Remarques psychologiques sur l’enseignement élémentaire des sciences naturelles. L’initiation aux sciences naturelles à l’école primaire (1949) a 🔗
Si l’un des buts essentiels de l’enseignement est, comme chacun l’accorde aujourd’hui, la formation d’une intelligence active, apte au discernement critique et personnel ainsi qu’à la recherche constructive, l’initiation aux sciences naturelles est appelée à jouer un rôle de plus en plus important dès le premier degré. Elle réunit, en effet, les deux conditions principales d’une telle formation de l’esprit. Plus que tout autre enseignement, elle favorise la libre activité de l’élève, et elle développe l’esprit scientifique sous l’un de ses aspects les plus fondamentaux : l’aspect expérimental, pour autant qu’on le distingue de l’aspect déductif ou mathématique.
Il nous a semblé utile, pour aider les lecteurs de la présente monographie à se faire une opinion sur la portée effective de l’initiation aux sciences naturelles, de confronter les résultats de l’enquête du Bureau international d’éducation auprès des autorités scolaires avec les données psychologiques aujourd’hui acquises en ce qui concerne le développement spontané de l’intelligence enfantine. Il est clair, en effet, que si l’enseignement élémentaire des sciences naturelles intéresse si vivement les écoliers de 7 à 12 ans, lorsqu’il est animé de l’esprit de libre recherche et d’expérimentation personnelles sur lequel insistent la plupart des programmes, c’est qu’il converge avec les tendances profondes du développement intellectuel spontané durant cette période.
Il nous a donc paru nécessaire de fournir quelques données psychologiques à ceux des éducateurs qui veulent laisser expérimenter l’enfant par lui-même et qui, par conséquent, cherchent à faire de l’école (de la salle d’expériences ou du jardin d’essais, etc.) le milieu le plus propice pour exciter la curiosité et la recherche spontanées. Plus on connaîtra le développement naturel des opérations mentales et des notions qu’elles engendrent, mieux il sera possible d’adapter les méthodes actives aux besoins les plus essentiels de l’évolution intellectuelle.
Entre 7 et 12 ans, l’enfant se livre, en effet, au cours des actions effectuées sur les objets et des réflexions provoquées par eux, à toute une organisation des notions indispensables à de telles actions et de telles réflexions. Or, ces notions, qui constituent toute une géométrie, une physique et une biologie, conditionneront non seulement les pensées spontanées de l’enfant, mais encore la manière dont celui-ci comprendra — ou ne comprendra pas — l’enseignement qu’on lui donnera sur les mêmes sujets : à ce double titre elle intéresse de près l’enseignement des sciences naturelles. Il vaut donc la peine de connaître les lois psychologiques de cette élaboration et d’en tirer parti dans les méthodes mêmes de l’enseignement.
Une distinction, fondamentale à cet égard, est à introduire dès l’abord entre les deux modes de pensée que l’on observe chez l’enfant ; il ne s’agit que de deux pôles extrêmes, entre lesquels on trouve tous les intermédiaires, mais ces deux pôles sont caractérisés par des qualités si différentes qu’il est nécessaire à l’éducateur d’avoir constamment cette distinction présente à l’esprit. À l’un des extrêmes se trouve la pensée principalement verbale, c’est-à -dire détachée de toute action et fonctionnant à l’occasion de simples spectacles, contemplés du dehors, ou même des discours d’autrui. À l’autre extrême se trouve la pensée instrumentale ou opératoire, fonctionnant à l’occasion de manipulations ou d’expériences et consistant à coordonner entre elles non pas seulement des paroles, mais surtout des opérations ou des actions. Or, tandis que cette seconde forme de pensée aboutit, entre 7 et 12 ans, à la constitution spontanée d’un certain nombre de notions cinématiques, mécaniques et même physiques fondamentales, sous une forme d’abord exclusivement concrète mais déjà rationnelle, la première forme de pensée n’engendre guère que des représentations plus ou moins mythiques et encore fort éloignées des modes de raisonner proprement scientifiques.
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Commençons donc par la pensée opératoire et cherchons ce qu’une pédagogie de l’action et de l’expérimentation aurait avantage à en connaître.
