Tableau du phénomène courtois (janvier 1956)a
Revenant après de longues années sur les problèmes soulevés par L’Amour et l’Occident1, j’éprouve le besoin de rassembler ici tout un faisceau d’observations nouvelles. Le lecteur va juger si elles infirment ou si au contraire elles élargissent pour mieux l’asseoir ma thèse originelle, que je réitère, sur la liaison profonde entre la cortezia et l’atmosphère religieuse du catharisme.
Je n’indiquais que par analogies la nature des relations possibles entre une mystique, une conception religieuse, ou simplement une théorie de l’homme — et une forme lyrique déterminée. (Rapports entre le soufisme et la poésie courtoise des Arabes ; influence de Freud sur l’école surréaliste.) Les polémiques parfois fort vives provoquées par ma thèse, plus ou moins bien comprise2, les découvertes multipliées depuis quinze ans par des spécialistes, de l’amour courtois, du catharisme et du manichéisme, et peut-être l’expérience vécue autant que de nouvelles recherches personnelles, tout cela m’amène aujourd’hui à une conception de la cortezia à peine moins « historique » que celle que j’esquissais alors, mais sans doute plus psychologique.
Je rappelais la relation de fait (lieux et dates remarquablement identiques) entre cathares et troubadours. Je me risquais à dire : il y a là quelque chose, et l’absence de rapports entre ces gens me paraîtrait plus étonnante encore que n’importe quelle hypothèse, « sérieuse » ou non, sur la nature de ces rapports. Mais je me gardais de démontrer le détail précis des influences à la manière de beaucoup d’historiens pour qui le réel n’est défini que par des documents écrits. J’irai maintenant un peu plus loin, mais dans mon sens, non dans le leur. Je ne prétends pas fonder sur pièces une de ces solutions textuelles et « scientifiques » après quoi, comme [p. 17] le dit Jaspers, « la question ne s’arrête plus devant le mystère et perd stupidement son existence dans la réponse ». Je voudrais au contraire approfondir, tout en la précisant autant qu’il est possible, la problématique de l’amour courtois — parce que je la crois vitale pour l’Occident moderne, et pour notre conduite morale et religieuse.
Je vais donc poser quelques faits, comme un piège. J’éviterai à la fois d’indiquer des relations de cause à effet, et de formuler expressément des conclusions que l’on pourrait citer hors du contexte — accords sans clé — et sur lesquelles critiques et lecteurs trop pressés se jetteraient en criant : « Des preuves ! » ou « Comme c’est vrai ! »
1. La révolution psychique du xiie siècle
Une hérésie néo-manichéenne, venue du Proche-Orient par l’Arménie et la Bulgarie bogomile, celle des « bonshommes » ou cathares, ascètes condamnant le mariage, mais fondant une « Église d’Amour », opposée à l’Église de Rome3, envahit rapidement la France, de Reims à Toulouse et de l’Italie jusqu’à l’Espagne, pour rayonner de là sur toute l’Europe.
Dans le même temps, d’autres mouvements hétérodoxes agitent le peuple et le clergé. Opposant aux prélats ambitieux et aux pompes sacrales de l’Église un spiritualisme épuré, ils aboutissent parfois, plus ou moins consciemment, à des doctrines naturalistes et même matérialistes avant la lettre. Le « qui veut faire l’ange fait la bête » semble illustré par leurs excès ; mais ceux-ci traduisent bien plutôt la nature révolutionnaire des problèmes qui surgissent dans l’époque, l’inordinatio profonde du siècle, dont les plus grands saints et les plus grands docteurs subissent et souffrent la passion au moins autant qu’ils ne parviennent à la transmuer en vertus et en vérités théologiques. Saint Bernard de Clairvaux et Abélard sont les pôles de ce drame dans l’Église, et au niveau de la spéculation. Mais hors de l’Église, dans ses marges, dans le peuple auquel ces disputes paraissent lointaines ou incompréhensibles, les oscillations s’amplifient. D’Henri de Lausanne et Pierre de Bruys jusqu’à un Amaury de Bène et aux frères ortliebiens de Strasbourg, tous condamnent le mariage, — que par ailleurs, le pape-moine Grégoire VII vient d’interdire aux prêtres. En revanche, beaucoup professent que l’homme étant divin, rien de ce qu’il fait avec son corps — cette part du diable — ne saurait engager le salut de son âme : « Point de péché au-dessous du nombril ! » précise un évêque dualiste, excusant ainsi la licence favorisée ou tolérée par plusieurs sectes.
