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L’Heure de l’impatience (mars 1952)a

Ce n’est pas un pamphlétaire irresponsable, c’est un homme politique avisé et mieux averti que quiconque, Paul-Henri Spaak en l’occurrence, qui s’écriait naguère dans l’hémicycle de Strasbourg : « L’Europe vit, depuis des années, de la peur des Russes et de la charité des Américains ! »

Traduisons, maintenant, ce cri d’alarme en chiffres dûment vérifiés. Cela donne, en millions d’habitants : « 320 vivent depuis des années dans la peur de 210 et de la charité de 150. »

On souhaite qu’une telle constatation apparaisse plus choquante encore que surprenante. Le paradoxe qu’elle éclaire si crûment s’explique d’ailleurs par des raisons connues de chacun. Tout d’abord, les Européens refusent de se croire aussi nombreux qu’ils sont, parce qu’ils n’ont pas encore pris l’habitude de se sentir Européens. Au lieu d’un bloc à peu près aussi grand que les deux autres additionnés, voici donc vingt petits pays, dont pas un seul n’est à l’échelle du siècle.

Il semble évident que leur union renverserait d’un coup la situation. Tout les y pousse : la logique de l’Histoire comme le calcul de leurs vrais intérêts, les nécessités de leur défense comme celles de leur vie culturelle, le passé comme l’avenir, la raison comme les rêves. Qu’est-ce qui les retient ? Une sorte de myopie de la mémoire et du jugement.

Ils tirent prétexte de leurs traditions, parlent d’ennemis héréditaires, mais ils oublient que leurs nationalismes ne remontent qu’au siècle dernier, et qu’ils ont deux-mille ans d’usage commun d’un héritage que le reste de la Terre jalouse.

Ils tirent prétexte des intérêts à court terme de leurs États, mais ils oublient qu’ils forment un seul corps, et qu’il est fou d’essayer de sauver un seul organe au détriment des autres. Le cœur ni le poumon ne vivraient isolés, et leur santé dépend d’une bonne circulation.

Enfin, rien n’est plus clair au monde que la nécessité de notre union, rien n’est moins contesté et cependant, comme il arrive parfois dans les cauchemars, rien ne peut avancer, tout s’entrave. Cette lenteur insensée, angoissante, durera jusqu’au réveil qu’il s’agit de provoquer.

Europe, jadis, fut enlevée à l’Asie par une fougueuse divinité de l’Occident : Jupiter changé en Taureau. On nous dit qu’Europe, aujourd’hui, risque à nouveau d’être séduite, cette fois-ci par un Ours, ou par un Aigle. Craignons plutôt le prudent idéal de certains députés de Strasbourg : l’enlèvement d’Europe par un escargot !

La prudence a montré ce qu’elle savait faire. Si l’on veut que l’Europe survive, l’heure est venue de l’impatience créatrice. Je n’imagine pas de meilleur mot d’ordre pour une Campagne européenne de la jeunesse.