L’éducation de la liberté (1944) a 🔗
La sociologie nous apprend que la liberté individuelle est une valeur dont l’apparition a été fort tardive. Les sociétés dites « primitives » reposent presqu’entièrement sur la subordination des jeunes générations aux « Anciens » et sur la soumission générale, des vieux comme des jeunes, à la tradition et à la volonté des ancêtres. Dans les grandes sociétés orientales et les sociétés antiques, qui ont connu le « patriarcat », les fils restaient mineurs tant que vivait le Pater familias. Sur le plan politique les multiples formes de la contrainte sociale ont exercé, durant des siècles et même des millénaires, une variété infinie de pressions intellectuelles, morales et juridiques sur la conscience et la conduite des individus. La vie sociale a bien longtemps réclamé de la personne humaine le conformisme obligatoire et la soumission aveugle et hétéronome.
C’est seulement lorsque la coopération a commencé de l’emporter sur la contrainte que la liberté individuelle est devenue une valeur nécessaire. La coopération c’est l’ensemble des interactions entre individus égaux (par opposition aux interactions entre supérieurs et inférieurs) et différenciés (en opposition avec le conformisme obligatoire). Sociologiquement la coopération s’est organisée en corrélation avec la division du travail social et avec la différenciation psychologique des individus, qui en est résultée. La coopération suppose alors l’autonomie des individus, c’est-à -dire la liberté de pensée, la liberté morale et la liberté politique.
Mais il faut bien comprendre que la liberté, née à la coopération, n’est pas l’a-nomie ou l’anarchie : elle est l’autonomie ; c’est-à -dire la soumission de l’individu à une discipline qu’il choisit lui-même et à la constitution de laquelle il collabore avec toute sa personnalité.
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Cela étant, l’éducation de la liberté suppose d’abord une éducation de l’intelligence et plus spécialement de la raison.
N’est pas libre l’individu qui est soumis à la contrainte de la tradition ou de l’opinion régnante, qui se soumet d’avance à tout décret de l’autorité sociale et demeure incapable de penser par lui-même. N’est pas libre non plus l’individu dont l’anarchie intérieure l’empêche de penser et qui, dominé par son imagination ou sa fantaisie subjective, par ses instincts et son affectivité, est ballotté entre toutes les tendances contradictoires de son moi et de son inconscient. Est libre, par contre, l’individu qui sait juger, et dont l’esprit critique, le sens de l’expérience et le besoin de cohérence logique se mettent au service d’une raison autonome, commune à tous les individus et ne dépendant d’aucune autorité extérieure.
Or, la vie scolaire traditionnelle prépare trop peu à cette liberté intellectuelle, parce qu’elle est trop souvent dominée par une sorte d’autocratie ou de monarchie absolue, qui se donne presque parfois pour une monarchie de droit divin. Le maître d’école, qui ne lutte pas lui-même contre cette tendance spontanée (tendance qui émane des élèves autant que de son propre comportement) risque d’être le symbole du savoir et de la Vérité toute faite, de l’autorité intellectuelle et de la tradition des « Anciens ».
Il faut apprendre aux élèves à penser, et il est impossible d’apprendre à penser sous un régime d’autorité. Penser, c’est chercher par soi-même, c’est critiquer librement et c’est démontrer de façon autonome. La pensée suppose donc le libre jeu des fonctions intellectuelles, et non pas le travail sous contrainte et la répétition verbale.