Une forme toute nouvelle de poésie naît dans le Midi de la France, patrie cathare : elle célèbre la Dame des pensées, l’idée platonicienne du principe féminin, le culte de l’Amour contre le mariage, en même temps que la chasteté.
[p. 18] Saint Bernard de Clairvaux se met en campagne pour combattre le catharisme, fonde un ordre ascétique orthodoxe, face à celui des « bonshommes » ou Parfaits, puis oppose à la cortezia la mystique de l’Amour divin.
De nombreux commentaires du Cantique des Cantiques sont écrits pour les nonnes des premiers couvents de femmes, de l’abbaye de Fontevrault si proche du premier troubadour — c’est le comte Guillaume de Poitiers — jusqu’au Paraclet d’Héloïse. Cette mystique épithalamique se retrouve à la fois chez Bernard de Clairvaux, Hughes de Saint-Victor et Abélard lui-même.
Héloïse et Abélard vivent d’abord, puis publient largement en poèmes courtois et en lettres, le premier grand roman d’amour-passion de notre histoire.
Jaufré Rudel va mourir dans les bras de la comtesse de Tripoli, « princesse lointaine » qu’il aime sans l’avoir jamais vue.
Et Joachim de Flore annonce que l’Esprit saint, dont l’ère est imminente, s’incarnera dans une Femme.
Tout cela se passe dans la réalité, ou dans les imaginations qui la conforment, aux lieux et au temps où se nouent la légende et le mythe de la passion mortelle : Tristan.
À cette montée puissante et comme universelle de l’Amour et du culte de la Femme idéalisée, l’Église et le clergé ne pouvaient manquer d’opposer une croyance et un culte qui répondissent au même désir profond, surgi de l’âme collective. Il fallait « convertir » ce désir, tout en se laissant porter par lui, mais comme pour mieux le capter dans le courant puissant de l’orthodoxie4. De là les tentatives multipliées, dès le début du xiie siècle, pour instituer un culte de la Vierge. Marie reçoit généralement, dès cette époque, le titre de regina coeli, et c’est en Reine désormais que l’art va la représenter. À la « Dame des Pensées » de la cortezia, on substituera « Notre Dame ». Et les ordres monastiques qui apparaissent alors sont des répliques aux ordres chevaleresques : le moine est « chevalier de Marie ». En 1140, à Lyon, les chanoines établissent une fête de l’Immaculée Conception de Notre-Dame. Saint Bernard de Clairvaux eut beau protester dans une lettre fameuse contre « cette fête nouvelle que l’usage de l’Église ignore, que la raison n’approuve pas, que la tradition n’autorise point… et qui introduit la nouveauté, sœur de la superstition, fille de l’inconstance ». Et saint Thomas, au siècle suivant, eut beau écrire de la manière la plus précise : « Si Marie eût été conçue sans péché, elle n’aurait pas eu besoin d’être rachetée par Jésus-Christ. » Le culte de la Vierge répondait à une nécessité d’ordre vital pour l’Église menacée et entraînée… La papauté, plusieurs siècles plus tard, ne put que sanctionner un sentiment qui n’avait pas attendu le dogme pour triompher dans tous les arts.
[p. 19] Enfin, voici un dernier trait dont on verra qu’il est tout impossible de le rattacher latéralement aux précédents. C’est au xiie siècle que s’atteste en Europe une modification radicale du jeu d’échecs, originaire de l’Inde. Au lieu des quatre rois qui dominaient le jeu primitif, on voit la Dame (ou Reine) prendre le pas sur toutes les pièces, sauf le Roi, celui-ci se trouvant d’ailleurs réduit à sa moindre puissance d’action réelle, tout en demeurant l’enjeu final et le personnage sacré.
