1930 - 1950

Soutenus ! Soutenues ?

Les années 1930 à 1950 représentent une période de consolidation pour les dispositifs genevois de protection de l’enfance.

De nouveaux organes sont créés par l’État, qui enrichissent ses capacités d’intervention. Ainsi, en 1929, le Département de l’instruction publique (DIP) se dote d’un Service d’observation des écoles. Désormais, tout·e enfant qui présenterait des troubles ou des difficultés d’adaptation pourra y être examiné·e. Au vu des résultats, des propositions peuvent être faites pour sa prise en charge (admission dans une classe spéciale, placement en établissement spécialisé). Environ 200 enfants sont vu·es durant sa première année d’exercice… et plus de 800 au milieu des années 1940 (dont environ 80 % de garçons).

Un « succès » qui révèle aussi les angoisses sociales ou parentales à l’égard des enfants qui ne correspondent pas à la norme. Et dévoile la variété des diagnostics posés sur les troubles : « voleurs, agités, désobéissants, coléreux, batailleurs, brutaux, sournois » … selon une statistique interne de 1935. Derrière l’anormalité, c’est bien la délinquance potentielle que l’on redoute.

« Un crime va être commis », Carte postale, années 1940 (Source : Archives d’État de Genève).

De nombreuses associations militent dans l’espace francophone pour qu’une censure plus sévère frappe les « mauvais » films, généralement américains, qu’on soupçonne de pousser les jeunes à la délinquance. Cette petite carte postale témoigne des efforts pour s’opposer à la passion des adolescent·es pour le cinématographe…

Nombre de ces expertises débouchent sur une recommandation de placement, en familles ou en institutions. Une école spécialisée est d’ailleurs créée au sein du DIP : c’est la Maison des Charmilles, qui peut les « éloigner du milieu familial et les soumettre à un régime de redressement éducatif ». La population scolaire y est, là encore, très majoritairement composée de garçons.

La Maison des Charmilles, 1930, article paru dans l'Echo Illustré (Source : Bibliothèque de Genève).

Cet établissement a plusieurs finalités. Observation des enfants en difficulté, mais aussi repérage des cas qui, pense-t-on alors, pourraient dériver vers la délinquance. Et enfin une visée rééducative : l’objectif étant de pouvoir à terme, après une période de scolarisation dont la durée dépend de l’évolution du cas, réintégrer l’enseignement ordinaire.

Pour ces adolescents en difficulté, une association privée fonde en 1937 le foyer des Ormeaux. S’y retrouvent ceux qui sont en attente d’une décision de la Chambre pénale de l’enfance, et ceux qui ont été mis en liberté surveillée. Le nouveau code pénal fédéral, dès 1942, donnera bientôt de plus larges possibilités aux magistrat·es pour mettre les jeunes en observation avant jugement afin de déterminer la cause de leurs mauvais comportements (une prédisposition pathologique, une éducation déficiente).

« Le fils », gravure de F. Buchser parue en regard d’un article sur le nouveau code pénal fédéral de 1942, dans la revue mensuelle de Pro Juventute (Source : Bibliothèque de Genève).

La gravure offre une vision ambiguë de ce jeune homme. Elle nous paraît bien anodine aujourd’hui, mais cet adolescent aux faux airs de Tintin n’est-il pas déjà sur une mauvaise pente, lui qui fait (peut-être) pleurer sa mère, fume comme un adulte qu’il n’est pas encore, dépense son argent pour se vêtir comme un dandy ? En filigrane, l’absence du père, figuré par ses habits : est-il décédé ou mobilisé ? S’il était présent, il parviendrait peut-être à faire rentrer l’adolescent dans le droit chemin…C’est en tout cas ce que suggère l’artiste.

« Le fils », gravure de F. Buchser parue en regard d’un article sur le nouveau code pénal fédéral de 1942, dans la revue mensuelle de Pro Juventute (Source : Bibliothèque de Genève).