Toute connaissance physique suppose l’existence de certains invariants, se conservant au travers des transformations observables. De la réflexion des premiers physiciens grecs aux modernes « principes de conservation », on retrouve à toutes les étapes cette exigence de la pensée rationnelle, qui ne conçoit le changement qu’en fonction de l’identité et réciproquement. Or, il est très frappant de constater que, en toute situation où l’enfant se trouve aux prises avec des objets réels à manipuler et à transformer — et non pas simplement avec des idées ou avec des mots — c’est également par cette constitution d’invariants rationnels qu’il débute, dans la mesure où il s’agit de comprendre réellement, c’est-à -dire par l’action et par l’opération.
Donnons ainsi à des enfants de 4 à 12 ans des boulettes de pâte à modeler, de mêmes dimensions et de mêmes poids et prions le sujet d’en déformer une, en l’allongeant ou l’aplatissant, etc. Conserveront-elles alors la même quantité de matière ? De 4 à 7 ans (en moyenne), l’enfant le conteste : en changeant de forme, la boulette perd de sa substance ou en acquiert davantage, la quantité étant évaluée à la seule configuration perceptive. Dès 7-8 ans, au contraire, l’enfant parviendra, après quelques réactions de transition, non seulement à la présomption, mais encore à la certitude que la quantité d’argile se conserve : « On n’a rien enlevé ni ajouté », répond l’enfant, et surtout « on a changé la forme, mais on peut la remettre comme elle était avant », et « on a allongé, mais c’est devenu plus mince et alors c’est la même chose », etc. Bref, il y a conservation parce que la transformation n’est plus simplement imaginée à titre de modification sensible : elle est pensée en tant que résultat d’opérations réversibles et l’inversion même de l’opération, en ramenant l’état initial, est gage, pour le sujet, de la conservation de l’objet.
Mais posons la même question en termes de poids : la boulette allongée reste-t-elle aussi pesante que la boulette ronde témoin ? Entre 7 et 9 ans encore, la moyenne des enfants réagit comme faisaient les petits de 4-7 ans en ce qui concerne la matière : « en s’allongeant, elle devient moins lourde, parce qu’elle est plus mince » ou « plus lourde, parce qu’elle est plus longue », etc. Puis, après un stade intermédiaire (au cours duquel les petites transformations n’altèrent point le poids, tandis que les grandes le modifient), les enfants de 9-11 ans affirment la conservation du poids et au nom des mêmes arguments exactement que ceux de 7-8 ans pour la matière : on n’a rien enlevé ni ajouté ; on peut inverser la transformation ; et les relations modifiées se compensent.
Abordons maintenant le problème du volume physique, en le mesurant à l’élévation du niveau de l’eau dans des bocaux de mêmes formes et dimensions dans lesquels on immergera la boulette transformée et la boulette témoin. De 9-10 à 12 ans environ, l’enfant (et bien des adultes peu cultivés…), tout en étant certain de la conservation de la quantité de matière et du poids (en vertu des raisonnements que l’on vient de voir), doutera de celle du volume en vertu des mêmes raisons exactement que celles invoquées avant 7 ans contre l’invariance de la substance et avant 9 ans contre celle du poids : « la boulette allongée prendra moins de place parce qu’elle est mince », ou « plus de place parce qu’elle est longue », etc. Dès 11-12 ans, au contraire, l’invariance du volume est affirmée, et en vertu des mêmes arguments que celle de la matière et du poids : identité, réversibilité des transformations et compensation des relations inversées 1.