2. Œdipe et les dieux
Freud désigne du nom d’Œdipe le complexe composé dans l’inconscient par l’agressivité du fils contre le père (obstacle à l’amour pour la mère) et par le sentiment de culpabilité qui en résulte. Le poids de l’autorité patriarcale réduit le fils au conformisme social et moral ; le poids de l’interdit lié à la mère (donc au principe féminin) inhibe l’amour : tout ce qui touche à la femme reste « impur ». Ce complexe de sentiments œdipiens est d’autant plus contraignant que la structure sociale est plus solide, la puissance du père plus assurée, et le dieu dont le père tient ses pouvoirs plus révéré.
Imaginons maintenant un état de la société où le principe de cohésion se relâche ; où la puissance économique détenue par le père se voit divisée ; où la puissance divine se divise elle-même, soit en une pluralité de dieux, comme en Grèce, soit en un couple dieu-déesse, comme en Égypte, soit enfin comme dans le manichéisme, en un Dieu bon qui est pur esprit et un démiurge qui domine la matière et la chair. La compulsion qui créait le complexe œdipien faiblit d’autant. La haine pour le père se concentre sur le démiurge et sur son œuvre : matière, chair, sexualité procréatrice, — tandis qu’un sentiment d’adoration purifiée peut se porter sur le Dieu-Esprit. En même temps, l’amour pour la femme se trouve partiellement libéré : il peut s’avouer sous la forme d’un culte rendu à l’archétype divin de la femme, à condition que cette Déesse-Mère ne cesse pas d’être virginale, qu’elle échappe donc à l’interdit maintenu sur la femme de chair. L’union mystique avec cette divinité féminine devient alors une participation à la puissance légitime du Dieu lumineux, un « endieusement », c’est-à-dire littéralement un enthousiasme libérateur unifiant l’être, le « consolant »5.
3. Une illustration
Au xiie siècle, l’on assiste dans le Midi de la France à un relâchement notable du lien féodal et patriarcal (partage égal des domaines entre tous les fils, ou « pariage », d’où perte d’autorité du suzerain) ; à une sorte de pré-Renaissance individualiste ; à l’invasion d’une religion dualiste ; enfin, à cette montée puissante du culte de l’Amour, dont je viens de rappeler les manifestations.
Nous voici donc devant une réalisation (ou épiphanie dans l’Histoire) du phénomène que nous venons d’imaginer au paragraphe précédent.
[p. 20] Si nous cherchons à nous représenter la situation psychique et éthique de l’homme en ce temps-là, nous constatons d’abord qu’il se trouve impliqué bon gré mal gré dans la lutte qui divise profondément la société, les pouvoirs, les familles, et les individus eux-mêmes : celle qui oppose l’hérésie partout présente et l’orthodoxie romaine battue en brèche. Du côté cathare, le mariage et la sexualité sont condamnés sans rémission par les Parfaits ou « consolés », mais demeurent tolérés dans le cas des simples croyants, c’est-à-dire de l’immense majorité des hérétiques. Du côté catholique, le mariage est tenu pour sacrement, cependant qu’il repose en fait sur des bases d’intérêt matériel et social, et se voit imposé aux époux sans qu’il soit tenu compte de leurs sentiments.
