1960 - 1970

Formés ! Formées ?

Les décennies 1960 et 1970 sont celles du grand chambardement. En amont et en aval de mai 68, les valeurs traditionnelles vacillent et un besoin de modernité traverse toute la société. Les politiques de l’enfance et de la jeunesse n’échappent pas à ce vent de réforme. Le modèle éducatif autoritaire qui avait prévalu jusque-là dans la prise en charge des mineur·es en difficulté est critiqué de toutes parts. On lui reproche, pêle-mêle, de vouloir trop discipliner les publics, trop enfermer les jeunes, trop user de contrainte pour les plier à la norme… et inversement de ne pas assez écouter, pas assez entendre, pas assez émanciper.

Les Blousons noirs, 1963 (Source : Archives Institut J.-J. Rousseau).

À la fin des années 1950, d’innombrables articles de presse sont consacrés aux bandes de jeunes qui écument les banlieues, reconnaissables à la tenue qui leur donnera leur nom : ce sont les ‘Blousons noirs’. Ils et elles se réunissent en bandes, traînent dans les rues, effraient les passant·es, provoquent la police. Si le grand public reste méfiant à leur égard, bien des médias portent sur elles et eux un regard plus empathique, percevant derrière leurs provocations les revendications d’une jeunesse en quête d’identité ou en panne d’insertion scolaire et sociale.

Les Blousons noirs, 1963 (Source : Archives Institut J.-J. Rousseau).

À la fin des années 1950, d’innombrables articles de presse sont consacrés aux bandes de jeunes qui écument les banlieues, reconnaissables à la tenue qui leur donnera leur nom : ce sont les ‘Blousons noirs’. Ils et elles se réunissent en bandes, traînent dans les rues, effraient les passant·es, provoquent la police. Si le grand public reste méfiant à leur égard, bien des médias portent sur elles et eux un regard plus empathique, percevant derrière leurs provocations les revendications d’une jeunesse en quête d’identité ou en panne d’insertion scolaire et sociale.

La politique de l’enfance et de la jeunesse est donc poussée à évoluer. Le besoin de faire du neuf à partir du vieux se fait sentir partout : dans l’éducation, dans le social, dans la psychiatrie, où certain·es professionnel·les en appellent même à la fermeture des cliniques psychiatriques. Rares sont les travailleurs et travailleuses sociales qui en réclament autant pour leurs maisons d’éducation, en tout cas de ce côté-ci de la Sarine. Car côté alémanique, des équipes éducatives n’hésitent pas à organiser des fugues en série pour soustraire les jeunes placé·es aux institutions qui selon elles les aliènent et les oppressent.

L’internement psychiatrique remis en question, 1976 (Source : Collection suisse d'affiches, Bibliothèque de Genève Halosis 307).

L’antipsychiatrie prend de l’ampleur durant les décennies 1960-1970. Né au sein même de la profession, ce mouvement remet en question le pouvoir psychiatrique, et résonne plus largement avec l’atmosphère générale de ces décennies ouvertes à la contestation antiautoritaire. L’enfermement, l’arbitraire, la contrainte sont dénoncés sous toutes leurs formes, ouvrant sur une plus large tolérance sociale vis-à-vis des situations et des personnes ‘hors-normes’.

Côté romand, les éducateurs et éducatrices se rassemblent autour de leur association professionnelle et réclament de meilleures conditions de travail. C’est une voie nécessaire pour que les foyers puissent véritablement assumer leur mission de soutien auprès des jeunes dans un cadre respectueux des personnels : des horaires limités, des salaires rehaussés, des formations permanentes. Autant de moyens au service de l’ambition éducative qui est la leur.

Dessin paru dans Ensemble, la revue romande des éducateurs et éducatrices, 1968 (Source : Infothèque de la Haute école de travail social de Genève).

