La liberté dans l’amour [Réponse à une enquête] (novembre 1947)a
Le problème me paraît capital, mais son énoncé sur plus d’un point critiquable ou obscur. Je me propose donc de serrer de près les termes de votre questionnaire.
La conception chrétienne de l’amour ? Je demande à voir ce qu’on entend par là. Si on la confond, comme il arrive, avec le légalisme institué par la bourgeoisie, je pense qu’elle a encore un bel avenir — en URSS. Voyez dans quels termes les Soviets dénoncent la « morale déliquescente » des romans français modernes, et l’accusent de « saper les fondements du mariage et de la famille ».
Mais il est hasardeux de parler de la « conception chrétienne de l’amour » comme d’une chose bien connue et qui va de soi. Avant de la déclarer périmée, il serait normal d’en prendre connaissance, de la distinguer des conceptions bourgeoises, et plus profondément des conceptions manichéennes introduites au xiie siècle par les troubadours et le roman de Tristan. Il faudrait au moins distinguer amour et sexualité. Il n’est pas exact de dire, par exemple, que « l’homme primitif et l’homme civilisé (maintiennent) l’amour sous la tutelle d’une éthique… » Car ce que les primitifs réglementaient n’était jamais l’amour au sens où nous l’entendons et qu’ils ignoraient totalement, mais les rapports sexuels.
Maintenant, le texte de votre enquête trahit une certaine impatience à l’endroit de tutelles, interdictions, mutilations, condamnations, tyrannies, etc., auxquelles l’amour ce « prisonnier » semblerait être soumis « depuis toujours ». Je crains bien que tout cela ne repose sur la confusion des termes amour et sexualité. En fait, je ne connais pas une seule loi, dans un seul pays ou un seul temps, qui ait jamais condamné l’amour comme tel, ou l’ait même nommé dans un code. De quoi donc voudrait-on le libérer ? L’amour a toujours été libre. Bien plus, l’amour est le principe actif de toute libération humaine. Il est la liberté même. (Et quant à ceux qui croient [p. 49] que c’est la haine qui libère, ils croient aussi sans doute que la police crée l’ordre, quand elle n’en est que le déchet.) Les seuls obstacles réels à l’amour sont en nous : sécheresse, blessures spirituelles, anxiété de l’orgueil tournée en méfiance d’autrui et mépris de soi-même. Pour libérer l’amour, aimez ! C’est le seul moyen, et cela suffira.
Les sages et les saints de tous les temps sont avec vous pour affirmer la Liberté dans l’Amour et par l’Amour. Cet idéal n’est pas seulement « souhaitable » comme le suggère modestement votre questionnaire, il est l’idéal par excellence de tout ce qui mérite le nom d’homme. Ama et fac quod vis, dit saint Augustin. « C’est l’amour qui nous rendra la liberté », dit la chanson. Mais il arrive que les voies et moyens que nous imaginons pour le réaliser — religions, éthiques, politiques, puis sciences — se confondent un beau jour avec une tyrannie. De même une révolution peut s’enflammer sur des slogans d’émancipation, et justifier après quelques années et au nom de ces mêmes slogans, la dictature policière. Cela s’est vu. C’est dans cette dégradation « dialectique » apparemment inévitable1, que réside la lourde réalité du problème que vous posez. Je ne me sens pas capable de le résoudre en quelques lignes, et je ne vois pas très bien, je l’avoue, quel sens aurait ici une « prise de position ». (Avec toutes les imprudences du monde, il m’a fallu 350 pages serrées pour en esquisser une, partielle, dans L’Amour et l’Occident.)
Quant au problème sexuel, c’est une tout autre affaire. La liberté dans la sexualité, nous en jouissons et nous en souffrons plus que toute autre civilisation connue. C’est la raison même pour laquelle une enquête comme la vôtre peut être conduite sans que mort s’en suive, ni même une amende. Si nos lois démocratiques déclaraient un beau jour en tous termes que dans ce domaine-là tout est permis, on sentirait à peine la différence. Si par exemple elles admettaient comme naturelle l’homosexualité, cela n’augmenterait pas notablement le nombre des homosexuels. Ils ont en fait toute liberté de vivre à leur guise, jouissent des mêmes droits politiques et économiques que les autres. D’une manière générale, les sanctions [p. 50] dans le domaine sexuel sont négligeables parmi nous, si on les compare à celles qu’entraîne la simple tentative de traverser une frontière sans visa, le refus de servir dans l’armée, la fraude fiscale, ou certaines opinions politiques même non déclarées publiquement. Nous sommes loin des sociétés qui lapidaient les adultères, prescrivaient dans le détail les mariages licites (exogamie, lévirat, sororat, etc.), faisaient déflorer les vierges par des personnages sacrés, et d’une manière générale ne toléraient aucune fantaisie individuelle dans ce domaine. C’est précisément l’existence — et non l’absence de la liberté sexuelle parmi nous qui pose un problème sérieux.
Si l’on estime que l’état présent de nos mœurs est satisfaisant, il en résulte qu’une « éthique de l’amour » (entendons de la sexualité) n’est pas nécessaire ; car en fait nous n’en avons plus, ou juste assez pour que le piquant d’une tricherie que toutes nos modes, romans et films favorisentb. Si l’on estime au contraire, comme je le fais, que nous vivons dans le chaos, l’amertume et la contradiction, il nous faut rétablir une éthique, c’est-à-dire recréer des tensions entre la « nature » et un ordre, ou plus exactement : entre nos instincts déréglés et les règles d’un jeu nouveau.
Quel jeu ? Quelles règles ? Sujet d’autre enquête.