En même temps, le relâchement de l’autorité et des pouvoirs ménage, comme nous l’avons vu, une possibilité nouvelle d’admettre la femme, mais sous le couvert d’une idéalisation, voire d’une divinisation du principe féminin. Ce qui ne peut qu’aviver la contradiction entre les idéaux (eux-mêmes en conflit !) et la réalité vécue. La psyché et la sensualité naturelles se débattent entre ces attaques convergentes, ces condamnations antithétiques, ces contraintes théoriques et pratiques, ces libertés très obscurément pressenties dans leur fascinante nouveauté…
C’est au cœur de cette situation inextricable, c’est comme une résultante de tant de confusions qui devaient s’y nouer, qu’apparaît la cortezia, « religion » littéraire de l’Amour chaste, de la femme idéalisée, avec sa « pitié » particulière, la joy d’amors, ses « rites » précis, la rhétorique des troubadours, sa morale de l’hommage et du service, sa « théologie » et ses disputes théologiques, ses « initiés », les troubadours, et ses « croyants », le grand public cultivé ou non, qui écoute les troubadours et fait leur gloire mondaine dans toute l’Europe. Or nous voyons cette religion de l’amour ennoblissant célébrée par les mêmes hommes qui persistent à tenir la sexualité pour « vilaine » ; et nous voyons souvent dans le même poète un adorateur enthousiaste de la Dame, qu’il exalte, et un contempteur de la femme, qu’il rabaisse : qu’on se rappelle seulement les vers d’un Marcabru ou d’un Rambaut d’Orange.
Chose curieuse, les troubadours chez lesquels nous constatons cette contradiction, ne s’en plaignent pas ! On dirait qu’ils ont trouvé le secret d’une conciliation vivante des inconciliables. Ils semblent refléter, mais en la surmontant, la division des consciences (elle-même productrice de mauvaise conscience) dans la grande masse d’une société partagée non seulement entre la chair et l’esprit, mais encore entre l’hérésie et l’orthodoxie, et au sein même de l’hérésie, entre l’exigence des Parfaits et la vie réelle des Croyants…
Citons-là-dessus l’un des plus sensibles interprètes modernes de la cortezia, René Nelli :
Presque toutes les dames du Carcassès, du Toulousain, du Foix, de l’Albigeois étaient « croyantes » et savaient — bien qu’elles fussent mariées — que le mariage était condamné par leur Église. Beaucoup de troubadours — cela n’est pas douteux — étaient cathares ou, du moins, très au courant des idées qui étaient dans l’air depuis deux-cents ans. Dans tous les cas, [p. 21] ils chantaient pour des châtelaines dont il fallait apaiser par des chansons la mauvaise conscience, et qui leur demandaient non pas tant une illusion d’amour sincère qu’un antipode spirituel au mariage où elles avaient été contraintes.
Le même auteur ajoute qu’à son avis, « il n’est pas question de voir dans la chasteté, ainsi feinte, une habitude réelle ni un reflet des mœurs », mais seulement « un hommage ‟religieux” (et formaliste) rendu par l’imperfection à la perfection », c’est-à-dire par les troubadours et par les croyants inquiets à la morale des Parfaits.
Mais enfin, dit le sceptique d’aujourd’hui, que peut bien signifier au concret cette « chasteté » prônée par des jongleurs ? Et comment expliquer le succès si rapide d’une prétendue morale à ce point ambiguë, dans un Languedoc, une Italie du Nord, une Germanie rhénane, une Europe tout entière enfin, où les passions « religieuses » et la théologie n’occupaient tout de même pas le plus clair de la vie, et n’avaient tout de même pas supprimé toute espèce d’impulsions naturelles ?
Les modernes, en effet, depuis Rousseau, croient qu’il existe une sorte de nature normale, à laquelle la culture et la religion seraient venues surajouter leurs faux problèmes… Cette illusion touchante peut les aider à vivre, mais non pas à comprendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans le savoir, menons nos vies de civilisés dans une confusion proprement insensée de religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; de morales jadis exclusives, mais qui se superposent ou se combinent à l’arrière-plan de nos conduites élémentaires ; de complexes ignorés, mais d’autant plus actifs ; et d’instincts hérités bien moins de quelque nature animale que de coutumes totalement oubliées, devenues traces ou cicatrices mentales tout inconscientes et, de ce fait, aisément confondues avec l’instinct. Elles furent tantôt des artifices cruels, tantôt des rites sacrés ou des gestes magiques, parfois aussi des disciplines profondes élaborées par des mystiques lointaines à la fois dans le temps et dans l’espace.
4. Une technique de la « chasteté »
À partir du vie siècle se répand rapidement dans l’Inde entière, tant hindouiste que bouddhistes une école ou mode religieuse, dont l’influence s’épanouira pendant des siècles.
