Drôle de paix (7 juin 1947)a
Nouvelles du monde chaque matin dans l’excitante confusion d’un grand journal américain : la juxtaposition des faits, des lieux, des plans et des valeurs humaines y dégage une espèce de lyrisme « global », mais elle augmente aussi l’incertitude. Or ce n’est pas l’angoisse, comme on le répète complaisamment, ce n’est pas même l’anxiété, c’est simplement l’incertitude qui domine l’état d’esprit général de l’époque, depuis que Hitler a disparu. Notre vision du monde, naguère limitée aux dimensions de la nation, mais désormais sollicitée par des espaces nouveaux, se trouble.
Le monde qui encadrait nos actes et pensées et suffisait à leur fournir des repères coutumiers et pratiques s’est élargi aux dimensions de la planète. Que faire de ces informations en vrac, dont chacune signale une menace ou une promesse qui peut nous concerner, mais dont il nous est impossible d’évaluer la portée concrète ?
Savoir d’abord les faits
La Russie soviétique condamne les clowns, les existentialistes et l’adultère. Quelle est donc son idée de la liberté ? Aux Indes les musulmans, les hindous et les princes ne s’accordent que sur un point, qui est de refuser les plans de retraite obstinément offerts par les Anglais. Que penser de l’impérialisme britannique, représenté d’ailleurs par le Labour Party ? Les Américains quittent la Chine, l’abandonnant à une guerre sans merci entre le Kouomintang et l’armée communiste, qui n’est même pas soutenue par Moscou. Quelle est la stratégie yankee à l’égard de ce marché gigantesque ?
En Amérique du Sud le dictateur Perón signe une série de traités d’Anschluss économiques avec ses voisins immédiats et devient une puissance de premier plan. On croyait le fascisme abattu. Les statistiques révèlent qu’à l’heure présente on enregistre aux États-Unis un divorce pour trois mariages. Cela non plus ne restera pas sans conséquences, mais lesquelles ? Il n’est pas un de ces faits, grands ou petits, moral, économique, culturel, religieux, qui ne modifie les conditions du jeu mondial et ne soit destiné à réagir, à plus ou moins longue échéance, sur le sort de chacune de nos nations d’Europe et sur nos vies individuelles. Il n’est pas un de ces faits qu’on puisse analyser à l’aide de nos catégories de droite et de gauche sans glisser vers l’insanité ou révéler son ignorance. Il n’est pas un de ces faits, par conséquent, dont tiennent compte nos débats politiques. Ces derniers sont centrés sur des questions de partis et de partis pris locaux et ancestraux nommés « doctrines », qui ont à peu près les mêmes rapports avec l’état des forces dans le monde qu’un combat de coqs avec le problème de la bombe. Et tout cela n’est que trop naturel. Il est parfaitement naturel que nous aimions parler de politique. Il est parfaitement naturel que nos discussions se passionnent dans la mesure où elles s’allègent d’une quantité d’informations encore plus difficiles à retenir qu’à rassembler ; car c’est la passion que nous aimons et l’affirmation de nos points de vue, et s’il fallait d’abord savoir les faits il n’y aurait plus moyen de causer.
La bêtise triomphante
Cependant nous soupçonnons bien qu’en dehors de ce jeu de nos partis il y a la vie sérieuse, la vie réelle du monde, d’immenses transformations continentales qui demain disposeront de nos vies : s’en occuper serait s’occuper vraiment de politique.
Car il n’y a plus à proprement parler de politique pratique, sérieuse et efficace, sinon dans le cadre planétaire. Hitler et le Japon l’ont démontré par leur échec, qui fut celui d’une dernière tentative d’impérialisme national et autarcique niant la solidarité globale. Désormais nous savons qu’il y a le monde et qu’il est un. Nous le savons théoriquement. Mais il nous faut encore apprendre à le voir, puis à le sentir et à le penser naturellement. C’est ainsi que se formera cette opinion publique mondiale qui seule nous permettra de dominer la cause unique des guerres depuis cent ans, à savoir bêtise armée sous le nom de nationalisme.
Quatre foyers de contradictions
Le monde s’offre à nos yeux, cette année, sous les espèces de quatre ou cinq foyers continentaux de crises et de profondes contradictions internes.
Leur lien n’est pas facile à distinguer. Essayons tout d’abord de les décrire.
[p. 6] Voici l’URSS, et cette patrie de la révolution moderne est aussi celle qui manque le plus de liberté ; et cette puissance la plus redoutée est aussi celle qu’un rien enraye : un écrivain comique, un journal libre, une phrase dans le discours de quelque Américain, un diplomate qui prend l’air à sa fenêtre, un homme qui pense, à sa manière imprévisible. Jamais gouvernement si sûr de ses calculs quand il s’agit de la vie de millions de ses sujets n’avait trahi tant d’insécurité dans ses réactions extérieures, tant de nervosité à l’égard de la critique, une pareille incapacité à intégrer l’opposition.