On voit tout ce que ces petits faits suggèrent au point de vue pédagogique. Ils témoignent d’abord d’une construction intellectuelle spontanée de notions physiques, en fonction d’une loi de développement psychologique relativement stable : or, s’il existe de telles lois, il va de soi qu’il peut s’en présenter en bien d’autres domaines que celui des invariants de substance, de poids et de volume, et qu’un grand nombre d’expérimentations et de recherches formatives de la pensée pourront être organisées autour de tels centres d’intérêt. D’autre part, l’évolution que nous venons de rappeler en quelques mots met en évidence un phénomène psychologique très curieux et très général entre 7 et 12 ans : les mêmes raisonnements (identiques jusque dans les expressions verbales spontanées !) ne s’appliquent pas aux mêmes âges à des notions différentes (par exemple, matière, poids et volume) mais sont à redécouvrir ou à reconstruire lors de l’accès à chaque nouveau système de faits ! Autrement dit, durant toute cette période de l’enseignement du premier degré, il n’y a pas encore de logique formelle : les raisonnements les plus exacts dont soient capables les enfants de 7 à 12 ans ne consistent qu’en opérations concrètes, c’est-à -dire en actions intériorisées, liées à un matériel précis de manipulation et d’expérimentation. De là , la nécessité absolue des méthodes actives, puisque la pensée procède ainsi de l’action et ne la précède pas.
D’autres faits sont encore plus démonstratifs à ce dernier point de vue. Supposons par exemple qu’ayant transvasé un liquide d’un bocal A en un bocal B l’enfant admette l’égalité A = B (ce qu’il nie avant 7-8 ans en cas de formes dissemblables !). Il constatera de même l’égalité B = C. En déduira-t-il l’égalité A = C ? Pour la quantité de matière, c’est bien le cas, sitôt la conservation admise ; de même il tirera la conclusion A < C des deux constatations A < B et B < C ; etc. Mais en ce qui concerne les poids, un enfant de 8-9 ans a beau constater au moyen d’une balance les égalités A = B (par exemple si A et B sont deux barres de laiton de mêmes dimensions et poids) et B = C (par exemple si C est une boule de plomb de même poids que la barre précédente B), il n’en conclura pas A = C ! De même le raisonnement A < B ; B < C ; donc A < C, et jusqu’à la simple sériation de poids gradués A < B < C < D < E… (à volumes égaux, et avec toutes manipulations autorisées) ne sont pas accessibles à l’enfant avant 9-10 ans, c’est-à -dire avant la conservation du poids, comme si tous les modes de raisonnement concernant une même notion concrète (un même domaine d’actions et d’expérimentations) s’organisaient solidairement ! (On pourrait redire les mêmes choses à propos du volume physique aux environs de 11-12 ans.)
Mais si de tels faits psychologiques mettent en évidence les exigences d’une initiation active portant sur les rapports physiques élémentaires (substructure nécessaire à la compréhension de tout enseignement physique au niveau du second degré), ils en montrent également les possibilités indéfinies. C’est ainsi que de sa découverte des notions de conservation, l’enfant procède très vite à l’élaboration de certaines notions et même de certaines opérations de composition qui rappellent de près l’atomisme antique.
Demandons par exemple aux enfants de 4 à 12 ans ce que devient du sucre dissout dans l’eau et comment expliquer la dilatation d’un grain de maïs américain qui se gonfle brusquement à réchauffement. Avant 7-8 ans, les petits répondent que le sucre s’anéantit tandis que le grain de maïs grossit en vertu d’une sorte de création ex nihilo. De 7-8 à 9-10 ans, le sucre se conserve dans l’eau sous forme de petits grains invisibles, mais sans poids ni volume, de telle sorte que le sucre une fois dissout, l’eau sucrée reprendra le même poids qu’avant l’immersion des morceaux de sucre et redescendra à son niveau initial ; de même le grain se dilate parce que formé de petites particules qui se dilatent elles-mêmes ! Dès 9-10 ans, les particules invisibles de sucre acquièrent une pesanteur de telle sorte que la somme de leurs poids élémentaires équivaut à celui du morceau total avant sa dissolution ; mais ils n’ont toujours pas de volume de telle sorte que le niveau de l’eau devrait redescendre après la dissolution. Vers 11-12 ans, enfin, la substance, le poids et le volume des particules se conservent et équivalent par leur réunion aux données de départ ; et la dilatation du grain de maïs est due à l’écartement des particules de farine considérées elles-mêmes comme se conservant en leurs propriétés corpusculaires (volume compris) 2.