Or, les récentes recherches que nous avons pu poursuivre en psychologie de l’enfant montrent que les petits ne possèdent nullement la logique de façon innée, et même bien moins encore que l’on ne pouvait supposer. On en peut fournir des preuves abondantes. À 8-9 ans encore si l’on fait constater aux enfants l’égalité de poids de deux barres de laiton A et B, de mêmes formes et dimensions, puis l’égalité de poids de la barre B avec un morceau de plomb C, qu’ils s’attendaient à trouver plus lourd, ils ne concluront pas des égalités A = B et B = C à l’égalité A = C, mais s’attendront à nouveau à quelque chose comme A < C 1. De même, jusque vers 7 ans, l’enfant constatant par transvasements réels que les quantités de liquide contenues dans deux vases A et B de forme différente sont égales, puis ensuite que les quantités contenues dans deux vases (eux aussi de forme différente) B et C, n’en conclura pas à l’égalité A = C, mais demandera à faire le transvasement pour pouvoir décider 2. Vers 7 ans également et souvent plus tard encore, les enfants ne sont pas sûrs (en moyenne) que si Paul a deux frères, chacun de ses frères en a deux aussi 3, etc., etc. En outre, si l’on étudie, par simple observation et non plus par expérimentation, le développement des justifications, preuves ou démonstrations dans le langage spontané des enfants, on s’aperçoit que les petits n’ont aucun intérêt pour la recherche des preuves ou justifications logiques : ils croient d’emblée ce qu’ils pensent et témoignent d’une grande maladresse dans les discussions si un contradicteur leur demande leurs raisons. Ce ne sont que les grands, et principalement sous l’influence de la critique mutuelle, qui commencent à sentir le besoin de chercher des preuves à ce qu’ils avancent.
Étant donné ces faits, il va de soi qu’une éducation de la pensée, de la raison et de la logique elle-même est nécessaire et que c’en est la première condition de l’éducation de la liberté. Il ne suffit pas de remplir la mémoire de connaissances utiles pour faire des hommes libres : il faut former des intelligences actives.
Or, la condition sine qua non de cette formation est l’épanouissement de l’activité des élèves à l’école même. Il faut que l’écolier fasse des recherches par lui-même, puisse expérimenter, lire et discuter avec une part d’initiative suffisante et n’agisse pas simplement sur commande. Certaines branches de l’enseignement ne s’en porteraient d’ailleurs que mieux : on apprend beaucoup mieux à manier sa langue maternelle en faisant des travaux personnels qu’en mémorisant la grammaire, et il y aurait beaucoup plus d’élèves qui comprendraient les mathématiques s’ils pouvaient expérimenter sur des problèmes réels (de physique élémentaire, de géométrie concrète et liée à des constructions matérielles) comme ont fait les sciences elles-mêmes en Égypte et dans l’Orient avant que les Grecs aient découvert la déduction abstraite. Et, sur le plan abstrait, on apprendrait peut-être beaucoup mieux aux grands à manier la raison en les laissant découvrir les démonstrations logiques qu’en les leur apprenant.
Mais cette éducation de la liberté intellectuelle suppose la coopération et la recherche en commun. Les rapports existant entre l’élève et le maître sont insuffisants à ce point de vue puisque le Maître = l’Autorité. Il est indispensable que les élèves puissent travailler en commun et discuter librement à certaines heures de la journée si l’on veut éduquer l’esprit critique et le sens des preuves. Il faut une vie sociale spontanée à l’école même, sinon l’élève individuel n’aura plus le choix qu’entre la soumission à l’autorité et l’anarchie individuelle, les deux écueils de la vraie liberté.
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Ceci nous conduit au problème de la liberté morale ou sociale.
Dans l’éducation traditionnelle, l’enfant est soumis, pendant la majeure partie de la journée, soit à l’autorité des parents qui lui imposent consignes et devoirs, soit à l’autorité du maître qui le discipline par d’autres consignes et de nouveaux devoirs. Il s’ensuit une morale d’obéissance ou d’hétéronomie, qui, si elle était prise à la lettre, conduirait au conformisme social le plus rigoureux. Le reste de son temps, l’enfant s’échappe, en réalité ou en imagination, pour se construire un monde à lui qui, s’il l’emportait, le conduirait à la rêverie solitaire ou à l’égocentrisme anarchique.
Mais il y a la vie, et, dans la vie, il y a les camarades et les rapports sociaux entre enfants. Or, ces rapports sont extrêmement intéressants à étudier. On constate, par exemple, que certains jeux collectifs des garçons supposent une discipline librement consentie, qui n’est nullement imposée par l’adulte mais construite par les enfants eux-mêmes. C’est ainsi que le jeu de billes (Marmelspiel), qui demeure spécifiquement enfantin puisque, dans notre pays au moins, les adultes ne jouent plus aux billes, suppose un ensemble de règles très compliquées qui se transmettent fidèlement de génération en génération comme toutes les institutions sociales. Il implique surtout une morale du jeu, qui exclut la tricherie et impose le fair-play, et qui développe tout un esprit de camaraderie et de solidarité, source de valeurs nouvelles, non imposées d’en haut mais créées par coopération.
