Noémie

Noémie est née en 1923. Son père était employé des chemins de fer, d’origine bernoise, il est décédé en 1933. Sa mère, originaire du canton de Vaud, travaille dans un restaurant. La famille est domiciliée dans le quartier des Eaux-Vives.

Elle a 15 ans en août 1938, lorsque le Service de protection des mineurs transmet un dossier sur sa famille à la Chambre des tutelles. C’est la cadette des quatre enfants, Noémie, qui cause des soucis à sa mère. Celle-ci voudrait céder sa garde, au motif que :

« Elle a des habitudes de mensonge, elle cherche à se soustraire à notre autorité. Elle se maquille, et a tendance à fréquenter des jeunes gens en dépit de son âge, rentrant tard le soir ».

Retour de soirée (© Élisabeth Voyame)

Sa mère lui avait trouvé un emploi, comme aide dans un magasin de comestibles. Mais la place ne lui a pas plu et elle l’a quittée sans avertir quiconque.

Une jeune fille au travail dans un magasin d’alimentation, tiré d'un article de La Patrie Suisse, 1950 (Source : Bibliothèque de Genève).

Durant ces décennies 1940-1950, la plupart des jeunes des classes populaires arrête ses études à la fin du cycle primaire. Certain·es d’entre elles et eux rentrent en apprentissage, mais la plupart occupe des petits emplois dans les commerces locaux. Les garçons sont plus souvent coursiers, chargés de livrer les commandes aux client·es ; les filles occupent des postes dans la vente, ou comme personnel domestique. Il s’agit d’emplois peu payés, peu qualifiés, dont les horaires peuvent être déjà lourds pour des adolescent·es à peine sorti·es de l’école.

Une jeune fille au travail dans un magasin d’alimentation, tiré d'un article de La Patrie Suisse, 1950 (Source : Bibliothèque de Genève).

Durant ces décennies 1940-1950, la plupart des jeunes des classes populaires arrête ses études à la fin du cycle primaire. Certain·es d’entre elles et eux rentrent en apprentissage, mais la plupart occupe des petits emplois dans les commerces locaux. Les garçons sont plus souvent coursiers, chargés de livrer les commandes aux client·es ; les filles occupent des postes dans la vente, ou comme personnel domestique. Il s’agit d’emplois peu payés, peu qualifiés, dont les horaires peuvent être déjà lourds pour des adolescent·es à peine sorti·es de l’école.

Peu de temps après, Noémie dit avoir trouvé une place chez Motosacoche, partant tôt le matin et rentrant tard le soir. Mais la mère découvre bientôt que c’était un mensonge… Pour garder un œil sur elle, elle la garde en cachette à son travail. La solution ne peut cependant pas durer, car elle craint pour sa place, si son patron découvrait la présence de l’adolescente.

Publicité pour l’entreprise Motosacoche, parue dans l’Écho Illustré, 1931 (Source : Bibliothèque de Genève).

La mère demande donc à la Chambre des tutelles d’être déchargée de cette surveillance en confiant la garde de Noémie au Tuteur général. Elle précise : « Noémie a bon fond mais elle est de caractère léger, influençable, coquette, et il est nécessaire d’assurer sa rééducation, ce que je ne saurai faire moi-même ».

La coquetterie se répand dans les publicités des quotidiens, mais gare à celles qui s’y laissent aller avant l’âge… Publicité parue dans L’Illustré, 1942 (Source : Bibliothèque de Genève).

La coquetterie se répand dans les publicités des quotidiens, mais gare à celles qui s’y laissent aller avant l’âge… Publicité parue dans L’Illustré, 1942 (Source : Bibliothèque de Genève).

Le Tuteur veut la placer dans un établissement, et sa mère se dit prête à payer une part de la pension. Le lendemain même, la Chambre des tutelles ordonne le retrait immédiat du droit de garde et confie celui-ci au Tuteur général.

Été 1939

Le Tuteur général place Noémie à Saint-Gall, et au début son comportement était bon. Mais en juin 1939, elle est renvoyée vers Genève par sa patronne, la jeune fille « ayant introduit des jeunes gens dans sa chambre ». Sur le chemin du retour, Noémie s’arrête à Lausanne pendant deux jours, sans autorisation du Tuteur. Dès son arrivée, ce dernier la fait conduire au Home des Délices, une institution de placement pour enfants cas sociaux gérée par une fondation genevoise.

Le Home des Délices (rue des Petits Délices), années 1940 (Source : Bibliothèque de Genève).

Le Home des Délices a été fondé dès la mise en œuvre des premières lois genevoises sur la protection de l’enfance durant les années 1890. Il a été repris depuis par la Fondation officielle de l’enfance, qui y accueille temporairement des enfants retiré·es à leurs parents, en attente d’un placement de plus longue durée. En principe, les placements en famille d’accueil sont favorisés, mais la Fondation peut aussi décider de placer les mineur·es, lorsqu’ils et elles sont en âge de travailler, chez un patron. L’objectif est à la fois de les soumettre à une forme de surveillance et de les insérer dans le monde du travail pour qu’ils et elles deviennent rapidement indépendant·es financièrement.

