Des conciles à la bombe atomique ou la fin dans le commencement (janvier 1953)a b
Les fins d’une civilisation ne sont pas visibles à son terme, et rien ne se passe jamais comme si elle finissait par les atteindre : au contraire, quand une civilisation meurt, c’est justement qu’elle a perdu le sens de ses fins ou qu’elle renonce à les saisir. De même, les origines d’une civilisation ne doivent pas être recherchées dans son passé le plus reculé : elles ne sont saisissables que dans la dialectique de ses succès et de ses échecs, c’est-à-dire dans les moments mêmes où ses fins deviennent conscientes et manifestes. « Dans ma fin est mon commencement », écrit T. S. Eliot, d’après saint Jean de la Croix, sans oublier que l’inverse est aussi vrai.
Ainsi de l’Europe, qui est une culture, foyer de toute la civilisation occidentale : ni dans le temps ni dans l’espace on ne saurait la délimiter. Mais il y a plus dans ce cas particulier, car au contraire de ce que l’on pourrait croire de la plupart des civilisations antiques, asiatiques, précolombiennes ou africaines, celle de l’Europe ne saurait être interprétée ni définie par un ensemble de mesures sacrées, encore moins par quelque système rendant compte de son unité. Si l’on veut établir son passeport pour l’Histoire, les données principales font défaut, mais les signes particuliers sont trop nombreux pour être utiles. Toutes ces définitions statiques manquent l’essentiel, qui se confond ici avec l’existentiel.
La civilisation européenne a pour formule quelques options fondamentales, à la fois initiales et finales, mises au point par les grands conciles œcuméniques du ive au vie siècle. Ces options tracent les résultantes des apports grecs, romains, juifs et chrétiens, bi- et multilatéralement antagonistes. L’Europe est le produit de ces antagonismes, convergeant au carrefour hasardeux d’une Histoire née comme telle de trois mots du Credo : « sous Ponce Pilate ».
Les Pères ne savaient pas que le dogme de l’incarnation — c’est-à-dire du vrai Dieu et vrai homme à la fois — fondait toute la logique antinomique, dont l’un des points d’éclatement naturel (ou diabolique) serait un jour Hiroshima ; ni que le dogme de la Trinité — trois fonctions personnelles en un seul Créateur — fondait ou refondait la dialectique et tout l’ensemble des institutions juridiques, éthiques et sociales qui découlent de l’idée de personne à la fois libre et responsable, distincte et reliée, unique et communautaire. Dans la confusion générale, la sémantique la plus follement précise (puisqu’un iota bouleversait tout) se trouva définir, aux grands jours de Nicée, le type de réalité que des siècles d’Europe entreprendraient de « vérifier » ou de reconnaître, même quand ils essaieraient de l’éliminer. Tant il est vrai que les polémiques sur le principe de contradiction et le tiers exclus sans lesquelles les recherches nucléaires seraient demeurées impensables, trouvent à Nicée leur prototype ou, pour mieux dire : la décisive épiphanie de leur archétype.
La réalité se définit, pour une civilisation donnée, par le champ de recherches qu’instituent certaines options fondamentales : pour l’Orient l’âme et le pouvoir sur l’âme, pour l’Occident le corps, la psyché, le cosmos et les lois qu’y découvre l’esprit.
L’erreur scientiste a consisté à croire que c’était bien la Réalité en soi qu’étudiaient, mesuraient et formulaient les sciences physiques et naturelles. Nous commençons seulement à entrevoir la nature agonique, et non point rationnelle, de la recherche, de la création ou de la connaissance dite scientifique. La complicité fondamentale du sujet et de l’anti-sujet affrontés, et leur interaction antinomique, nous apparaissent dans le détail très fin de toutes nos sciences, de la logique mathématique à la médecine et de la physique à la psychologie. Rien n’existe, au sens fort, en dehors de leur lutte, dont le réel figure la résultante.
Au-delà de tout idéalisme ou réalisme, de tout spiritualisme ou matérialisme, le réel vivant — faut-il dire le réalisant — apparaît ainsi comme la frontière (au sens Far West du mot) de deux systèmes énergétiques qui sont comme l’ombre l’une de l’autre et dont l’affrontement ou l’étreinte crée le jour et la nuit à la fois, l’œuvre et le néant, l’actuel et le virtuel.
Là-dessus, trois observations :
1) La nature dialectique du réel vivant, intuitivement perçue par les aventuriers des arts, explique l’incertitude de leur vocabulaire.
Adonnés à la même recherche, ils nous parlent tantôt de musique concrète ou de peinture abstraite, et les deux adjectifs sont évidemment faux : on pourrait aussi bien — ou aussi mal — les interchanger, par exemple. Et de même les savants nous disent tantôt qu’ils découvrent ou qu’ils inventent ; deux descriptions apparemment contradictoires et notoirement insuffisantes d’un acte de l’esprit qui est pourtant bien le même, mais qu’il nous reste à définir. (Concevoir a deux sens aussi, mais en un mot.)
2) L’éclatement d’une bombe H vérifie cette harmonie préétablie, ou ce mariage de notre esprit et du cosmos pour le meilleur et pour le pire sans quoi nulle science ne serait possible. Cette même possibilité de réciprocité créatrice ou conformatrice se trouve justifier, par ailleurs, l’ambition d’une peinture dite abstraite, ambition qui n’est point ou ne doit pas être celle de coïncider, soit avec des structures préformées de notre esprit, soit avec quelque loi formatrice du cosmos, mais d’illustrer l’instant de leur amour. C’est celui de leur haine chez beaucoup de mauvais peintres : on parle alors de désintégration — mais tout ce vocabulaire est à reprendre.
3) L’Occident ne saurait se désintégrer, comme beaucoup le redoutent ou l’espèrent. Car, intégré, il ne le fut jamais, je l’ai rappelé. Mais il est en train de franchir le seuil d’une connaissance nouvelle. La découverte (ou l’invention ?) de l’antimatière pourrait marquer symboliquement ce seuil. Rien de plus congénial au mouvement dialectique, au complexe de tensions où naquit l’Occident, tout avide de systèmes qui ne l’apaiseront jamais, qui le consument et dont il vit.