Or, c’est dans cette atmosphère de coopération que se développe l’autonomie par opposition à la fois à l’obéissance hétéronome et à l’anarchie. Pour les petits, il est vrai, la règle du jeu transmise par les aînés est encore sacrée et intangible, tandis que pour les grands elle peut être en partie modifiée et interprétée, mais par consentement mutuel et décision commune. C’est l’éducation de la liberté dans la discipline autonome qui se fait ainsi dans le jeu collectif, les sports, le scoutisme et, de manière générale, dans la vie sociale entre égaux 4.
Pourquoi donc l’école ne profiterait-elle pas de ces possibilités, que révèle l’étude psychologique du développement moral et social des enfants ? Ici encore, cela dépend avant tout de l’attitude du maître. Veut-il jouer un rôle d’autocrate et transformer la classe en une monarchie absolue ou parfois même en une sorte de théocratie morale ? Il en a le pouvoir. Mais veut-il préparer des citoyens à la fois libres et capables de discipline intérieure (par opposition à la soumission externe et simplement conformiste) ? Il lui faut alors s’inspirer d’un idéal démocratique dès l’école même, et non pas en paroles et en « leçons », mais en pratique et dans la vie réelle de la classe.
Or, il y a longtemps déjà que deux sortes de méthodes ont cherché à utiliser la vie sociale des enfants entre eux dans l’éducation à la fois intellectuelle et morale des écoliers : c’est la méthode du « travail par équipes » et celle du « self-government » 5.
La méthode du travail par équipes consiste en une organisation de travaux en commun. Un certain nombre (quatre ou cinq par exemple) se mettent ensemble pour résoudre un problème, pour recueillir la documentation d’un sujet d’histoire ou de géographie, pour faire une expérience de chimie ou de physique, etc. Or, l’expérience montre que les faibles et les paresseux, loin d’être abandonnés à leur sort, sont alors stimulés et même obligés par l’équipe, tandis que les forts apprennent à expliquer et à diriger, mieux qu’ils ne le feraient s’ils restaient à l’état de travailleurs solitaires. Outre le bénéfice intellectuel de la critique mutuelle et de l’apprentissage, de la discussion et de la vérification, il s’acquiert ainsi un sens de la liberté et de la responsabilité réunies, de l’autonomie dans la discipline librement établie.
La méthode du self-government consiste de son côté à attribuer aux élèves une part de responsabilité dans la discipline scolaire. L’application très souple et pouvant aller [de] la simple attribution par le maître de fonctions limitées à certains élèves (surveillances diverses relatives aux locaux, aux vestiaires, bibliothèques, etc.) à une autonomie réelle en classe (organisation de la discipline par les élèves, jugement par eux-mêmes des cas de fraude et de tricherie, etc.) ou dans les activités parascolaires (organisation de coopératives scolaires, de clubs de lecture ou de sport, etc.) la méthode a donné lieu à une série d’applications diverses et à des études bien connues de tous.
De tels enseignements ne peuvent nous laisser indifférents pour la formation de citoyens libres en une saine démocratie. Leur résultat, partout où les essais ont été poursuivis sérieusement, a été de renforcer à la fois l’esprit de communauté et le sens de la liberté responsable. Il est très intéressant, en particulier, de noter que certains États totalitaires ont si bien vu les avantages de quelques-uns de ces procédés éducatifs qu’ils en ont utilisé certains aspects pour le renforcement des mouvements de jeunesse. Il serait assurément regrettable que la plus vieille des démocraties ne comprenne pas tout le parti que l’on en peut tirer — et d’une manière bien plus directe encore — pour l’éducation de la liberté et de l’esprit démocratique lui-même.