Voici les États-Unis, et cette patrie de la démocratie, c’est-à-dire de l’éducation et du civisme, découvre que ce sont précisément quelques-unes de ses bases morales, son esprit civique et son système d’éducation qui sont en crise.
Le divorce y devient une maladie sociale, les instituteurs désertent leurs postes mal payés et sans avenir, l’État de Géorgie se donne deux gouverneurs rivaux, démasquant la faiblesse de la loi et la violence des préjugés de races… Et tout cela au moment précis où l’Amérique du Nord se voit chargée de la conduite des affaires du monde et se dispose à exporter les principes de son way of life, qui se confondent dans son esprit avec la santé même du genre humain, le bon sens et la démocratie…
Voici l’Asie, les Indes et la Chine. Ces deux énormes blocs de 400 et de 450 millions d’habitants se voient enfin libérés de la tutelle et de l’exploitation occidentales : c’est pour inaugurer la guerre civile. À peine les Japonais battus, à peine les derniers 12 000 Américains évacués, la lutte reprend en Chine entre l’armée des provinces communistes et Tchang Kaï-chek, cependant que l’inflation augmente et que le pays manque à peu près de tout après seize ans de guerre et d’invasion. À peine les Anglais ont-ils annoncé leur décision de se retirer des Indes en juin 1948 que la Ligue musulmane se déclare prête à la guerre contre le Congrès, où les hindous détiennent la majorité. Cependant que l’Indochine et que l’Indonésie en sont encore au stade préliminaire de la lutte pour l’autonomie.
Voici l’Europe enfin, cette Europe qui naguère était le plus orgueilleux des continents, et qui fait une grande crise de scepticisme et de manque de confiance en soi, tandis que ses intellectuels découvrent subitement les sombres joies de l’humilité et les plaisirs plus lucides de l’angoisse. L’Europe patrie de l’invention, du « système D » et de la réplique rapide, dont les ministres annoncent que c’est le froid qui les oblige à rationner le charbon et l’électricité. L’Europe qui, à peine délivrée des tyrans et des dictatures, cesse de croire à la démocratie. L’Europe qui se donne pour battue, quand à elle seule elle totalise plus d’habitants que la Russie et les États-Unis additionnés !
Ainsi la « drôle de paix » que nous vivons repose en fait sur quatre crises, sur quatre pauvretés continentales : manque de liberté en Russie, manque de bases spirituelles aux États-Unis, manque d’ordre politique en Asie, manque de foi et d’espoir en Europe. Je dis bien que notre paix repose sur ces manques, qu’elle y trouve ses bases actuelles et ses garanties les plus sûres. Car ce sont les richesses d’autrui et non ses maladies que l’on jalouse. Si l’un de ces quatre grands malades recouvrait subitement la santé, il deviendrait impérialiste malgré lui et susciterait probablement la coalition des trois autres. Si la Russie pouvait prouver que son régime ménage autant de libertés que la démocratie américaine elle dominerait bientôt le monde par la seule force de son utopie de justice et d’ordre social. Si l’Asie était moins anarchique elle dominerait un jour par la force du nombre. Si l’Amérique sentait son idéal mieux assuré dans ses propres foyers elle serait tentée d’abuser de ses avantages actuels. Et si l’Europe était moins abîmée, qui sait quelle arrogance elle ne retrouverait pas.
J’imagine que les hommes d’État se préoccupent essentiellement de la répartition des richesses du monde, au bénéfice de leur nation, bien entendu. Si c’est le cas, ces hommes d’État sont en pleine réalité. Jamais les peuples ou les individus ne se sont unis à cause des richesses qu’ils avaient, tout au contraire. C’est toujours de la pauvreté que montent les appels à l’union et que surgit l’utopie agissante. L’Organisation des Nations unies ne s’est formée que pour répondre à l’appel de nos anxiétés et de nos manques. C’est grâce à eux et en eux seuls qu’elle a pris quelque consistance. Elle se maintient parce que les Russes sans elle resteraient enfermés dans les cloisons étanches de leur autarcie politique ; parce que l’Europe sans elle s’enfoncerait encore plus dans sa névrose de scepticisme et de retrait. Elle se renforcera au cours des mois prochains parce que l’Asie va lui demander son aide (les deux parties des Indes l’annoncent déjà) et parce qu’elle représente pour les Américains ce symbole d’un avenir plus vaste qui peut seul les mettre au défi de se redresser pour tenir un grand rôle.
Ce sont nos quatre pauvretés qui nous lient et qui assurent notre paix provisoire. C’est d’elles que naît l’appel à la fédération. Et si les hommes d’État qui se trouvent chargés d’administrer l’ONU ne le comprennent pas il faut prévoir que cet appel créera demain d’autres organes plus capables de l’enregistrer et de lui donner une forme et de le satisfaire.