Du point de vue formel, le tantrisme se présente comme une nouvelle manifestation triomphante du shaktisme. La force secrète (çatki) qui anime le cosmos et soutient les dieux (en premier lieu Shiva et Bouddha)… est fortement personnifiée : c’est la Déesse, Épouse et Mère… Le dynamisme créateur revient à la Déesse… Le culte se concentre autour de ce principe cosmique féminin ; la méditation tient compte de ses « pouvoirs », la délivrance devient possible par la Çatki… Dans certaines sectes tantriques, la femme devient elle-même une chose sacrée, une incarnation de la mère. L’apothéose religieuse de la femme est commune d’ailleurs à tous les courants mystiques du Moyen Âge indien… Le tantrisme est par excellence une technique, bien [p. 22] que fondamentalement il soit une métaphysique et une mystique… La méditation éveille certaines forces occultes qui dorment en chaque homme et qui, une fois éveillées, transforment le corps humain en un corps mystique.6
Il s’agit, par le cérémonial du yoga tantrique, de transcender la condition humaine.
Le tantrisme bouddhique trouve des analogies précises dans le hatha yoga hindou, technique du contrôle du corps et de l’énergie vitale. C’est ainsi que certaines postures (mudras) décrites par le hatha yoga ont pour but « d’utiliser comme moyen de divinisation et ensuite d’intégration, d’unification finale, la fonction par excellence humaine, celle-là même qui détermine le cycle incessant des naissances et des morts, la fonction sexuelle »7.
Ainsi parle Shiva8 : « Pour mes dévots, je vais décrire le geste de l’Éclair (vajroli mudra) qui détruit la Ténèbre du monde et doit être tenu pour le secret des secrets. » Les précisions données par le texte font allusion à une technique de l’acte sexuel sans consommation, car « celui qui garde (ou reprend) sa semence dans son corps, qu’aurait-il à craindre de la mort ? » comme le dit un upanishad.
Dans le tantrisme, la maithuna (union sexuelle cérémonielle) devient un exercice yogique. Mais la plupart des textes qui la décrivent « sont écrits dans un langage intentionnel, secret, obscur, à double sens, dans lequel un état de conscience est exprimé par un terme érotique »9 — ou l’inverse aussi bien. À tel point « qu’on ne peut jamais préciser si maithuna est un acte réel ou simplement une allégorie ». De toute manière, le but est le « suprême grand bonheur… la joie de l’anéantissement du moi ». Et cette « béatitude érotique », obtenue par l’arrêt, non du plaisir, mais de son effet physique, est utilisée comme expérience immédiate pour obtenir l’état nirvanique. « Autrement, nous rappellent les textes, le dévot devient la proie de la triste loi karmique, comme n’importe quel débauché. »
Mais la femme, dans tout cela ? Elle reste objet d’un culte. Considérée comme « source unique de joie et de repos, l’amante synthétise toute la nature féminine, elle est mère, sœur, épouse, fille… elle est le chemin du salut »10. Ainsi le tantrisme apporte cette nouveauté qui consiste à « expérimenter la transsubstantialisation du corps humain à l’aide de l’acte même qui, pour n’importe quel ascétisme, symbolise l’état par excellence du péché et de la mort : l’acte sexuel »11. Mais l’acte est toujours décrit comme étant celui de l’homme. La femme reste passive, impersonnelle, pur principe, sans visage et sans nom.