On voit à la fois la cohérence de ces réactions par rapport aux notions de conservation décrites plus haut, et l’intérêt de ces « intuitions atomistiques » spontanées, pour parler comme M. Bachelard, qui traduisent en réalité une exigence de composition opératoire concrète, dont les invariants sont précisément les notions de conservation.
On imagine aisément tout ce que les enfants, après avoir élaboré de telles solutions, apprendront pour la vie entière, si on met entre leurs mains les instruments de vérification effective (balances, microscopes, etc.) et qu’on les aide à généraliser les opérations employées jusqu’à fournir les bases d’une physico-chimie élémentaire.
Il va de soi, d’autre part, que sitôt en possession des opérations constitutives de la conservation du poids, l’enfant mettra en relation les poids et les volumes (poids différents à volume égal, etc.) d’où les rapports de densité et les notions permettant d’expliquer la flottaison des solides sur les liquides : un grand nombre d’expériences sont alors possibles, qui conduisent à une nouvelle série de connaissances physiques.
Mais c’est surtout la cinématique et les parties élémentaires de la mécanique qui peuvent donner lieu aux recherches actives et expérimentales de l’enfant entre 7 et 12 ans. Jusque vers 6 à 7 ans, les intuitions de la simultanéité et du synchronisme demeurent absentes (en cas de vitesses différentes), ainsi que les opérations les plus élémentaires indispensables à la mesure du temps : par exemple la conservation d’une vitesse uniforme (le jeune enfant va jusqu’à croire que l’aiguille de l’horloge ou le sable du sablier se déplace plus ou moins vite selon qu’il sert à évaluer la durée de mouvements plus ou moins rapides !). Or, dès 7-8 ans, l’enfant élabore, grâce à des opérations d’abord qualitatives puis métriques, la notion d’un temps homogène et commun à tous les mouvements, quelle que soit leur vitesse 3.
Avant cette construction, la vitesse n’est évaluée qu’au dépassement perceptible des mobiles : deux mobiles, traversant en même temps deux tunnels rectilignes AB et A’B’ dont le second est visiblement plus long que le premier, sont censés avoir la même vitesse parce que partant et arrivant ensemble, tandis que, les tunnels enlevés, le mouvement A’B’ est tenu pour plus rapide parce que dépassant le mouvement AB (de même deux mobiles parcourant de front deux pistes circulaires concentriques dont l’une est beaucoup plus longue que l’autre, sont censés avoir la même vitesse linéaire). Avec la construction de la notion d’un temps commun aux mouvements de vitesses différentes, la vitesse devient au contraire un rapport entre le temps et l’espace parcouru : mais ce rapport, compris dès 8-9 ans pour ce qui est des mouvements totalement ou partiellement synchrones est à reconstruire entre 10 et 12 ans, en ce qui concerne les mouvements successifs 4. Une série d’expériences deviennent alors possibles en ce qui concerne la composition concrète des vitesses (en mouvements absolus et relatifs) et même l’accélération sur des plans inclinés. On imagine combien l’enseignement ultérieur de la physique et la solution des problèmes mathématiques courants peuvent être simplifiés lorsque l’enfant est en possession, grâce à de telles recherches actives, d’un ensemble de schémas concrets pouvant servir de substructures aux déductions abstraites ultérieures.
Quant à la notion de force, elle donne lieu à deux sortes de réactions spontanées, de la part des enfants de 7 à 12 ans, selon qu’elle demeure liée aux opérations concrètes dont il vient d’être question ou qu’elle donne simplement lieu à des développements verbaux (avec, il va de soi, tous les intermédiaires entre deux). En ce qui concerne le premier de ces deux aspects, l’enfant s’intéressera par exemple à la loi des leviers : il parviendra à découvrir que les poids en équilibre sur une balance simple sont inversement proportionnels à leur distance par rapport au point d’origine des bras ; etc. Il parviendra de même à découvrir des relations dynamiques constantes sur le terrain des mouvements pendulaires, des mouvements uniformément accélérés, etc.
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Mais, sitôt quitté le terrain de la manipulation réelle et de l’expérimentation concrète, la pensée de l’enfant de 7 à 12 ans témoigne d’un pouvoir d’explication verbale, dont les proliférations sont tout à la fois source d’intérêts que l’enseignement se doit de connaître pour les alimenter, et de déviations dans une direction irrationnelle et presque mythique, que l’éducation active seule peut canaliser et corriger par un contact permanent avec le concret.