La profession d’éducateur·trice s’enracine progressivement dans le paysage suisse des années 1960. Mais bien des établissements ont du mal à prendre le tournant de la professionnalisation, qui implique non seulement de recruter des diplômé·es, mais de leur offrir des conditions de travail décentes. L’association professionnelle durcit sa position à ce propos, portée par l’ambiance contestataire de 1968. Elle menace d’utiliser la grève pour se faire entendre, et par ce biais obtenir l’amélioration de la prise en charge des jeunes placé·s en institutions. Éducateur·trices et jeunes placé·es, même combat…

L’appel à des dispositifs plus intégratifs et émancipateurs traverse tout le secteur de l’éducation surveillée et de la protection de l’enfance. À Genève, ce souci de préparer l’avenir des jeunes rentre en résonance avec les politiques de démocratisation promues et menées tambour battant au Département d'instruction publique par André Chavanne.

En Suisse, l’école de papa fait sa révolution, article paru dans L’Illustré, 1967 (Source : Bibliothèque de Genève).

Durant les années 1960, le système scolaire helvétique est progressivement réformé. Un des éléments clés de ces transformations est la volonté d’harmoniser le fonctionnement et les finalités de l’enseignement entre les cantons. L’ambition d’ouvrir l’enseignement secondaire, voire supérieur, aux enfants de toutes les classes sociales en est un autre.

Une atmosphère et une ambition qui ne sont sans doute pas étrangères aux expérimentations qui se déploient durant ces décennies sur le terrain de l’enfance en difficulté. Le tout sur un fond de baby-boom et de suburbanisation qui peut faire craindre que la jeunesse des quartiers, déjà en danger, ne devienne un jour dangereuse.

Vernier, Le Lignon, s.d. (Source : Bibliothèque de Genève).

La nouvelle cité du Lignon est édifiée progressivement à partir de 1963. Si son modernisme suscite la curiosité des foules autant que des expert·es urbanistes ou architectes, la densité de population qu’elle concentre inquiète les milieux de la protection sociale. En réponse à cette évolution, les services publics initient un mouvement de décentralisation afin d’assurer leur présence dans ces nouveaux quartiers.

Vernier, Le Lignon, s.d. (Source : Bibliothèque de Genève).

La nouvelle cité du Lignon est édifiée progressivement à partir de 1963. Si son modernisme suscite la curiosité des foules autant que des expert·es urbanistes ou architectes, la densité de population qu’elle concentre inquiète les milieux de la protection sociale. En réponse à cette évolution, les services publics initient un mouvement de décentralisation afin d’assurer leur présence dans ces nouveaux quartiers.

Certains collectifs s’efforcent durant ces années d’inventer des nouveaux dispositifs de placement susceptibles de protéger, certes, d’héberger, bien entendu, mais aussi d’instruire et de former les populations juvéniles en difficulté. C’est le credo par exemple de l’ASTURAL, Association d’entraide en faveur des pupilles du Tuteur général. Créé en 1954 pour appuyer l’action de ce dernier, cet organe devient rapidement un véritable incubateur d’expériences éducatives, à l’image des Îlots familiaux.

« Cette solution permet non seulement le développement d'une atmosphère familiale, mais encore donne la possibilité à des frères et des sœurs de rester ensemble pour se donner mutuellement réconfort et assistance. Rien n'est plus tragique et nocif pour la santé mentale de l'enfant que le système institutionnel qui divise trop fréquemment les enfants d'après l’âge et le sexe, séparant ainsi frères et sœurs. Un groupe familial doit rester à l'échelle de la famille. […] Une discipline individuelle, dépourvue de formalisme, mais fondée sur des rapports affectifs personnels, n'est possible que dans une telle ambiance ».

Article de Pierre Zumbach, Tuteur général, évoquant en 1958 l’expérience des Îlots familiaux de l’ASTURAL.

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Un Îlot familial, géré par l’ASTURAL, article paru dans L’Illustré, 1959 (Source : Bibliothèque de Genève).