Une école mystique du tantrisme tardif, le Sahajiyâ,
amplifie [p. 23] l’érotique rituelle jusqu’à des proportions étonnantes… On y accorde une grande importance à toute sorte d’« amour » et le rituel de maithuna apparaît comme le couronnement d’un lent et difficile apprentissage ascétique… Le néophyte doit servir la « femme dévote » pendant les quatre premiers mois, comme un domestique, dormir dans la même chambre qu’elle, puis à ses pieds. Pendant les quatre mois suivants et tout en continuant à la servir comme avant, il dort dans le même lit, du côté gauche. Pendant encore quatre mois, il dormira du côté droit, après ils dormiront enlacés, etc. Tous ces préliminaires ont pour but « l’autonomisation » de la volupté — considérée comme l’unique expérience humaine qui peut réaliser la béatitude nirvanique et la maîtrise des sens, i. e. l’arrêt séminal.12
Des pratiques similaires sont prescrites par le taoïsme, mais en vue de prolonger la jeunesse et la vie en économisant le principe vital, plutôt que de conquérir la liberté spirituelle par la déification du corps. La « chasteté » tantrique consiste donc à faire l’amour sans le faire, à rechercher l’exaltation mystique et la béatitude à travers une Elle qu’il s’agit de « servir » en posture humiliée, mais en gardant cette maîtrise de soi dont la perte pourrait se traduire par un acte de procréation, lequel ferait retomber le chevalier servant dans la réalité fatale du Karma.
5. La joie d’amour
En contraste indéniable avec ces textes mystiques et cette abstruse technique psychophysiologique, citons maintenant quelques chansons de « légers troubadours méridionaux », grands seigneurs amateurs ou jongleurs besogneux, que les romanistes unanimes nous décrivent comme de purs « rhétoriqueurs13 ».
D’Amour, je sais qu’il donne aisément grande joie à celui qui observe ses lois, dit le premier des troubadours connus, Guillaume, sixième comte de Poitiers et neuvième duc d’Aquitaine, qui mourut en 1127. Dès le début du xiie siècle, ces « lois d’Amour » sont donc déjà fixées, comme un rituel. Ce sont Mesure, Service, Prouesse, Longue Attente, Chasteté, Secret et Merci, et, ces vertus conduisent à la Joie, qui est signe et garantie de Vray Amor.
Voici Mesure et Patience :
De courtoisie peut se vanter celui qui sait garder Mesure… Le bien-être des amoureux consiste en Joie, Patience et Mesure… J’approuve que ma dame me fasse longtemps attendre et que je n’aie point d’elle ce qu’elle m’a promis. (Marcabru.)
Voici le Service de la Dame :
Prenez ma vie en hommage, belle de dure merci, pourvu que vous m’accordiez que par vous au ciel je tende ! (Uc de Saint-Circ.)
[p. 24] Chaque jour je m’améliore et me purifie, car je sers et révère la plus gente dame du monde. (Arnaut Daniel.)
(De même, le troubadour arabe Ibn Dawoud disait : « La soumission à l’aimée est la marque naturelle d’un homme courtois. »)
Voici la Chasteté :
Celui qui se dispose à aimer d’amour sensuel se met en guerre avec lui-même, car le sot après avoir vidé sa bourse fait triste contenance ! (Marcabru.)
Écoutez ! Sa voix (d’Amour) paraîtra douce comme le chant de la lyre, si seulement vous lui coupez la queue !14 (Marcabru.)
Chasteté délivre de la tyrannie du désir en portant le Désir (courtois) à l’extrême :
Par excès de désir, je crois que je me l’enlèverai, si l’on peut rien perdre à force de bien aimer. (Arnaut Daniel.)
(De même, Ibn Dawoud louait la chasteté pour son pouvoir « d’éterniser le désir ».)
C’est au comble de l’amour (vrai) et de sa « joie » que Jaufré Rudel se sent le plus éloigné de l’amour coupable et de son « angoisse ». Il va plus loin dans la libération : la présence physique de l’objet aimé lui deviendra bientôt indifférente :
J’ai une amie, mais je ne sais qui elle est, car jamais de par ma foi je ne la vis… et je l’aime fort… Nulle joie ne me plaît autant que la possession de cet amour lointain.
La « joie d’Amour » n’est pas seulement libératrice du désir dominé par Mesure et Prouesse, elle est aussi fontaine de Jouvence :
Je veux garder (ma dame) pour me rafraîchir le cœur et renouveler mon corps, si bien que je ne puisse vieillir… Celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour. (Guillaume de Poitiers.)