La gravure offre une vision ambiguë de ce jeune homme. Elle nous paraît bien anodine aujourd’hui, mais cet adolescent aux faux airs de Tintin n’est-il pas déjà sur une mauvaise pente, lui qui fait (peut-être) pleurer sa mère, fume comme un adulte qu’il n’est pas encore, dépense son argent pour se vêtir comme un dandy ? En filigrane, l’absence du père, figuré par ses habits : est-il décédé ou mobilisé ? S’il était présent, il parviendrait peut-être à faire rentrer l’adolescent dans le droit chemin…C’est en tout cas ce que suggère l’artiste.

Le Foyer des Ormeaux sera longtemps une institution modèle en Suisse : en instaurant la semi-liberté, l’établissement permet à certains des jeunes de suivre leur apprentissage ou de travailler au-dehors durant la journée tout en restant sous surveillance du personnel durant la nuit.

Le Foyer des Ormeaux, inauguré en 1937, brochures de promotion (Source : Archives d’État de Genève).

Le Foyer des Ormeaux ambitionne de mettre en œuvre des méthodes d’éducation fondées sur de nouveaux principes. Soutenu par les milieux de l’éducation nouvelle, il mise sur la liberté, l’autonomie, et vise à cultiver chez les jeunes le sens des responsabilités. Les brochures qui représentent le centre dans ses premières années tranchent sur les représentations traditionnelles des maisons d’éducation : on y voit la plupart du temps des jeunes détendus, souvent en promenade, en voie de se reconstruire grâce à une pédagogie qui les y encourage. Propagande ou réalité ?

L’enfermement intégral n’est donc plus la seule solution dans le viseur des autorités. Dorénavant, d’autres issues sont envisagées pour permettre de familiariser progressivement ces adolescents à l’autonomie et au sens des responsabilités. Pour les garçons en tout cas, car pour l’instant aucune solution similaire n’existe à Genève pour les adolescentes....

Autre innovation: en 1932, un service du Tuteur général est institué pour assurer la tutelle sur les enfants abandonné·es ou dont la garde a été retirée aux parents. Organe éducatif spécialisé dans la protection et l’éducation de ces populations infantiles, le Tuteur général regroupe 6 employé·es en 1945 (pour 995 dossiers traités…). Ses deux premiers directeurs sont des instituteurs de formation, dont Raymond Uldry, une figure clé du paysage associatif genevois.

Raymond Uldry en 1943 (Source : Archives Institut J.-J. Rousseau).

Raymond Uldry est d’abord instituteur, puis inspecteur et obtient une licence en droit de l’Université de Genève en 1944, ce qui fait de lui un candidat idéal, à la croisée de ces deux disciplines (pédagogie et droit) pour devenir dès 1953 le nouveau Tuteur général. Il n’y restera qu’une poignée d’années avant d’occuper le poste de chef du service des apprentissages. Mais sous sa houlette, le service aura gagné en dotation humaine et financière, son titulaire n’hésitant devant aucun moyen pour faire entendre la grande misère d’un service éducatif condamné à la disette budgétaire. Raymond Uldry est décédé en 2012.

Raymond Uldry en 1943 (Source : Archives Institut J.-J. Rousseau).

Raymond Uldry est d’abord instituteur, puis inspecteur et obtient une licence en droit de l’Université de Genève en 1944, ce qui fait de lui un candidat idéal, à la croisée de ces deux disciplines (pédagogie et droit) pour devenir dès 1953 le nouveau Tuteur général. Il n’y restera qu’une poignée d’années avant d’occuper le poste de chef du service des apprentissages. Mais sous sa houlette, le service aura gagné en dotation humaine et financière, son titulaire n’hésitant devant aucun moyen pour faire entendre la grande misère d’un service éducatif condamné à la disette budgétaire. Raymond Uldry est décédé en 2012.

Des choix qui marquent bien en tout cas l’intention du législateur d’ancrer la mission de ces services de protection de l’enfance sur le terrain pédagogique.