Les Îlots familiaux fondés à Genève par l’ASTURAL ont pour objectif d’offrir aux enfants placé·es des conditions de vie qui s’apparentent autant que possible à celles d’une famille ordinaire. Parsemés dans les quartiers périphériques, les foyers sont supposés se fondre dans le paysage social environnant : le placement se ferait ainsi plus discret pour celles et ceux qui le vivent au quotidien, limitant les risques de stigmatisation. Les couples qui se dédient à cette tâche sont salariés par l’association, formés à leur mission et suivis régulièrement par elle. Une micro-expérience sans doute novatrice, mais qui ne peut concerner au mieux que quelques dizaines d’enfants placé·es sur les quelques 10 000 qu’on recense alors en Suisse romande.
Puis c’est bientôt le Centre de Chevrens (1957), lequel devient sous la direction de Louis Emery (directeur de 1960 à 1990) un centre de préapprentissage aux pédagogies novatrices…pour les garçons. Ils sont pour l’heure encore les seuls à pouvoir profiter d’une telle offre.

Centre de loisirs de Chevrens, 1957 (Source : Archives Institut J.-J. Rousseau).

Avant de devenir un centre de préapprentissage, l’établissement de Chevrens a connu plusieurs vies. Fondé en 1957 pour l’accueil de jeunes en grande difficulté en attente de placement, il offre bientôt un espace de loisirs pour le week-end aux pupilles du Tuteur général. Construction, aménagement et organisation sont mis sur pied avec la collaboration des Unions chrétiennes de jeunes gens. Un esprit militant préside à ces expériences. On espère créer un lien de solidarité entre ces jeunes issus de différents milieux sociaux. Mais aussi que les jeunes inadaptés y puisent des modèles de comportement… Une utopie qui ne sera pas abandonnée par la suite, mais se déploiera avec d’autres techniques et approches pédagogiques sous l’influence de Louis Emery.

Centre de loisirs de Chevrens, 1957 (Source : Archives Institut J.-J. Rousseau).

Avant de devenir un centre de préapprentissage, l’établissement de Chevrens a connu plusieurs vies. Fondé en 1957 pour l’accueil de jeunes en grande difficulté en attente de placement, il offre bientôt un espace de loisirs pour le week-end aux pupilles du Tuteur général. Construction, aménagement et organisation sont mis sur pied avec la collaboration des Unions chrétiennes de jeunes gens. Un esprit militant préside à ces expériences. On espère créer un lien de solidarité entre ces jeunes issus de différents milieux sociaux. Mais aussi que les jeunes inadaptés y puisent des modèles de comportement… Une utopie qui ne sera pas abandonnée par la suite, mais se déploiera avec d’autres techniques et approches pédagogiques sous l’influence de Louis Emery.

Programme éducatif du Centre de Chevrens, rédigé par l’équipe éducative en 1970.

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D’autres services de l’État ne sont pas en reste et testent de nouveaux modes de prise en charge plus tolérants et à l’écoute des jeunesses en rupture : blousons noirs, et bientôt hippies, Beatniks et toxicomanes.

Une bande de « Beatniks », article paru dans l’Illustré, 1964 (Source : Bibliothèque de Genève).

Peu après l’irruption des Blousons noirs sur la scène médiatique, la vague « Beatniks » lui succède. La presse s’étonne ou s’effraie devant ces bandes de jeunes qui semblent cultiver la paresse ou la fatigue de vivre, rejettent les normes bourgeoises, et paraissent vouloir se noyer dans les paradis artificiels. C’est aussi l’émergence de la toxicomanie comme risque social pesant spécifiquement sur la jeunesse qui fait son apparition durant cette décennie, notamment dans les contextes urbains.

Le Service de protection de la jeunesse crée à l’orée des années 1970 un service d’éducateurs·trices de rue pour aller à la rencontre de ces adolescent·es en rupture ou à la dérive, partager leurs quotidiens et leurs galères et espérer ainsi les tirer de l’exclusion sans les condamner ni les contraindre. C’est une autre vision du travail social qui se veut plus à hauteur des populations concernées.