Je n’ai cité que des poètes de la première et de la seconde génération des troubadours (1120 à 1180 environ). Au xiiie siècle, ceux de la dernière génération expliciteront ce que leurs modèles avaient chanté. « Ce n’est plus de l’amour courtois, si on le matérialise ou si la Dame se rend comme récompense », écrit Daude de Prades, qui cependant ne craint pas de donner des précisions sur les gestes érotiques que l’on peut se permettre avec cette Dame.
Et Guiraut de Calenson :
Dans le palais où elle siège (la Dame) sont cinq portes : celui qui peut ouvrir les deux premières passe aisément les trois autres, mais il lui est difficile d’en sortir. Il vit dans la joie, celui qui peut y rester. On y accède par quatre degrés très doux, mais là n’entrent ni vilains ni malotrus, ces gens-là sont logés dans le faubourg, lequel occupe plus de la moitié du monde.
[p. 25] Celui que l’on nomme parfois le dernier troubadour, Guiraut Riquier, donnera de ces vers le commentaire suivant :
Les cinq portes sont Désir, Prière, Servir, Baiser, et Faire, par où Amour périt. » Les quatre degrés sont « honorer, dissimuler, bien servir, patiemment attendre.15
Quant à Faux Amour, il se voit vertement dénoncé par Marcabru et ses successeurs, en des termes qui peuvent éclairer indirectement sur la nature de l’amour vrai ou du moins sur certains de ses aspects. Et tout d’abord, dit Marcabru, « Il lie partie avec le diable, celui qui couve Faux Amour ». (Et en effet, le diable n’est-il pas le père de la création matérielle… et de la procréation, selon le catharisme ?) Les adversaires du vrai Amour sont les « homicides, traîtres, simoniaques, enchanteurs, luxurieux, usuriers… les maris trompeurs, les faux juges et les faux témoins, les faux prêtres, faux abbés, fausses recluses et faux reclus »16. Ils seront détruits « soumis à toute ruine », et tourmentés en enfer.
Noble Amour a promis qu’il en serait ainsi, là sera la lamentation des désespérés.
Ah ! noble Amour, source de bonté, par qui le monde entier est illuminé, je te crie merci. Contre ces clameurs gémissantes, défends-moi, de peur que je ne sois retenu là-bas (en enfer) ; en tous lieux je me tiens pour ton prisonnier et, réconforté par toi sur toutes choses, j’espère que tu seras mon guide.
Enfin, contre certains des troubadours qui sans doute abusaient trop souvent des ambiguïtés ménagées par le « service » d’amour courtois, Cercamon n’hésite pas à écrire en mettant les points sur les i :
Ces troubadours, en mêlant la vérité au mensonge, corrompent les amants, les femmes et les époux. Ils vous disent qu’Amour va de travers, et c’est pourquoi les maris deviennent jaloux [p. 26] et les dames sont dans l’angoisse… Ces faux servants font qu’un grand nombre abandonnent Mérite et éloignent d’eux Jeunesse.
Quelles que soient les réalités ou l’absence de réalités « matérielles » qui aient pu correspondre, en ces temps, à de telles précisions de langage, la rhétorique courtoise et son système de vertus, de péchés, de louanges et d’interdits, demeure un fait patent : il suffit de lire. Elle va servir aux romanciers du Nord, ceux du cycle d’Arthur, du Graal, et de Tristan, pour décrire des actions et des drames, et non plus seulement pour chanter ce que l’on pourrait encore tenir, chez les troubadours du Midi, pour une pure fantasmagorie sentimentale.
6. Excuse aux historiens
Je ne crois guère à l’histoire « scientifique » comme critère des réalités qui m’intéressent dans cet ouvrage. Je lui laisse le soin d’affirmer que telle « filiation » reste indémontrable « dans l’état actuel de nos connaissances », reste donc incroyable jusqu’à nouvel avis. Je cherche un sens, donc des analogies illustratives et illuminatives. Et je ne prétends aucunement confirmer une thèse quelconque en appelant l’attention du lecteur sur certains faits que la « science sérieuse » tient aujourd’hui pour établis. Simplement, je les crois de nature à nourrir l’imagination. Voici deux de ces faits sur quoi l’on peut rêver.
