Henriette

Née en 1899

Son père est jardinier à Genève, d’origine bernoise ; sa mère est genevoise.
En décembre 1915, Henriette a 16 ans ; elle ne va plus à l’école et travaille en tant que domestique dans une pension de famille de Genève. La Chambre pénale de l’enfance (nom du tribunal genevois des mineur·es inauguré en 1914, dont le siège se trouve au Palais de justice) assigne Henriette à comparaître en compagnie de ses parents.

Le Palais de justice de Genève, place du Bourg-de-Four, au début du 20e siècle (Source : Bibliothèque de Genève).

Le Palais de justice abrite divers organes et juridictions chargés de traiter les dossiers impliquant des mineur·es : la Chambre pénale de l’enfance s’occupe des mineur·es délinquant·es ; la Chambre des tutelles entend et décide des dossiers de protection de l’enfance, lorsque des parents sont soupçonnés d’avoir maltraité ou négligé leurs enfants, en vertu des normes posées par le code civil suisse de 1912.

Le Palais de justice de Genève, place du Bourg-de-Four, au début du 20e siècle (Source : Bibliothèque de Genève).

Le Palais de justice abrite divers organes et juridictions chargés de traiter les dossiers impliquant des mineur·es : la Chambre pénale de l’enfance s’occupe des mineur·es délinquant·es ; la Chambre des tutelles entend et décide des dossiers de protection de l’enfance, lorsque des parents sont soupçonnés d’avoir maltraité ou négligé leurs enfants, en vertu des normes posées par le code civil suisse de 1912.

Elle est prévenue d’avoir eu une « mauvaise conduite persistante », ce qui est passible d’une sanction selon la loi de 1913 qui a créé cette nouvelle juridiction pénale pour les mineur·es. Elle se présente à l’audience avec sa mère et reconnaît les faits qui lui sont reprochés, selon l’enquête dont elle a fait l’objet, à savoir :

« ...la conduite d’Henriette est très mauvaise, et contre l’avis de ses parents, elle fréquente un jeune homme avec lequel elle passe la majorité de ses soirées. Elle découche même, insultant ses parents lorsque ceux-ci lui font des reproches. Elle s’est fait renvoyer pour sa mauvaise conduite de chez ses patrons. Depuis longtemps la jeune Henriette essaie de s’affranchir de l’autorité paternelle, persistant à aimer la compagnie des garçons, ce qui ne peut être toléré. Henriette est une habituée des cafés où l’on danse, lesquels, toujours exploités par des gens sans éducation et sans vergogne, ne sont fréquentés que par de mauvais sujets des deux sexes, qu’il ressort des déclarations mêmes de ces derniers que dans ces lieux on danse de manière indécente et tout le monde se tutoie. Il ne peut être contredit qu’une jeune fille qui se complait dans un pareil milieu fait acte d’indiscipline notoire et que s’il n’y est mis ordre, elle sera à bref délai une fille perdue ».

Source : Archives d’État de Genève.

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Henriette et les danseurs (© Élisabeth Voyame)

Ses parents quant à eux demandent son internement dans une maison de relèvement, au titre du droit de correction prévu par le Code civil suisse.

La Pommière, une institution genevoise d’éducation pour jeunes filles en danger, 1911 (Source : Bibliothèque de Genève).

Des institutions de ce type existent dans de nombreux cantons, la plupart ayant été fondées par l’initiative privée dans le but de recueillir des jeunes isolé·es, orphelin·es abandonné·es et de s’assurer de leur éducation. Durant leur placement, ces établissements s’efforçaient de préparer les jeunes à l’avenir qui seraient le leur : pour les filles, les tâches ménagères (préparation des repas, tenue d’un intérieur, couture) nécessaires à la tenue d’un foyer, mais pensées aussi en vue de leur insertion dans le monde du travail comme domestiques.

 

Le magistrat, après avoir entendu la mère et la fille, prend sa décision :

« Attendu que la jeune Henriette a pu, sur la recommandation du Président de cette chambre, reprendre son service chez ses patrons, qu’elle a promis de se mieux conduire, et de cesser notamment toutes ses relations avec le jeune homme, la Chambre, selon sa coutume, voudra bien différer l’ordonnance d’internement, afin de permettre à la jeune Henriette de prouver qu’elle est capable de tenir ses promesses ; elle lui recommande, pour arriver plus sûrement à ce but, de cesser de se donner des allures équivoques, soit par sa toilette, soit par sa tenue en général ».

