Conversation à bâtons rompus avec M. Denis de Rougemont (30-31 août 1947)a
L’émouvante profession de foi fédéraliste qu’a entendue le congrès des fédéralistes européens de la bouche de M. Denis de Rougemont a eu un retentissement considérable.
Avec cette simplicité propre aux grands esprits et cette parfaite courtoisie qui est la marque de l’homme bien né, M. de Rougemont nous a fait l’honneur de nous recevoir quelques instants.
Je viens de passer sept ans aux États-Unis, nous confie-t-il. J’étais parti pour l’Amérique afin de faire une tournée de conférences sur la Suisse. J’y allais aussi dans l’intention de faire jouer mon oratorio Nicolas de Flue, dont Honegger a écrit la musique. Surpris par la guerre, je suis resté aux États-Unis. Je suis rentré en Suisse il y a quelques mois seulement, et je compte m’installer à Ferney dans quelques jours.
Avez-vous beaucoup écrit pendant ce « temps de pénitence » ?
Oui, passablement. J’ai écrit Vivre en Amérique, j’ai publié La Part du diable et m’en vais sortir très prochainement Journal des deux mondes, dont la Guilde du Livre a déjà donné une édition. À l’intention du public américain, j’ai fait, enfin, un ouvrage sur la Suisse, intitulé Le Cœur de l’Europe et dont il n’existe qu’une édition anglaise.
Ce qu’on sait moins chez nous, c’est l’influence considérable que M. Denis de Rougemont a exercée aux États-Unis en faveur de notre pays. Il est trop modeste pour vouloir nous l’avouer, mais il s’est fait l’ardent défenseur de nos institutions.
Ce rôle a été d’autant plus utile pour nous que notre neutralité n’a pas toujours été bien comprise et que la presse n’a pas toujours été très tendre à notre égard. De cette influence, nous ne donnerons qu’un exemple, mais qui illustre bien ce que nous venons de dire. Le président Truman avait constitué un comité civil, composé d’éminentes personnalités américaines, qui avait été chargé d’établir un rapport sur la conscription. Or, dans ses conclusions, ce comité s’est prononcé pour la conscription, parce que, se référant à l’ouvrage sur la Suisse de M. Denis de Rougemont, il a donné comme argument principal le cas de notre propre armée.
En Europe même, les écrits de M. de Rougemont, ont marqué de leur influence une partie de l’élite intellectuelle de l’Occident. En Hollande, par exemple, le parti socialiste personnaliste a tiré sa doctrine de ses ouvrages et de ceux de quelques autres penseurs. Au Danemark, cette doctrine personnaliste a trouvé aussi des adeptes, mais c’est évidemment en France, qu’elle a eu le plus de succès et qu’elle a trouvé peut-être le terrain le plus favorable. Ce mouvement personnaliste a été créé vers 1932 à Paris, Denis de Rougemont représentant l’élément protestant, Jacques Maritain, l’élément catholique, Berdiaef les orthodoxes et Aron les agnostiques. Comme dirait Péguy, c’était un rassemblement de toutes les croyances et incroyances. Les membres de ce mouvement ont été dispersés par la guerre, certains étant morts, mais les idées — et c’est là l’essentiel — se sont répandues.
En écoutant parler mardi soir l’auteur du Journal d’un intellectuel en chômage, nous nous étions demandé à la suite de quelles expériences personnelles il avait été amené à formuler une philosophie du fédéralisme aussi profonde et aussi originale. Nous avons posé la question à M. de Rougemont, qui nous a répondu simplement :
De tout temps, j’ai été fédéraliste, et je me suis fait une philosophie qui cadre avec les institutions de notre pays, car, contrairement à ce que l’on pense généralement, je m’assure que l’expérience suisse, malgré son petit cadre, est valable pour l’Europe.
Voyez-vous, on ne se rend pas compte, en Suisse, qu’il existe en nous, aujourd’hui, un sentiment européen, ce qui n’empêche pas, il est vrai, bon nombre d’entre nous de douter de la naissance d’une fédération européenne. Mais ce qui me paraît important et encourageant tout à la fois, c’est qu’on assiste au même phénomène qu’il y a cent ans. En 1846, il existait un sentiment suisse, mais l’on doutait de la possibilité de créer un État fédéral. Comme je l’ai dit dans ma conférence de mardi soir, ce qui étonne tous les historiens de notre Confédération, c’est justement l’extrême rapidité avec laquelle la Constitution de 1848 fut proposée, écrite, adoptée et mise en pratique. En 1846, elle était encore une utopie. Trois ans plus tard, elle fonctionnait si bien que l’on eût dit qu’elle allait de soi. Notez bien que ce sentiment suisse, dans les années précédant 1848, était informulé, et qu’il a fallu la campagne de la Société helvétique et les écrits du doyen Bridel pour que l’opinion publique prît enfin conscience de ce sentiment suisse.
Aujourd’hui, il ne faut pas se leurrer, il y a une crise du fédéralisme suisse. Et cette crise vient de ce que nous sommes entourés d’États-nations, qui menacent notre fédéralisme. Cela explique aussi pourquoi le centralisme fait chez nous des progrès aussi terrifiants. Aussi suis-je convaincu que le salut de notre fédéralisme ne peut venir que d’une Europe fédérée.