La Pantcha Tantra, recueil de contes bouddhistes, fut traduit au vie siècle du sanscrit en pehlevi, par un médecin de Chosroès Ier, roi de Perse. De là, on peut suivre son progrès rapide vers l’Europe à travers une série de traductions en syriaque, en arabe, en latin, en espagnol, etc. Au xviie siècle, La Fontaine le lira en français, dans une nouvelle traduction du persan faite sur une ancienne version arabe.
Le périple du Roman de Barlaam et Josaphat est encore plus surprenant. Sous sa forme connue de nos jours, c’est l’histoire romancée de l’évolution spirituelle qui conduit Josaphat, prince indien, à découvrir et adopter le christianisme, dont les mystères lui sont communiqués par le « bonhomme » Barlaam. La version qui nous est restée, en provençal du xive siècle, quoiqu’orthodoxe dans les grandes lignes, porte des traces indiscutables de manichéisme. Selon l’école néo-cathare française, les hérétiques du xiie siècle auraient connu une version non amendée par les catholiques, et plus proche de l’original. Que cette hypothèse soit un jour vérifiée ou non, il n’en reste pas moins que l’origine manichéenne du Roman est attestée par les fragments de son texte original (en langage ouïgour du viiie siècle) retrouvés dans le Turkestan oriental. Et l’on peut suivre la transformation des noms hindous « Baghavan » et « Boddisattva » (le Bouddha) en « Barlaam » et « Josaphat », en passant par les formes arabes « Balawhar va Budhâsaf » (var. Yudhâsaf).
Innombrables sont les exemples de relations entre l’Orient et l’Occident médiéval. J’ai choisi ces deux cas, solidement attestés, parce qu’ils réfutent le préjugé moderne en vertu duquel toute communication entre le tantrisme, le manichéisme bouddhiste, [p. 27] et les hérésies du Midi doit apparaître « hautement fantaisiste et improbable ».
7. En lieu et place de conclusions définitives
L’amour courtois ressemble à l’amour encore chaste — et d’autant plus brûlant — de la première adolescence. Il ressemble aussi à l’amour chanté par les poètes arabes, homosexuels pour la plupart, comme le furent plusieurs troubadours. Il s’exprime dans des termes qui seront repris par presque tous les grands mystiques de l’Occident. Il nous semble parfois se réduire à des fadaises sophistiquées, dans le goût des petites cours du Moyen Âge. Il peut être purement rêvé, et beaucoup se refusent à y voir autre chose qu’un tournoi verbal. Il peut traduire aussi les réalités précises, mais non moins ambiguës, d’une certaine discipline érotico-mystique dont l’Inde, la Chine et le Proche-Orient surent les recettes. Tout cela me paraît vraisemblable, tout cela peut être « vrai » aux divers sens du mot, et simultanément, et de plusieurs manières. Tout cela nous aide à mieux comprendre — si rien ne suffit à l’« expliquer » — l’amour courtois.
Au terme de l’espèce de contre-enquête à laquelle je viens de me livrer, et compte tenu des objections les plus sensées que firent à ma thèse minima les partisans d’écoles au moins diverses, me voici ramené par une sorte de spirale au-dessus de mes premières constatations : l’amour courtois est né au xiie siècle, en pleine révolution de la psyché occidentale. Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour de la conscience et de l’expression lyrique de l’âme, le Principe Féminin de la çatki, le culte de la Femme, de la Mère, de la Vierge. Il participe de cette épiphanie de l’Anima, qui figure à mes yeux, dans l’homme occidental, le retour d’un Orient symbolique. Il nous devient intelligible par certaines de ses marques historiques : sa relation littéralement congénitale avec l’hérésie des cathares, et son opposition sournoise ou déclarée au concept chrétien du mariage. Mais il nous resterait indifférent s’il n’avait gardé dans nos vies, au travers des nombreux avatars dont nous allons décrire la procession, une virulence intime, perpétuellement nouvelle.