ou plan de l’observation immédiate). Or la déduction se fait nécessairement sur le plan du possible ou de l’hypothèse. La déduction consiste à dire : « Si … (tel phénomène se produit) … alors… (telle conséquence s’ensuit) ». Ainsi, la déduction suppose la réversibilité : déduire, c’est rendre la réalité réversible, c’est descendre ou remonter, à volonté, le cours du temps, c’est établir entre les données des relations réciproques. C’est pourquoi nos enfants de 6 ans ne savent pas tirer un récit correct des images qu’on leur présente dispersées. Ils savent fort bien dire ce que sont les causes et les conséquences de chaque tableau pris à part, car pour cela l’observation quotidienne suffit à elle seule. Ils savent par exemple, dans l’histoire des Coussins, décrire dans le détail les résultats de chacun des gestes qu’ils observent sur les images. Mais pour reconstituer le récit, en liant les tableaux les uns aux autres par un lien de nécessité logique, il faut plus. Il faut savoir faire table rase et essayer de toutes les combinaisons possibles jusqu’au moment où l’on trouve celle qui satisfasse à toutes les conditions. C’est cela à quoi l’enfant ne peut parvenir, parce qu’il ne peut s’abstraire de la réalité, faute de savoir raisonner sur des hypothèses. Il considère, en effet, l’ordre donné comme réel, ou, du moins, s’il s’essaye à une combinaison, il ne la fait que dans des limites minimes. Continuellement, la vision immédiate le gêne et son syncrétisme le pousse à lier ce qui est, sans savoir reconstruire.

De là au troisième moment, c’est-à-dire à l’impossibilité d’un classement des événements dans le temps, il n’y a de nouveau qu’un pas. Il peut sembler bizarre, assurément, de soutenir que l’irréversibilité de la pensée a pour effet une difficulté à l’ordination dans le temps, tandis que la réversibilité de la pensée mènerait à cette ordination. Le temps étant lui-même irréversible, il semblerait que la réversibilité progressive de la pensée dût avoir pour effet d’atténuer et non de renforcer la distinction de l’avant et de l’après. Et il est de fait que les progrès de l’explication, dans les sciences, conduisent en un certain sens à éliminer le temps, puisque la causalité mécanique a pour idéal de concevoir les phénomènes eux-mêmes comme réversibles. Seulement réversible ne signifie pas indépendant du temps. Réversible signifie déroulable dans les deux sens, chaque sens comportant une suite de causes et d’effets sériés dans le temps. Chez les enfants il semble bien qu’il en soit de même. Les formes primitives de liaison sont en quelque sorte indépendantes de l’« avant » et de l’« après ». Par exemple l’enfant déclare vers 4-5 ans que les nuages sont nécessaires à la pluie, ce qui ne signifie pas que les nuages sont une cause précédant la venue de la pluie (la pluie est, en effet, censée sortir du ciel tandis que les nuages sont en fumée) : cela signifie simplement que les nuages « vont avec » la pluie et qu’ils lui sont ainsi nécessaires. Au contraire, avec les progrès de l’explication, la causalité devient série dans le temps.

En ce qui concerne nos enfants on peut se demander jusqu’à quel point la notion de l’« avant » et de l’« après » est acquise, puisque le récit de l’enfant est mal sérié dans le temps. Nous avons fait à cet égard l’expérience suivante, qui nous a été suggérée par M. I. Meyerson. Nous avons présenté aux enfants deux cartons seulement, représentant l’un la cause et l’autre l’effet (par exemple l’un un pâtissier qui joue avec des bouteilles et l’autre les bouteilles cassées), et l’on demande à l’enfant ce qui s’est produit en premier lieu. Présenté sous cette forme le problème a été résolu correctement par tous les enfants de 6 et même de 5 ans. La notion de la succession dans le temps est donc bien acquise.

