Le supplice de Tantale (octobre 1946)a
L’eau fuit ses lèvres, la branche fuit sa main, et le rocher qui surplombe sa tête va tomber mais ne tombe jamais. Pour l’observateur non prévenu, tout se passe comme si le désir de Tantale suffisait à repousser les objets qu’il désire, et sa crainte l’objet qu’il redoute. Quand il se penche vers la surface de la rivière où il baigne à mi-corps, quand il lève le bras vers ces fruits mûrs qui font ployer la branche au-dessus de son front, on dirait que son geste même déclenche un mécanisme qui l’annule. Mais on dirait aussi que son regard, dès qu’il l’élève avec angoisse vers le rocher, retient le rocher. Étrange lieu que ce coin du Tartare, où la pesante logique de la matière est abolie pour peu que l’homme se manifeste. Serait-ce un pur lieu de l’esprit ? Oui, car à l’instant même où Tantale est ému, où il forme un projet, où il agit, les lois de la chute des corps et de leur inertie, qui sont celles mêmes de la mort, font place aux lois des dieux, qui sont celles de l’esprit ; et des dieux irrités contre l’homme, c’est-à-dire d’un esprit coupable.
Regardons bien ce paysage imaginaire, cette composition simplifiée comme un arcane du Tarot et non moins chargée de symboles : un corps, une eau, une branche et un rocher. C’est l’homme coupable, environné des emblèmes de sa peur et de sa [p. 363] convoitise — emblèmes ou signes, car tout tient ici à des événements intérieurs. Tout tient à l’homme et tout illustre une des structures fondamentales de son être.
Tantale avait commis deux crimes, dit la Fable. Admis à la table des dieux, il avait dérobé à ses hôtes leur nectar et leur ambroisie, pour les faire goûter aux mortels. Puis, dans l’idée de défier l’Olympe et d’éprouver son omniscience, il avait tué son propre fils Pélops, pour faire servir sa chair à la table divine.
Les liqueurs d’immortalité sont ici comme des signes de la Grâce, dont un homme chercherait à s’emparer par subterfuge, afin de s’assurer un empire terrestre. Doutons que la philanthropie préside au vol de Tantale, quand il est assez clair qu’il jalouse les dieux, leur divination, leur puissance, et tous les plaisirs qu’ils en tirent.
Quant à la mise à mort du fils, offert ensuite aux dieux comme nourriture meilleure, il est surprenant d’observer qu’elle invertit exactement le sacrifice du Fils de Dieu. Au lieu du Père livrant son Fils aux hommes pour qu’ils le tuent, mais aussi pour qu’ensuite ils revivent par la consommation de son corps spirituel, un homme tue lui-même son fils, et donne sa chair aux dieux pour qu’ils en meurent, — s’ils perdent leur divinité de s’être une fois laissé surprendre et abuser.
À cette double infraction aux grâces de l’esprit (comme je voudrais nommer les lois spirituelles), répond un châtiment dont on croit deviner qu’il n’est qu’une double réfraction du crime dans l’ordre humain. Parce qu’il a convoité la nourriture des dieux, Tantale se voit refuser celle du commun des hommes. Sa jalousie se réfléchit dans la frustration du désir. Et son défi au Ciel, ayant failli, s’inverse en menace suspendue.
Le monde païen ne conçoit pas de pardon par amour et de salut gratuit, et c’est pourquoi les châtiments qu’infligent les [p. 364] dieux revêtent en général un caractère de revanche pure et simple, et comme automatique. C’est autant dire que dans le monde païen, l’homme reste seul avec lui-même et se ferme aux interventions d’une transcendance, ou d’un appel venu d’ailleurs. (Les « dieux » n’étant, en fait, que ses propres limites.)
Dans l’histoire du supplice de Tantale, cet automatisme est si sûr qu’il autorise à des spéculations précises, encore que fantastiques en apparence.
Je vois Tantale soutenu dans la rivière, le rocher soutenu sur sa tête, l’onde et la branche ne s’écartant de lui qu’à l’instant où il veut les atteindre, et tout cela ne tient vraiment qu’à lui, qu’aux dispositions de son âme : c’est que celles-ci n’ont pas changé depuis ses crimes. Nourrissant avec obstination les mêmes désirs et le même orgueil, il nourrit la vengeance des « dieux » qui frustrent ces désirs et qui retardent, ironiquement, d’écraser cet orgueil.
Imaginons, maintenant, par impossible, que Tantale renonce un instant, qu’il s’abandonne, et qu’il préfère soudain à son amour d’un moi coupable et torturé, l’expiation libératrice et son délire. À l’instant même, il s’enfonce dans les eaux, il boit à mort, et le rocher l’écrase.
Mais c’est précisément ce qui n’arrive jamais, et ne peut arriver dans le Tartare.
Tantale, ne croyant pas à la résurrection, ni au pardon, ni au salut que lui vaudrait un instant de pur abandon — payé de sa mort, il est vrai, pour quelle indescriptible renaissance ! — préfère subir le supplice de Tantale. C’est son orgueil et sa dignité d’homme : il se révolte contre tout — sauf soi.
C’est pourquoi rien ne change autour de lui.