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La sentence est une mise en liberté surveillée jusqu’à sa majorité ; la Chambre lui désigne une curatrice, Mlle Nestorine H., garde-malade, 5 rue Taconnerie, « qui l’aidera à suivre le droit chemin ».

Une infirmière visitante, illustration de la revue mensuelle de Pro Juventute, 1925 (Source : Bibliothèque de Genève).

 

Les infirmières visitantes ou visiteuses, souvent recrutées parmi les religieuses catholiques ou protestantes, ont été engagées pour lutter contre les fléaux sociaux (tuberculose, alcoolisme, mortalité infantile). Ancêtres des assistantes sociales, elles sont appelées à se rendre dans les foyers populaires pour donner des conseils aux mères concernant l’hygiène, le ménage, l’usage du budget. Le fait que les autorités judiciaires misent sur ces auxiliaires sociales pour suivre les jeunes filles en difficulté représente une extension de leur tâche de conseils et de contrôle. Pour les garçons, les organes judiciaires ont souvent recours aux pasteurs, aux patrons des jeunes concernés ou aux chefs scouts.

Février 1917

Henriette est âgée de 18 ans. Une voisine de la famille écrit à la police de Genève pour se plaindre que son mari âgé de 50 ans a une relation avec Henriette. Elle demande à la police d’intervenir. La mère d’Henriette serait au courant et laisserait faire.

La dénonciation (© Élisabeth Voyame)

La dénonciation (© Élisabeth Voyame)

Avril 1917

La Commission officielle de protection des mineurs (COPM), instance qui surveille les populations infantiles et juvéniles, lance une enquête sur le cas, qui révèle que les parents d’Henriette sont en conflit, séparés et en instance de divorce. Dans un premier temps, la Commission conseille au père de placer sa fille « au Phare », une maison de relèvement, à Vevey. Henriette semble d'accord, mais refuse finalement de s’y laisser conduire. Entendue par le directeur de la Commission, elle reconnaît qu’elle entretient une relation intime avec un homme marié. La Commission s’adresse dès lors à la Chambre des tutelles de Genève au Palais de justice pour requérir de sa part une intervention urgente en vue de placer la jeune fille. Elle évoque notamment la mauvaise influence qu’exercerait sur Henriette sa mère « dont l’inconduite est notoire, et qui favorise ces relations avec ledit individu ».

Le danger des romans, article publié dans l’Écho Illustré de Genève, 1931 (Source : Bibliothèque de Genève).

Les mauvaises influences exercées sur les mineur·es sont fréquemment dénoncées par la presse et par les autorités inquiètes pour l’avenir de la jeunesse. La littérature romanesque est pointée, au même titre que le cinéma, car ces loisirs exerceraient une attraction pervertissante sur les esprits juvéniles influençables, les poussant littéralement au crime.

Mai 1917

Une nouvelle enquête de l’agent de la Commission révèle qu’Henriette a déjà fait l’objet de diverses interventions. Récemment placée par son père à l’Asile de l’Union des domestiques protestantes, elle a fini par quitter cette institution pour rejoindre son amant. Interrogée, la directrice de l’établissement affirme : « Henriette doit être l’objet de mauvais conseils et il serait temps de la soustraire à cette influence qui n’a rien d’encourageant pour son avenir ». L’agent conclut : « étant donné la triste moralité de cette fille je crois qu’il ne faut pas attendre qu’un malheur soit arrivé pour intervenir ».

Quelques jours plus tard le père écrit à la police pour signaler qu’Henriette est venue avec sa mère cambrioler son appartement, lui dérobant une montre en or, 50 francs et une paire de boutons de manchette. Surprises au moment des faits par des voisins qui ont alerté la police, elles ont été toutes les deux arrêtées.

Comparution (© Élisabeth Voyame)

Comparution (© Élisabeth Voyame)

Il demande alors à la Chambre des tutelles son placement en maison de correction, en insistant sur le fait qu’en plus « elle a une très mauvaise conduite », ayant une relation avec un homme de 50 ans marié, qui a promis de lui louer une chambre jusqu’à sa majorité ; elle voulait vivre avec sa mère dans ce logement. Selon le père, la mère a aussi des amants. Le père dit avoir ordonné à Henriette de cesser sa relation avec cet homme mais elle a refusé « ensuite d’une conversation avec son amant qui lui a dit qu’à son âge elle était libre d’agir à sa façon ».

L'amant (© Élisabeth Voyame)

L’éducation de votre fils, le trousseau de votre fille. Encart publicitaire paru dans l’Écho Illustré de Genève, 1935 (Source : Bibliothèque de Genève).

