La lutte des classes (1947)a
Les trains suisses, bien qu’ils vous conduisent en moins d’une heure d’un monde à l’autre — de Neuchâtel à Berne par exemple — ne servent cependant qu’aux petits déplacements, qui sont des voyages concentrés et plus émouvants que les vrais, parce qu’entre le départ et l’arrivée ne s’établit jamais cette monotonie des heures de plaine et d’océan de nuit où rien ne bouge. Comme il n’y a pas de place en Suisse pour un véritable voyage, on s’en tire en coupant le milieu, ce remplissage de kilomètres, ces deux mesures de musique russe indéfiniment répétées, pour ne garder que le meilleur, le plus actif et le plus déchirant, la rupture et la découverte, l’évasion qui se mue en invasion, ce début qui clôt une vie, cette conclusion qui en ouvre une autre, tandis qu’entre les deux s’opère en un clin d’œil la silencieuse révolution du centre où se confondent les extrêmes [p. 144] les plus touchants du souvenir et de l’espoir, quand les portes du cœur, un instant, sont à la fois ouvertes et fermées. Ainsi la Suisse est la patrie des romantiques contraints par les dimensions mêmes de l’État au classicisme véritable, celui qui exprime le tout en disant le moins, et qui témoigne de l’inspiration par le signal d’un raccourci métaphorique. J’idéalise, mais pourquoi pas ? S’il me fallait décrire nos petits déplacements du point de vue de l’usager moyen, je dirais que je les trouve divisés en trois classes, pour la commodité de l’exposé.
De mon temps, les gens bien voyageaient en troisième, les gens chic parfois en seconde, et je ne savais rien des premières sinon qu’un morceau de dentelle ornait le haut de leurs sièges de velours rouge, pour quelque usage ignoré du commun. Presque toujours elles étaient vides.
En troisième on retrouvait, comme j’ai dit, les gens bien, gracieusement mêlés au peuple souverain de la région, dans cette égalité scolaire que créent en Suisse les bancs de bois peints en faux bois jaune clair. On s’attendait à être interrogé, dans les trois langues nationales. À mi-chemin entre l’instituteur et le gendarme, un personnage vêtu d’un sévère uniforme au col bordé de perles [p. 145] blanches mordant sur l’encolure bien rasée entrait, claquait la porte étroite, et annonçait avec une emphatique autorité des noms de villages que tout le monde connaissait, mais cela faisait partie du jeu. En bons élèves, les voyageurs préparaient leurs billets pour l’inspection. Tout se passait d’ailleurs sans angoisse, en ce temps-là. On était sûr de son affaire, on était parfaitement « en règle », il fallait simplement « ne pas faire attendre », en vertu de cette discipline spontanée, voire prévenante, qui fait la force principale de notre régime fédéral.
Revenant en Suisse après sept ans d’absence, l’été dernier, et plus que jamais frappé par ce trait national — le seul sans doute, chez nous, qui mérite l’adjectif —, je me disais : « C’est notre force, et ce sera peut-être un jour, au dernier jour — car les plus belles histoires du monde ont une fin — la faiblesse fatale de notre État : cette habitude de nous sentir en règle, donc de nous croire protégés par toutes les lois divines et humaines, comme si le monde où nous vivons était fait à notre mesure, comme si l’humanité où nous plongeons se conformait aux règles de la bonne conduite. » L’aspect d’un wagon suisse de IIIe classe, tant il respire naturellement [p. 146] l’honnêteté, tendrait à nous faire oublier que la correction, la décence et la sécurité des citoyens sont de purs et simples miracles ; que le monde est une jungle atomique, l’humanité dans sa très grande majorité une espèce animale désordonnée, lubrique, rapace, irresponsable et affamée ; et notre âme un cloaque de crimes potentiels, comme l’ont dit Freud, Shakespeare et les Pères de l’Église.
Ici pourtant la confiance règne, mais ce miracle est si bien déguisé en exacte banalité que les Suisses le prennent pour banal. Ils pensent mener la vie normale du genre humain, l’anarchie et la guerre étant des exceptions. Ainsi pensent les Français du climat tempéré dont ils jouissent à peu près seuls au monde, tandis que les déserts, les volcans, les ouragans et les températures extravagantes menacent quotidiennement depuis des millénaires l’existence même de plus des neuf dixièmes des hommes. En dépit du langage courant, c’est le normal qui est exceptionnel, ce sont les cas d’ordre, de paix et de raison qui doivent nous étonner quand ils paraissent, phénomènes hautement improbables, très rarement observés sur la planète, et que la presse devrait mettre en vedette, au lieu de nous rebattre les oreilles du train-train de nos corruptions.