« Je me souviens qu’avec la protection de la jeunesse, à l’époque, nous avons créé le travail de rue, ce qui a permis de faire une partie des activités dehors, d’aller vers les gens. […] Déjà, quand on n’a pas trop de souci, entrer dans un bâtiment administratif, sauf si on est Crésus, cela fait une petite pointe au cœur. […] Entrer dans un bureau qui représente l’ordre, alors que votre vie est en plein désordre, est une véritable épreuve et suscite forcément un déséquilibre. La personne qui reçoit va en quelque sorte téléguider l’entretien. Résultat, la personne en demande va se renfermer, devenir agressive, ou bien, et ce n’est pas mieux, dire ce que l’autre a envie d’entendre. Un entretien équilibré devrait plutôt s’effectuer en marchant, en roulant, en s’attablant dans un bistrot, en s’asseyant dans un parc, en échangeant dans un environnement plus familier, ou encore en effectuant un boulot avec la personne ».

Propos d’un éducateur de rue à Genève dans ces années 1970, recueillis par Brigitte Mantilleri.

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Finalement, ces transformations, expérimentées, diffusées et discutées aux quatre coins de la Suisse, débouchent sur une refonte radicale des cadres légaux fédéraux : un code pénal rénové, qui élève l’âge de la minorité pénale et permet de mieux soutenir les délinquant·es et leurs familles grâce à la mesure d’assistance éducative. Un code civil dépoussiéré qui fait disparaître le droit de correction, institue une autorité parentale plus égalitaire que l’antique puissance paternelle, et allège considérablement les contraintes pesant sur les mères célibataires ou les couples en union libre. Le cadre normatif est rattrapé par les transformations sociétales.

Un article de L’Illustré consacré au concubinage, 1969 (Source : Bibliothèque de Genève).

Les médias reflètent les débats qui traversent l’opinion publique. L’un de ceux-ci concerne l’augmentation de couples vivant en union libre en Suisse. Une évolution qui inquiète, car elle paraît menacer les bases de la culture nationale, en tout premier lieu l’institution du mariage. Mais progressivement, les esprits se montrent plus tolérants, et les organes de l’État aussi. À Genève, depuis le milieu des années 1960, les autorités tutélaires ont pris l’habitude d’accorder systématiquement la puissance paternelle aux mères seules. Jusqu’alors, la plupart d’entre elles, et leurs rejetons avec, étaient placées sous la surveillance du Service de protection de la jeunesse, par crainte d’une forme de déficience parentale.

Un article de L’Illustré consacré au concubinage, 1969 (Source : Bibliothèque de Genève).

Les médias reflètent les débats qui traversent l’opinion publique. L’un de ceux-ci concerne l’augmentation de couples vivant en union libre en Suisse. Une évolution qui inquiète, car elle paraît menacer les bases de la culture nationale, en tout premier lieu l’institution du mariage. Mais progressivement, les esprits se montrent plus tolérants, et les organes de l’État aussi. À Genève, depuis le milieu des années 1960, les autorités tutélaires ont pris l’habitude d’accorder systématiquement la puissance paternelle aux mères seules. Jusqu’alors, la plupart d’entre elles, et leurs rejetons avec, étaient placées sous la surveillance du Service de protection de la jeunesse, par crainte d’une forme de déficience parentale.

Enfin, les dispositifs de placement évoluent eux aussi. Un nouveau cadre légal, sous forme d’une ordonnance fédérale sur les placements, fixe dès 1977 des normes en matière de surveillance de ces mesures. Et de nouveaux modes de financement ont été mis en place depuis l’institution de l’assurance invalidité en 1960. Les établissements peuvent en outre solliciter des subventions fédérales spéciales s’ils accueillent des cas estimés plus difficiles. C’est la promesse de voir s’améliorer le régime budgétaire de bouts de chandelle qui gangrénait l’éducation surveillée. …