Une évolution similaire s’observe au tribunal des mineur·es. La Chambre pénale de l’enfance est réformée par une loi de 1935 qui institue autour du magistrat-président un collège d’assesseurs pour l’épauler dans ses décisions: l’un est médecin, l’autre pédagogue. Blanche Richard, diplômée de l’Institut Jean-Jacques Rousseau/Ecole des sciences de l’éducation, assumera ce poste jusqu’en 1960. Elle est d’ailleurs la première femme suisse à occuper un poste de magistrat·e judiciaire.

Pour couronner le tout, l’ensemble des services consacré à l’enfance est rattaché au DIP à partir de 1937, regroupé au sein de l’Office de l’enfance. L’organigramme actuel est déjà en germe…

Mais le grand défi de cette période, c’est celui de la formation et du recrutement du personnel de cette éducation surveillée. Autant dans les services dépendant de l’État que dans les maisons d’éducation privée, les responsables se plaignent de l’insuffisance des moyens humains à disposition. Le constat tiré par la direction de la Maison des Charmilles en 1947 pourrait être celui de n’importe lequel des organes locaux de la protection de l’enfance :

« La Maison des Charmilles souffre depuis quelques mois de l’insuffisance pédagogique des jeunes surveillants qui y collaborent. C’est une trop grande responsabilité que nous assumons en confiant des enfants difficiles à de jeunes gens sans aucune préparation et sans autorité. Les maisons d’éducation passent toutes par une crise très grave : le personnel éducateur qualifié fait défaut ».

Ces besoins sont (très) progressivement couverts par une poignée d’institutions formant les futur·es professionnel·les du service social. En premier lieu l’École d’études sociales pour femmes, dont Genève se dote en 1918, forme des assistantes sociales, laborantines, bibliothécaires.

Une salle de cours de l’École d’études sociales pour femmes de Genève au début des années 1920 (Source : Bibliothèque de Genève).

L’école a été fondée en 1918, bénéficiant notamment du soutien de l’Institut Jean-Jacques Rousseau/Ecole des sciences de l’éducation. Elle va permettre à de nombreuses jeunes femmes de se former aux métiers réputés féminins, dans un domaine encore mixte, à la frontière entre le social et les soins. Les jeunes diplômées à peine sorties de l’École font l’objet de l’attention des services genevois de protection de l’enfance, qui s’empressent d’y recruter leurs employées dès que les budgets le permettent.

Puis, dès 1954, un Centre de formation des éducateurs de jeunes inadaptés, fruit d’une collaboration entre Lausanne et Genève, sera inauguré. La mission de ces nouvelles et nouveaux professionnels ? Assurer aux enfants et jeunes en difficulté le soutien éducatif que leurs parents ne sont pas en mesure de leur offrir. Mais aussi contribuer à transformer les établissements de placement pour en faire de véritables foyers pour soutenir les mineur·es placé·es. Un défi considérable pour ces nouveaux et nouvelles venues sur le terrain des professions éducatives !

La journée d’un éducateur (une parmi d’autres), dessin paru dans le journal des éducateurs·trices romand·es Ensemble, 1964 (Source : Infothèque de la Haute école de travail social de Genève).

La profession d’éducateur·trice se construit progressivement à partir de la fin des années 1940 en Suisse romande. La région ne comptera longtemps qu’un seul centre de formation, celui de Lausanne. Une association professionnelle naît en 1954 et se dote d’un Bulletin (Ensemble) dès 1957, rédigé par des éducateurs·trices. C’est d’ailleurs un éducateur, François Schlemmer, qui met ses talents de dessinateur amateur au service du journal, pour illustrer avec ironie les différentes facettes du métier, les publics concernés, les partenaires… et aussi les contraintes et les limites de cette action éducative en milieu fermé.

Des assistantes sociales au féminin, des éducateurs en foyer au masculin. Il faudra bien du temps pour flouter le caractère genré de ces identités professionnelles naissantes. Et bien plus encore pour que leurs cohortes de diplômé.es parviennent à peupler les services et maisons qui constituent le dispositif romand de protection de l’enfance.