Peu après, Noémie est placée chez une dame de Genève. Mais elle s’en enfuit par deux fois, en juillet puis en septembre 1939. La police se lance à sa recherche, sur demande du Tuteur. La Chambre des tutelles autorise ce dernier, dès qu’il aura remis la main sur la jeune fille, à la placer dans une maison d’éducation spécialisée pour ce genre de cas.

« Nos écoles, Instituts et Pensionnats catholiques », page publicitaire parue dans L’Écho Illustré, 1944 (Source : Bibliothèque de Genève).

Les établissements d’éducation helvétiques sont encore largement organisés sur une base confessionnelle. Bien des parents, même lorsqu’ils sont privés de la garde de leur enfant, tiennent à ce que leur progéniture soit élevée dans leur propre religion. En cas d’indigence, il n’est pas rare que les enfants concerné·es soient rapatrié·es dans leur canton d’origine, qui est tenu de prendre en charge les personnes originaires de leur territoire en raison des législations sur l’assistance publique. Le placement représente dans ce cas pour les mineur·es concerné·es une série de déracinements : privé·es de leurs parents, de leur réseau d’ami·es, déplacé·es à l’autre bout de la Suisse, transplanté·es dans une région dont ils et elles ne parlent pas forcément la langue… au nom de leur droit à la protection et à l’éducation.

« Nos écoles, Instituts et Pensionnats catholiques », page publicitaire parue dans L’Écho Illustré, 1944 (Source : Bibliothèque de Genève).

Les établissements d’éducation helvétiques sont encore largement organisés sur une base confessionnelle. Bien des parents, même lorsqu’ils sont privés de la garde de leur enfant, tiennent à ce que leur progéniture soit élevée dans leur propre religion. En cas d’indigence, il n’est pas rare que les enfants concerné·es soient rapatrié·es dans leur canton d’origine, qui est tenu de prendre en charge les personnes originaires de leur territoire en raison des législations sur l’assistance publique. Le placement représente dans ce cas pour les mineur·es concerné·es une série de déracinements : privé·es de leurs parents, de leur réseau d’ami·es, déplacé·es à l’autre bout de la Suisse, transplanté·es dans une région dont ils et elles ne parlent pas forcément la langue… au nom de leur droit à la protection et à l’éducation.

Septembre 1939

Noémie a tenté de se suicider en se jetant dans le lac aux Eaux-Vives. Son amant aurait rompu avec elle...

Le bord du lac, dans le quartier des Eaux-Vives, première moitié du 20e siècle (Source : Bibliothèque de Genève).

Noémie a été sauvée par des passant·es et conduite à l’Hôpital cantonal, où son état est jugé peu grave.

Le sauvetage (© Élisabeth Voyame)

Fin 1939

Noémie a 16 ans. Elle est placée au Bon Pasteur de Chambéry par le Tuteur général.
Au début de 1940, la mère de Noémie s’est remariée avec un employé typographe. Le couple demande à la Chambre des tutelles de la ramener à la maison, car ils ont reçu des bons renseignements sur Noémie de la direction du Bon Pasteur. Elle se serait assagie. Ils désirent la placer en journée pour qu’elle travaille.

Au Bon Pasteur (© Élisabeth Voyame)

Le 20 juin 1940

La Chambre des tutelles sollicite le préavis du Tuteur général sur cette demande. Ce dernier écrit à la direction du Bon Pasteur pour lui demander à son tour ce qu’elle en pense. Dès le lendemain, la sœur Suzanne répond qu’elle a déjà reçu deux demandes des parents en ce sens.
Mais pour elle :

« L’enfant n’est pas suffisamment amendée pour leur être rendue. Cette jeune fille est de caractère faible, et ils ne tarderont pas à regretter de l’avoir fait revenir chez eux. Mais ils ne veulent pas l’admettre. Craignant que ce soit par intérêt, car ils disent qu’ils doivent se gêner pour payer la pension de Noémie, nous venions même de leur proposer de la garder sans pension tant nous sommes persuadées que cette jeune fille ne donnera pas satisfaction. C’est une nature molle qui ne sait résister à la tentation et qui ne saurait être entièrement détachée du triste individu qu’elle a fréquenté. Il faut faire l’impossible pour que cette jeune fille reste à l’abri le temps nécessaire pour sa complète information morale ».

Écouter la citation

L’établissement est donc prêt à garder Noémie gratuitement, pour éviter que l’argument financier n’influe sur la décision des autorités tutélaires. Le 28 juin 1940, le magistrat tranche en faveur du Bon Pasteur : « Il y a lieu de considérer avant tout l’intérêt de la mineure, qui risque fort d’être compromis en effet si on la laisse revenir dès maintenant chez elle ».