Les attentes sociales et parentales pesant sur les jeunes diffèrent radicalement en fonction de leur sexe, comme en témoigne cette publicité tout à fait banale. Si l’on espère du garçon que par ses études il acquière bientôt les moyens de son indépendance, il n’en est pas de même pour la fille. Pour elle, c’est le mariage et la maternité qui restent son seul horizon d’attente. La liberté d’agir à sa façon n’en fait certainement pas partie…

L’éducation de votre fils, le trousseau de votre fille. Encart publicitaire paru dans l’Écho Illustré de Genève, 1935 (Source : Bibliothèque de Genève).

Les attentes sociales et parentales pesant sur les jeunes diffèrent radicalement en fonction de leur sexe, comme en témoigne cette publicité tout à fait banale. Si l’on espère du garçon que par ses études il acquière bientôt les moyens de son indépendance, il n’en est pas de même pour la fille. Pour elle, c’est le mariage et la maternité qui restent son seul horizon d’attente. La liberté d’agir à sa façon n’en fait certainement pas partie…

En mai 1917, le père demande à la Chambre des tutelles l’internement d’Henriette au « Phare » en vertu d’un « arrangement avec les dames du comité qui voulaient prendre la pension à leur charge ». Lui-même affirme ne pas pouvoir assumer ces frais en raison de ses problèmes de santé qui ne lui permettent pas de travailler régulièrement (sciatique, maladie d’estomac). Il conclut sa demande par ces mots : « je certifie que je ne veux plus m’occuper de cette fille qui est vicieuse. Je ne donnerai plus un liard pour n’importe quoi car elle peut gagner son pain. Je l’ai gagné plus jeune qu’elle ! ».

Jeunes filles au travail dans une usine de Carouge, début 20e siècle (Source: Archives de Carouge).

 

Dès la fin de l’école obligatoire, la majorité des jeunes issu·es des classes populaires rentre directement dans la vie active, seule une minorité bénéficiant d’un apprentissage. Les normes sociales qui pèsent sur ces adolescent·es leur accordent très peu d’indépendance. Leurs parents, qui continuent à les héberger, attendent notamment qu’ils et elles leur remettent tout ou partie de leurs salaires, pour contribuer à leur entretien et à la survie financière du foyer. Le besoin d’autonomie et de loisirs que ressentent les jeunes peut amener des frictions avec leur famille, notamment pour les filles. Derrière leur envie de vivre, les parents, eux, redoutent la survenue d’une grossesse non désirée.

Le 10 mai 1917, ayant reçu une convocation de la Chambre des tutelles, Henriette écrit à cette instance pour déclarer qu’elle a quitté Genève pour Lausanne, et dit avoir pris conseil d’un avocat. Selon ce dernier, en raison de ce déménagement, « je ne suis donc plus, et ne saurait être, dès lors, sous votre juridiction ». Deux jours plus tard, une étude genevoise d’avocat, chargée de représenter Henriette devant l’autorité tutélaire « à l’occasion des mesures dont elle est menacée et notamment de votre proposition de l’interner dans une maison de correction », écrit au magistrat : « je vous serais obligé de ne prendre aucune mesure contre cette jeune fille, et ne procéder à aucun nouvel acte à son égard sans m’en avoir averti et sans la mettre en état de se justifier des griefs qui lui sont faits et des faits dont elle est accusée ».

Un avocat dans son étude, Genève, 1922 (Source : Bibliothèque de Genève).

 

Tout comme Henriette, les justiciables genevois qui se présentent devant la Chambre des Tutelles ou la Chambre pénale de l’enfance ont droit à se faire représenter par un avocat au cours de leurs démêlés avec la justice. Il n’est pas rare qu’ils et elles choisissent de le faire, même quand ils et elles sont issu·es des classes populaires. Cependant, dans le cadre du Code civil suisse, l’autorité tutélaire n’est pas tenue d’entendre les mineur·es (ni leur avocat éventuel) dans une affaire de correction paternelle. Dans de tels cas, les interlocuteurs·trices du magistrat sont les parents qui réclament l’intervention contre leur enfant, même si l’autorité peut, si elle le désire, convoquer ce·tte dernier·ère. La procédure est toute différente dans le cadre pénal posé par la loi de 1913 sur la Chambre pénale de l’enfance, laquelle doit entendre tout·e jeune impliqué·e dans un délit ou un crime avant de prendre sa décision.