Considérons ici l’Homme du Désir, Tantale symboliquement réduit, dans la légende, à sa faim, à sa soif et à sa peur. Il est cet homme qui, dans chacun de nous, préfère le désir, même [p. 365] douloureux d’avoir été mille et mille fois déçu — mais c’est encore son désir, donc lui-même — à la proie qu’il ne posséderait qu’en acceptant d’être changé d’abord. Que lui servirait, pense-t-il, de gagner le monde s’il y perdait son moi ? Il est certain qu’à sa manière il a raison. Car à gagner, l’on perd toujours quelque chose : l’attente, l’espoir, la nostalgie du gain. Supposons un individu qui aurait désiré si longtemps que tout son être en fût devenu attente, espoir et nostalgie. Cet être-là mourrait nécessairement, et par définition, du don reçu. Ou encore : un être nouveau surgirait dans l’instant du don, pour le recevoir en son lieu.
À la limite, et dans la logique d’un mythe où l’homme s’identifie à l’une de ses tendances, celui qui gagne est donc toujours un autre. Et celui qui désire ne gagnera jamais.
C’est le sophisme de l’empereur : Napoléon n’est pas un Bonaparte comblé, mais quelqu’un qui s’est substitué, sous le manteau d’hermine, à Bonaparte. Le romantique qui rêvait d’être empereur est mort le jour du couronnement.
Tous nos succès, tous nos actes sans doute, sont ainsi à quelque degré des modifications de notre identité, des aliénations de nous-mêmes. À la limite, ils sont autant d’usurpations.
Changeons maintenant de plan spirituel, et transposons le mythe de Tantale dans un monde où l’instant d’abandon ne signifie plus la mort mais la vie et l’héritage de la vie éternelle. J’emprunte à Jean-Paul1, une histoire étrangement parabolique et qui, dans le registre de l’humour profond, reproduit notre fable grecque, mais la conduit à une heureuse fin. L’oncle van der Kabel vient de mourir, et devant ses sept héritiers naturels, un notaire ouvre et lit le testament. La dernière clause se trouve ainsi conçue :
[p. 366] « Tous mes biens tels qu’ils sont et vont reviendront et appartiendront à celui des sept de MM. mes Neveux qui, durant la demi-heure qui suivra la lecture de la présente clause, versera avant tous les autres, une ou quelques larmes sur moi, son oncle défunt, et cela en présence d’un respectable magistrat qui en dressera le protocole. Si tout reste sec, mes biens seront donnés au légataire universel dont le nom va suivre. »
À ce point, le notaire pose sa montre sur la table, elle marque onze heures et demie, et il attend les larmes. Le marchand Neupeter se demande s’il ne s’agit que d’une mauvaise farce, indigne d’un homme de sens. Le fiscal Knol se sent prêt à pleurer de colère. Pasvogel, le rusé libraire, essaie de se remémorer tout ce qu’il y a d’émouvant dans les livres. Klitte, qui est alsacien, jure que pour tout l’or du monde, une plaisanterie de ce genre ne le ferait pas pleurer. Sur quoi l’inspecteur de police Harprecht lui fait observer que s’il parvient à pleurer à force de rire, ce ne sera qu’un vol pur et simple, mais l’Alsacien proteste que s’il rit, « c’est par pure plaisanterie, et non pas dans une intention plus sérieuse. » L’inspecteur ouvre de gros yeux fixes, où rien ne vient. Le jeune prédicateur Flachs, lui, serait tout disposé à se lamenter ecclésiastiquement, mais la vision de la maison de l’oncle, s’avançant vers lui sur ces flots, est bien trop réjouissante… Glanz, le conseiller d’église, se met à faire une allocution, car il sait que cela le fait pleurer… Mais Flachs, maintenant, a fermé les yeux. Il évoque son oncle van der Kabel, ses bienfaits, ses redingotes grises, puis Lazare et ses chiens, la tête de beaucoup d’êtres, les souffrances du jeune Werther, un petit champ de bataille, lui-même enfin, en train de se tourmenter si pitoyablement à cause du testament, — et il s’en faut de bien peu qu’il ne pleure… Le conseiller continue son discours… Soudain : « Je crois, très honorés Messieurs, dit Flachs en se levant, je crois que je pleure ! » Et, en effet, il se rassoit en sanglotant brièvement. Son émotion dûment enregistrée, il héritera de tous [p. 367] les biens de l’oncle, pour lui avoir dédié, entre tant d’autres, une seule pensée d’amour pur et gratuit.
L’auteur du nouveau Testament n’en demande pas davantage à l’homme pour le faire héritier de son royaume : il demande un instant de foi. Un instant d’abandon de soi-même, et d’amour désintéressé.
Toute autre tentative pour mériter la Vie et le Royaume, gratuitement offerts, déclenche irrésistiblement le mécanisme du supplice de Tantale, c’est-à-dire qu’elle s’annule de soi-même.
Si un homme croit pouvoir s’autoriser du mérite de ses œuvres, il ne pleurera pas : car la vision de la proie qui s’approche sera « bien trop réjouissante » pour son cœur, et le Royaume convoité s’éloignera tout aussitôt, comme la branche chargée de fruits.
Si un homme veut la Vie éternelle par seule crainte de mourir à cette vie temporelle, les eaux vives fuiront ses lèvres ; car il faudrait, pour y être immergé, accepter de mourir d’abord à ses propres désirs et à soi-même. (Et c’est le symbole du Baptême.)
Telle est la ruse de l’Amour insondable. Admirons-en la précision miraculeuse ! Pour si peu d’égoïsme qu’il subsiste dans l’acte de porter les lèvres ou la main vers cette eau, vers ces fruits offerts, l’amour de soi domine encore le pur Amour, et le plaisir anticipé suffit encore à refouler cette larme, qui pouvait seule, et dans un seul instant, mériter la joie éternelle.