[p. 147] Donc les Suisses que je vois en IIIe classe offrent l’image de l’homme sûr de son monde. D’où vient alors cette espèce de malaise qu’éprouvent les étrangers sensibles lorsqu’ils prennent place dans nos trains locaux ? L’expérience de la vie new-yorkaise, où personne ne vous voit jamais, se propose par contraste une réponse. C’est qu’en Suisse on se sent regardé, examiné, jugé, jaugé, plus que nulle part ailleurs au monde. Tout se passe en somme, inconsciemment, comme si notre système de sécurité devait être à chaque instant vérifié, mis au point, méticuleusement nettoyé des moindres suggestions de bizarrerie ou de virtuelle indiscipline que peuvent représenter une cravate insolente, une conversation à voix trop haute, une semelle appuyée sur le banc, quelque geste imprévu, un air, un rien. L’indiscrétion sévère du regard suisse me surprend à chacun de mes retours. Comment décrire et comment justifier l’espèce particulière d’irritation que provoquent ces regards apparemment timides, vaguement bovins, mais directs, trop sérieux et choqués par on ne sait quoi… ? Vous les soutenez d’abord avec curiosité, puis vous trouvez que cela suffit, mais eux bien loin de se troubler pèsent encore un temps infini, en vertu de quelque [p. 148] inertie, et finalement ne se détournent qu’avec cet air exaspérant de celui qui renonce à comprendre… Ah ! mais il faut y être pour sentir et pour réagir comme je le dis. Dès que je m’éloigne un peu, l’indulgence me reprend. Tout compte fait, je leur donne raison. Quand on possède la pax helvetica, on ne saurait se montrer trop vigilant, je veux dire trop méfiant et même intolérant. Qu’ils aient seulement l’air étonnés suppose déjà beaucoup de retenue…
À propos de cette pax helvetica, si vous pensez que j’exagère, laissez-moi recopier un « avis » imprimé que j’ai pu lire l’été dernier, punaisé près de la porte du balcon dans une chambre d’hôtel des bords du lac Léman :
Afin d’éviter tout bruit inutile, la direction de l’hôtel prie sa clientèle de ne pas donner à manger aux mouettes.
C’était l’été des expériences de Bikini.
Dans les secondes règne la gravité du commerce et de l’industrie. L’authentique usager de cette classe n’est pas curieux, comme les gens des troisièmes, des menus incidents du trajet. On sent bien qu’il a l’habitude. On dirait qu’il s’installe [p. 149] dans son bureau, et sa pensée ne vagabonde pas, reste enfermée dans sa serviette de cuir. Rien d’étonnant si le contrôleur distingue à première vue les resquilleurs, ces jeunes gens excités qui prétendent ne pas payer de supplément parce qu’il n’y avait plus de place dans les troisièmes : ils ont l’air trop contents d’être là, on les refoule. J’ai cru remarquer à ce propos que le peuple suisse paraît de plus en plus enclin à respecter le velours gris et dru des secondes : il a tort, c’est la classe vulgaire. Des jeunes femmes aux moues insolentes, vêtues comme des réclames de magazines, discutent avec un accent révoltant le prix de leurs nylons ou de cette « Cadillac » promise, affirment-elles, par le jeune mâle placide qui leur fait face, mi-flatté mi-gêné. Je me sens devenir réactionnaire, ce qui m’effraye encore un peu, bien que je voie venir le jour où la réaction la plus noire sera le dernier refuge des esprits libres. Je me décide à regagner les troisièmes. Mais il faut traverser un couloir de premières. Et je m’arrête, fasciné.
Un vieux monsieur en noir, au col rond, dur et haut, ce doit être un évêque anglican, somnole. En face de lui, la beauté même, « ô toi que j’eusse aimée », sa fille sans doute, fume en feuilletant [p. 150] un magazine. Je croyais autrefois que les premières étaient vides. C’était vrai, les enfants voient juste. Ces gens traversent le pays comme s’il n’existait pas, ils vont plus loin. Confirmation de la sentence ésotérique : l’œil qui ne voit pas n’est pas vu.
Les passagers de première classe, en Suisse, je les nomme les imperméables. Ils traversent et passent, et rien ne les touche. Ce sont aussi, et pour la même raison, des transparents. (Avez-vous remarqué que les trains qui vous croisent sont transparents s’ils vont très vite ? On ne cesse de voir le paysage au travers.) Ils appartiennent au vaste monde dont je rêvais avec fièvre, à 12 ans, quand je lisais sur les longs wagons bruns qui s’engouffraient au tunnel du Gothard : Amsterdam-Köln-Olten-Zagreb-Bucuresti.
Voilà la Suisse en raccourci, telle que je l’aime : croisement des traditions locales les plus touchantes et des express européens, petits trajets portés sur les axes du monde. Quel ennui, ces secondes entre les deux !