Mais il faut distinguer le rapport simple entre deux événements et un récit proprement dit, ou, si l’on préfère, la causalité elle-même et la narration des séquences causales. Or, dès qu’il y a reconstitution d’une série d’événements, ou narration d’une histoire, il semble que la distinction entre l’avant et l’après s’atténue singulièrement. Des expériences antérieures nous ont déjà permis d’insister là-dessus. Tel enfant, cherchant à expliquer le mécanisme d’un robinet, déclarera que la manette du robinet est fermée parce que l’eau ne coule pas (au lieu de dire que l’eau ne coule pas parce que la manette est tournée) 26. De même avant 7-8 ans, l’enfant ne saura pas compléter correctement une phrase contenant un « parce que » : il mettra la conséquence là où nous attendions la cause 27. Dans les présentes expériences, l’enfant en arrive à supposer qu’un porc-épic ressorte d’un chien, ou que les pommes repoussent en quelques instants sur un arbre plutôt que d’intervertir l’ordre des cartes.

Dira-t-on que l’enfant a bien la notion de l’« avant » et de l’« après » mais qu’il ne sait pas classer les événements, puisque son récit, quoique mal ordonné, se déroule néanmoins dans le temps ? Ainsi l’enfant qui fait ressortir le porc-épic de la gueule du chien sait bien que celui-là en ressort « après » seulement y être entré, etc. Sans doute, nous venons d’accorder que sur le plan de l’observation les rapports sont déjà bien ordonnés par l’enfant de 6 ans. Ce n’est que sur le plan de la narration qu’ils s’embrouillent à nouveau. Mais, sur ce plan-là, il est impossible de distinguer la notion même du temps de l’application qu’en fait l’enfant à son classement des événements. Comme l’a fort bien dit M. Brunschvicg, le temps n’est pas indépendant des événements : « il n’y a pas de temps avant les événements ; l’existence du temps n’est autre que sa contexture, fondée sur les relations causales que la pensée établit entre les événements » 28.

En réalité, nous trouvons ici une simple application de la « loi du décalage » sur laquelle nous avons insisté ailleurs : l’enfant repasse sur le plan verbal par les mêmes difficultés qu’il a connues auparavant et qu’il a vaincues depuis sur le plan moteur. Autrement dit sur le plan de l’observation concrète (qui, dans le domaine du temps, est en outre le plan du présent, ou du passé et de l’avenir immédiats), l’enfant sait déjà manier les relations temporelles, mais sur le plan verbal (qui, dans le domaine du temps, est de plus le plan du récit ou du passé… et le passé est bien moins réel pour l’enfant que l’avenir !) la mise en série temporelle des événements est encore pleine de difficulté.

En résumé, la difficulté des enfants, avant de 7-8 ans, à résoudre le problème des images en désordre, semble provenir de l’irréversibilité de la pensée du petit enfant. Cette irréversibilité se manifeste tout d’abord par l’incapacité de revenir en arrière lorsqu’une idée ou un schéma syncrétique s’est présenté à l’esprit de l’enfant. Autrement dit l’enfant ne sait pas faire d’hypothèses : il croit tout ce qu’il pense. L’ordre qu’il perçoit dans les événements lui paraît nécessaire, et, s’il s’essaye à concevoir un ordre différent, il est victime de persévérations qui maintiennent l’ordre primitif. Après 7-8 ans, au contraire, l’enfant devient capable de la conduite qui consiste à reculer pour chercher, à frais nouveaux, une nouvelle combinaison. En second lieu, ne sachant pas faire d’hypothèses, l’enfant, avant 7-8 ans, ne sait pas manier la déduction. En effet, toute déduction suppose que l’on raisonne, non pas seulement sur le donné, mais sur le pur possible, et la distinction du possible et du réel n’apparaît que lorsque l’esprit est capable de faire des hypothèses conçues comme vraiment hypothétiques. Dès lors, mis en présence d’événements donnés, l’enfant ne sait pas reconstituer leur filiation par déduction, car, pour ce faire, il lui faudrait envisager l’ensemble des combinaisons possibles, au lieu de s’en tenir à des visions syncrétiques immédiates. En troisième lieu, ne sachant pas déduire, l’enfant, avant 7-8 ans, ne sait pas en donner un récit dans le temps, car une telle ordination suppose que l’on ne se borne pas à juxtaposer les événements, mais que l’on déduise réellement les événements les uns des autres.