La notion de force peut servir de transition entre ces deux aspects de l’intelligence enfantine, puisque, si son utilisation demeure rationnelle sur le plan concret avec les considérations d’équilibre (poids, etc.) et même d’accélération, elle donne lieu aux interprétations les plus surprenantes sitôt qu’il s’agit pour l’enfant d’expliquer des phénomènes non directement accessibles à son expérimentation. C’est ainsi que l’on retrouve assez systématiquement chez les enfants de 9 à 11 ans l’explication aristotélicienne du mouvement des projectiles : si une balle ne tombe pas à terre au moment où elle quitte la main qui la lance, c’est qu’elle est poussée par l’air qu’elle déplace en avançant et le courant d’air provoqué par le bras du jeteur ! De même les nuages vont d’autant plus vite qu’ils provoquent un vent plus violent par leur propre mouvement ; etc. 5
Mais c’est dans le domaine du vivant et de tout ce que l’enfant incorpore à cette notion que ce mode de pensée par construction conceptuelle analogique, et non réglée, donne lieu aux plus grands développements ; d’où l’intérêt systématique des élèves de 7 à 12 ans pour toute initiation biologique. Plus précisément, les intérêts que les petits attachent à la vie et qui résultent eux-mêmes de tendances psychologiques très profondes (curiosité à l’égard des origines, de la naissance, de la croissance, etc.) sont à la source de tout un travail de pensée mi-symbolique ou mythique, mi-verbal ou conceptuel, qui les renforce en retour et ce sont ces deux sortes d’intérêts combinés — curiosité vitale et curiosité réflexive, si l’on peut dire — qui rendent ensuite l’enfant avide de toute initiation aux connaissances biologiques réelles.
De 3-4 à 7-8 ans, en effet, on observe chez l’enfant deux tendances systématiques et très générales (d’ailleurs indissociablement unies) : l’artificialisme et l’animisme 6. La première est issue du problème de la naissance et des origines en général, et pousse l’enfant à imaginer que les choses sont fabriquées par les adultes ou par les dieux : les lacs, les montagnes, les rivières, les êtres vivants eux-mêmes « naissent » ainsi d’un pouvoir démiurgique, que l’enfant croit retrouver dans tous les aspects de son univers. Mais d’autre part, les choses sont vivantes et croissent : les montagnes poussent comme les plantes ou les animaux et la naissance par fabrication n’exclut ainsi ni la croissance ni la vie.
Par contre, vers 7-8 ans, sous l’influence de l’organisation des opérations concrètes décrites précédemment (sous I), l’artificialisme devient immanent à la nature elle-même et est peu à peu remplacé par une causalité rationnelle, tandis que l’animisme voit son domaine restreint jusqu’à ne plus s’appliquer qu’aux végétaux et animaux seuls. Il n’en subsiste pas moins jusqu’assez tard, sur le plan du vital lui-même, de nombreuses manifestations de cette pensée symbolique ou mythique, au moyen de laquelle l’enfant se donne des réponses aux questions qui le préoccupent. Nous avons par exemple rencontré un garçon de 9 ans et demi qui se représentait les origines de l’humanité en invoquant, non pas le poisson d’Anaximandre, mais un petit ver échoué sur les rivages d’un lac suisse ! Nous lui avions simplement demandé comment avait commencé la Suisse. Au commencement, répondit-il, tout était recouvert d’eau, mais du fond de l’eau est sortie une petite bulle semblable à une bulle d’air ; de celle-ci est issu un petit ver qui s’est mis à nager ; rejeté sur le sable, il lui a poussé des mains, des pieds, des dents et il est devenu un bébé ; un grand nombre d’autres bébés sont ainsi apparus, qui, en devenant adultes, se sont répartis en Suisses, Français et Allemands…
Sans que de telles imaginations soient générales, il n’en est pas moins évident que le vital demeure le centre principal d’intérêt de l’enfant pour la nature. Mais, entre 7 et 12 ans, tandis que les objets physiques et les relations cinématiques donnent lieu, comme nous l’avons vu, à toute une élaboration déjà rationnelle et due au développement des opérations logico-mathématiques concrètes, le monde des êtres vivants reste plein de mystères : il ne peut donc se prêter qu’à l’observation et au classement, pour ce qui est des faits concrets, ou à l’interprétation symbolique quant aux grands problèmes qui subsistent malgré tout dans la curiosité latente de l’enfant. Pour autant que celui-ci aura l’occasion d’observer par lui-même les faits, en élevant des plantes ou des animaux et en explorant la nature, et que ses besoins toujours plus vifs de collectionneur l’amèneront à des classifications plus ou moins objectives et logiques, il s’effectuera néanmoins une réduction progressive de l’aspect verbo-conceptuel ou quasi mythique de sa pensée au profit du concret et du réel : en apprenant à classer les êtres et à mettre en relations objectives les faits d’observation, il rétablira le contact entre sa curiosité biologique et sa connaissance progressive et de plus en plus opératoire du monde physique. Il retrouvera ainsi, si l’on peut dire, l’unité de sa pensée scientifique naissante.
