[p. 313]

Reynold et l’Europe (1955)a

Il y a quinze ans j’osais louer Reynold de n’avoir pas craint de porter un jugement pessimiste sur l’avenir immédiat de la Suisse, sauvant ainsi chez nous le sens du pire, la conscience d’une menace totale à laquelle, pour faire face, il fallait d’abord croire. Ce fut là son mérite historique. Et si les faits lui ont donné tort, si notre Suisse prospère, modèle européen, c’est pour une part minime mais qui est la part de l’homme, parce que Reynold a eu raison et parce qu’il a su se faire entendre. Cités et pays suisses et Conscience de la Suisse — l’avertissement venant après l’illustration —, ces deux livres ont porté, et je suis de ceux qui tiennent pour capital leur rôle dans la défense de ce pays, pendant la dernière guerre mondiale.

Mais nous sommes au-delà, devant d’autres périls. Et Reynold ne s’est pas arrêté à l’éloge des vertus qui tiennent un peuple ensemble. Dans la liste de ses ouvrages, je trouve un tournant symbolique, vers 1940 précisément : succédant à Grandeur de la Suisse, voici Qu’est-ce que l’Europe ? et l’annonce d’un grand œuvre consacré à la formation du plus vaste ensemble historique dans lequel se situe la Suisse.

Le sens de la grandeur et le sens de l’Europe : voilà qui nous éloigne de la Suisse des manuels, et de la Suisse « concrète » (comme on dit bien à tort), celle qui ne prend vraiment au sérieux que les débats sur le prix du lait ; mais voilà qui, en même temps, nous rapproche des réalités essentielles, hors de quoi notre Suisse n’eût jamais existé ! Car comment comprendre la Suisse sans la situer dans ses vraies dimensions, à la fois spirituelles et historiques, qui sont celles de l’Europe entière ? Cités et pays suisses nous disait qui nous sommes, et Conscience de la Suisse, où nous en sommes. Formation de l’Europe montre d’où nous [p. 314] venons. Ces repères définissent un axe. Cet axe part de l’Europe des Romains et des Francs, traverse notre histoire et pointe vers un avenir qui ne peut être distinct de celui d’une Europe soit fédérée par la libre invention, soit unifiée par une force étrangère.

Je ne vois pas un seul peuple européen qui ait autant besoin que le nôtre d’exercer ce que Reynold appelle « l’imagination historique ». On sait quels préjugés déguisés en vertus — bon sens pratique, tabou de la neutralité — tendent à stériliser chez nous cette faculté. Mais toutes nos réalités se moquent de ces excuses : il n’est que de regarder la carte. Tout nous rattache dans le passé, comme pour l’avenir, à des entités spirituelles, historiques et géographiques qui nous dépassent très largement, mais sans lesquelles notre vie ne serait pas concevable. Prendre conscience de l’être suisse, au-delà des apparences souvent médiocres, c’est prendre conscience de l’Europe. Car l’Europe est faite dans l’ensemble des mêmes éléments que la Suisse : à la fois catholique et protestante, latine et germanique, française et autrichienne, rhodanienne et rhénane, comme se trouve être la seule Suisse, et comme elle encore travaillée dans les profondeurs du passé, dans cet inconscient collectif d’où remontent les rêves qui nous guident, par les deux utopies directrices du Saint-Empire et de l’esprit des communes. Toutefois ces éléments, séparés en Europe, voisinent dans nos cantons, nos familles, nos esprits. Et leur conciliation vivante nous définit. Principe d’autorité, principe d’association, « à la rencontre l’un de l’autre, vers la synthèse de l’un et du multiple » : ces formules que Reynold a tirées de l’étude d’une Europe romano-germanique, n’est-il pas frappant de constater qu’elles résument l’expérience fédérale et fédéraliste de la Suisse ?

De l’Europe à la Suisse, de la Suisse à l’Europe, ces mouvements de systole et de diastole animent l’œuvre entière de Reynold et lui donnent sa valeur exemplaire : je n’en connais pas de plus « suisse », ni par là même de plus fécondes à méditer par les constructeurs de l’Europe.