Juin 1917

Une nouvelle enquête de la COPM est diligentée qui révèle que le père avait confisqué les affaires de sa fille à partir du moment où elle avait refusé d’aller au « Phare ». C’est pour les récupérer qu’Henriette aurait engagé un serrurier pour forcer la porte de son père. Celui-ci aurait promis de ne pas porter plainte si elle acceptait d’aller au « Phare », ce qu’elle a refusé. Le père a donc porté plainte pour le cambriolage. Concernant le déménagement d’Henriette à Lausanne, l’agent conclut : « J’ai l’impression que cette fille n’a pas quitté notre canton ; seulement, craignant une nouvelle comparution, elle cherche à nous échapper ».

En vertu des enquêtes faites et attendu que sa mère « exerce sur la jeune Henriette une très fâcheuse influence », qu’elle entretient en outre une relation avec un homme marié, « qu’elle a trompé et joué les personnes qui se sont occupées d’elle » et a fait forcer l’appartement de son père pour récupérer des affaires, l’autorité tutélaire ordonne, le 8 juin 1917, le placement d'Henriette en maison de relèvement jusqu’à sa majorité.

La sentence (© Élisabeth Voyame)

Le dossier se termine sur ces mots, on perd alors sa trace. On ne sait pas si Henriette a été internée, ou si elle est parvenue à échapper à cette intervention…

La Pommière (Genève), institution de placement pour jeunes filles, 1911 (Source: Bibliothèque de Genève).

Comme la plupart des institutions de placement pour mineur·es, le site de la Pommière a été trouvé dans un quartier périphérique, proche de la campagne. L’initiative privée à l’origine de ce type de fondations croyait dur comme fer que l’environnement rural se prêtait mieux à la rééducation physique et morale des jeunes internées, dans la mesure surtout où il contribuait à les couper des influences jugées déprimantes de la ville et de ses tentations…ainsi que des visites des parents. Un isolement que venait renforcer la situation du site, renfermée sur son parc derrière ses hautes grilles.

 

Que nous raconte l’histoire d’Henriette ?

Le cas d’Henriette est révélateur des contraintes spécifiques qui pèsent sur les jeunes filles des milieux populaires. Leurs parents attendent d’elles un comportement de soumission, et notamment qu’elles contribuent à la survie économique de la famille en se mettant tôt au travail salarié.

Nombreuses sont les jeunes filles qui, au sortir de l’école primaire, cherchent à s’émanciper de ces obligations, et fréquentent des lieux de loisirs où se retrouvent les jeunes de leur âge (tels que les cafés ou les bals). La situation peut alors devenir tendue avec les parents, notamment si ceux-ci craignent pour leur réputation (le voisinage peut être source de rumeurs et de ragots…), et surtout s’il y a un risque que la jeune fille tombe enceinte hors des liens du mariage. Selon le droit suisse, l’enfant illégitime est en effet rattaché·e à sa mère et à la famille de celle-ci, qui sont tenues de lui assurer éducation et entretien jusqu’à sa majorité. Raison pour laquelle les parents peuvent vouloir contrôler la sexualité de leurs adolescentes, bien plus que celles de leurs garçons.

Il n’est pas rare que dans de telles situations, les parents aient recours à des interventions extérieures, par exemple en plaçant leur fille dans un établissement d’éducation privé (ici le Foyer des domestiques protestantes, ou encore le Phare de Vevey). Mais si l’adolescente résiste, ils peuvent aussi s’adresser à d’autres autorités, judiciaires celles-ci : le juge de la Chambre pénale de l’enfance, qui peut agir en lien avec la pénalisation des cas de « mauvaise conduite persistante » ; ou encore le juge de la Chambre des tutelles (autorité tutélaire genevoise), qui peut intervenir sur demande des parents pour exercer en leur nom le droit de correction paternelle face à un·e mineur·e rebelle à leur autorité.

Confrontée à ces interventions, Henriette s’imagine qu’elle peut se libérer de cette autorité parentale, et gérer sa vie à sa guise. Elle y est encouragée par ses partenaires masculins et aussi, visiblement, par un avocat et par sa mère (elle-même en instance de séparation du père). Mais elle a tort. Jusqu’à sa majorité civile (21 ans), elle est en effet toujours sous l’autorité parentale, sauf si les parents désirent l’émanciper, ce qui n’est nullement le cas ici. Henriette va l’apprendre à ses dépens.

Seule la jeune fille est visée par les sentences des autorités judiciaires, et non ses partenaires…Ceci montre encore la dimension genrée de ces procédures qui se donnent la possibilité d’enfermer Henriette pour la protéger contre elle-même, et contre les menaces qui pèsent sur elle (notamment la grossesse indésirable). Mais aussi pour soutenir l’autorité des parents en obligeant la jeune fille à se soumettre aux normes de comportement attendues.