Le rachat par le travail (© Élisabeth Voyame)

Juillet 1940

Les parents déposent un recours contre cette décision. L’autorité de surveillance des tutelles maintient cependant la première décision de la Chambre des tutelles. Premier argument : c’est la mère elle-même qui avait initialement demandé qu’on interne sa fille, en raison du caractère faible de Noémie (notamment vis-à-vis des garçons) ; elle paraît peu cohérente de réclamer ce retour. D’autant plus que la direction du Bon Pasteur a donné des renseignements précis à propos de l’adolescente : ceux-ci permettent d’affirmer que l’intérêt de la jeune fille est de demeurer dans cet établissement jusqu’à sa majorité. La directrice apparaît en meilleure position pour estimer l’état d’esprit de la jeune fille que ses parents : « l’impression qu’a pu ressentir le couple au cours des visites qu’il a faites à la jeune fille ne peut être mise en balance avec le préavis formel de la directrice de l’institut qui a cette jeune fille tous les jours sous sa surveillance ». Enfin, les déclarations des parents laissent à penser que c’est surtout une question d’intérêt matériel qui motive leur demande : à cet égard, « la proposition de la direction du Bon Pasteur de la garder gratuitement rend cette considération sans portée ».

Avril 1941

Les parents font appel à un avocat pour demander à nouveau à la Chambre des tutelles la libération anticipée de Noémie, affirmant que la direction du Bon Pasteur y consent. Et ils ont trouvé une place pour que leur fille puisse commencer à travailler. Ils ajoutent « qu'ils entendent également exercer par la suite sur elle une surveillance très stricte et ne pas tolérer le moindre écart de conduite ».

Le 8 avril 1941, la directrice du Bon Pasteur confirme par lettre avoir reçu la visite de la mère et consentir à la mesure demandée :

« Noémie se trouvera dans un bon milieu, assez surveillée, croyons-nous. Nous ne pouvons plus longtemps retarder sa sortie : ses parents seraient d’ailleurs très satisfaits de retrouver leur enfant ; cette dernière a fait quelques progrès, mais sa nature reste légère, dissimulée, et sa volonté bien faible ».

Écouter la citation

Elle espère néanmoins qu’elle saura résister aux tentations grâce à son séjour au Bon Pasteur.

Le 13 avril 1941, la Chambre des tutelles autorise la libération de Noémie, qui est remise à ses parents, après avoir passé 17 mois au Bon Pasteur. Elle aura bientôt 18 ans. Le dossier s’arrête ici.

Que nous montre l’histoire de Noémie ?

Le dossier de Noémie révèle le poids croissant des professionnel·les de l’éducation dans le parcours des jeunes gens et des jeunes filles dont la situation familiale pose problème. À Genève, notamment, c’est le rôle du Tuteur général qui s’affirme depuis sa création en 1932. Dès qu’une mesure de retrait de garde ou de déchéance de puissance paternelle est décrétée contre des parents par les autorités tutélaires, la surveillance du ou de la mineur·e est de plus en plus fréquemment confiée à cet organe. Charge à lui de prendre les décisions qui s’imposent, dans l’intérêt du ou de la mineur·e dont il a la garde. Les solutions qu’il a à sa disposition sont cependant en nombre limité. Il peut placer l’enfant dans sa propre famille (par exemple chez des grands-parents ou une tante, un oncle), ou dans une famille d’accueil.

Mais dans de nombreux cas, des problèmes de comportement, parfois préalables au placement, comme c’est le cas pour Noémie, provoquent un internement dans une institution d’éducation ou de relèvement. Ces établissements ne sont pas si nombreux en Suisse romande, et on peut penser que c’est la raison pour laquelle le Tuteur général choisit un Bon Pasteur en France pour la jeune fille. Sans doute aussi est-ce dans le but d’éloigner l’adolescente de ses fréquentations masculines. Et de la moraliser : les établissements de cette congrégation catholique sont spécialisés dans les prises en charge de jeunes filles considérées déviantes, ou inadaptées. Soumises à des horaires et une discipline de couvent, elles doivent racheter leur faute par des prières répétées et un travail souvent ingrat, sous la surveillance vigilante des religieuses (buanderie, repassage).

Le parcours de Noémie révèle qu’une fois placée, la jeune fille et sa famille dépendent désormais des interprétations subjectives que ces intervenant·es proches ou lointain·es se font de son évolution. Dès l’instant où le milieu familial apparaît déficient ou démissionnaire (rappelons que c’est la mère qui a sollicité initialement le retrait de garde), il n’a plus guère son mot à dire face aux autorités éducatives que représentent le Tuteur, les religieuses du Bon Pasteur, les magistrat·es. La mineure non plus, d’ailleurs : durant toute la procédure qui la concerne, avant comme après son placement, elle n’est jamais entendue. Il ne fait aucun doute pour les intervenant·es qui se prononcent sur son sort que la mesure d’enfermement est dans son intérêt : il s’agit de la protéger contre ses propres dérapages et tentations.

Soutenue, Noémie ?