Cette unité peut enfin devenir réelle à partir de 11-12 ans, c’est-à -dire à ce niveau qui correspond à la transition des enseignements du premier à ceux du second degré et qui est en même temps un niveau d’importance essentielle au point de vue psychologique : c’est vers 12 ans, seulement, que la pensée logique, jusque-là limitée aux seules opérations concrètes, liées à l’action et à la manipulation, devient en effet susceptible en outre de s’appliquer au domaine verbo-conceptuel lui-même, et d’engendrer ainsi les opérations formelles ou proprement déductives. À partir de 12 ans, par conséquent, l’enseignement des sciences naturelles devient susceptible de comporter, outre cet aspect actif et expérimental qui demeure nécessaire à toutes les étapes, une partie systématique et formelle qui consacrera la continuité entre le système des notions physico-chimiques et celui des concepts biologiques.
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Si sommaire et schématique qu’il soit, ce tableau psychologique appelle, en conclusion, une brève confrontation entre les faits révélés par l’analyse du développement mental spontané et les programmes et méthodes de l’enseignement des sciences naturelles, tels qu’ils ressortent des réponses à l’enquête du Bureau international d’éducation. Or, il est extrêmement réjouissant de constater l’accord foncier entre les données psychologiques et les résultats les plus récents et les plus avancés de l’expérience pédagogique. Une telle convergence est loin d’être commune à toutes les branches de l’enseignement, mais elle semble réelle sur le terrain que nous considérons ici. On peut donc espérer un perfectionnement toujours plus poussé des méthodes d’enseignement, lorsque le détail du mécanisme formateur des opérations intellectuelles et des notions sera mieux connu d’un corps enseignant dont les efforts et l’habileté pratique témoignent déjà d’une réelle adaptation à l’esprit de l’enfant.
Il est frappant de constater, en premier lieu, que les programmes en vigueur cherchent en général à maintenir un équilibre entre l’initiation à la biologie et l’acquisition des notions physiques et chimiques élémentaires. Chacun a tenu compte de l’intérêt essentiel de l’enfant pour le vivant. Mais là où l’enseignement biologique risquait de devenir exclusif, comme aux États-Unis, on revient aux problèmes en rapport avec les sciences physiques. Nous en comprenons le pourquoi, du point de vue psychologique : c’est que les opérations concrètes de l’esprit ne s’acquièrent qu’en relation avec les processus physiques élémentaires et surtout avec l’action sur les objets physiques susceptibles de conservation et de composition rationnelle.
Quant aux méthodes, les réponses que nous avons reçues permettent d’illustrer de la manière la plus précise le mode d’enseignement le plus adéquat à l’esprit de l’enfant et le plus conforme à ce que nous apprend l’étude du développement intellectuel. « Dans l’éducation des enfants, les objets sont plus importants que les mots » disent ainsi les recommandations officielles irlandaises et « ce n’est pas tellement la connaissance des faits qui importe que le chemin suivi pour acquérir les connaissances », nous dit-on du Transvaal. Tels sont, nous semble-t-il, l’alpha et l’oméga d’une didactique fondée sur la psychologie.
Cela revient à dire que, dans l’enseignement des sciences naturelles, c’est à l’enfant lui-même à observer et expérimenter. Telle est l’idée centrale sur laquelle revient à l’envi chacune des réponses que nous avons reçues : le maître doit se considérer essentiellement comme un animateur qui « invite à l’activité propre et à l’indépendance », « la fonction de l’école étant de fournir les conditions nécessaires à un développement convenable » de cet « organisme vivant » qu’est l’enfant (Transvaal).
En d’autres termes, encore, l’enfant ne saurait demeurer passif et réceptif mais doit être à chaque instant libre de déployer par lui-même toutes les ressources de l’expérimentation et de la méthode inductive (Tchécoslovaquie). Mais sur un tel point, il importe une fois de plus de dégager la signification profonde de telles affirmations. C’est un immense progrès que de remplacer l’enseignement verbal et la lecture des manuels par une série de constatations directes et d’expériences proprement dites. Seulement, il est, sur le terrain même de l’expérimentation concrète, encore deux manières de concevoir le rapport du maître avec l’enfant et de celui-ci avec les objets sur lesquels porte son action. L’une est de tout préparer, de façon telle que l’expérience consiste en une sorte de lecture obligée et entièrement réglée d’avance. L’autre est de provoquer chez l’élève une invention des expériences elles-mêmes en se bornant à lui faire prendre pleine conscience des problèmes, qu’il se pose déjà en partie par lui-même, et à activer la découverte de nouveaux problèmes, jusqu’à faire de lui un expérimentateur actif qui cherche et trouve les solutions, au travers de nombreux tâtonnements peut-être, mais par ses propres moyens intellectuels. Or, affirmer le primat de la méthode inductive, c’est précisément s’engager dans cette seconde voie : c’est postuler une méthode telle que l’enfant soit conduit par l’action à l’élaboration de ses propres opérations intellectuelles ; c’est remplacer la simple lecture des faits, en tant que données extérieures, par l’organisation spontanée des rapports et la construction même du processus inductif.
C’est ainsi que dans les expériences portant sur la composition et la conservation des quantités de matière ou des poids, dont nous parlions plus haut (sous I), ou dans l’organisation d’un système de signalisations permettant de mettre en relation les durées et les espaces parcourus à propos d’un mouvement accéléré, l’enfant ne tirera qu’un faible profit d’un ensemble de constatations faites à l’occasion de dispositifs tout montés et en l’absence de questions préalables de sa part. Que de telles mesures ou expériences soient organisées par lui, au contraire, et à propos de problèmes soulevés, explicitement ou implicitement, par ses activités antérieures (l’habileté du maître consistant justement à faire prendre conscience des questions et à provoquer chez l’enfant, par une maïeutique renouvelée en fonction de chaque nouvel élève, le besoin de vérifier tout ce qu’il entrevoit par lui-même), alors l’élève parviendra à bien plus qu’à la simple lecture des faits : ce sont des opérations nouvelles de son esprit qu’il développera au cours de la recherche inductive, jusqu’à parvenir à une méthode généralisable de coordination des faits et de vérification.
Mais, comme y insistent la plupart de nos informateurs, l’appel à l’activité de l’élève suppose tôt ou tard (pour ce qui est non seulement du classement et de la systématisation des résultats obtenus, mais encore souvent de leur interprétation même) une vie sociale organisée entre les élèves eux-mêmes : l’expérimentation se complète par la discussion en commun, la rédaction ou le dessin dans les cahiers d’observation appelle la collaboration des chercheurs, bref l’exercice des opérations constitutives du savoir suppose cette coopération intellectuelle qui est le milieu nécessaire à l’organisation des opérations individuelles elles-mêmes. C’est ici que le rôle du maître redevient central, en tant qu’animateur des discussions, après avoir été l’instigateur, auprès de chaque enfant, de la prise de possession de cet admirable pouvoir de construction intellectuelle que manifeste toute activité réelle.