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L’Europe à l’heure de ses choix II : Se rallier à l’idée suisse (22 novembre 1970)a b

Dans cette optique d’une Europe fédérale, comment appréciez-vous une entreprise comme celle du Marché commun et les efforts d’intégration politique, financière, économique, qui sont faits ?

Le Marché commun, à mes yeux, est une première agence fédérale du type que je voudrais voir se multiplier. C’est, plutôt, le germe d’une agence fédérale pour l’économie car ce n’est pas encore une autorité de politique économique et cela ne couvre qu’une petite partie de l’Europe. Il faudra bien un jour qu’il y ait une agence fédérale européenne de l’économie ; il faudra qu’il y en ait d’autres qui s’occupent des transports, des recherches scientifiques, des universités, de l’écologie, de la défense — si c’est encore nécessaire — des relations hors de la fédération. Toutes ces agences fédérales seront indépendantes les unes des autres dans une très large mesure, pourront avoir leur siège n’importe où en Europe. Le Marché commun est implanté à Bruxelles. Mais je vois très bien d’autres agences fédérales européennes, en Suisse par exemple. Dans mon livre La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux, j’avais lancé l’idée de transformer la Suisse en district fédéral de l’Europe. Ce qui résoudrait beaucoup de questions, et notamment celle de la neutralité.

[p. 37] Parce que vous pensez que la Suisse ne pourrait pas rester l’écart d’un tel mouvement ?

Non, c’est absolument impensable. Comment la Suisse resterait-elle l’écart d’un Fonds européen d’écologie, par exemple ? Elle ne peut pas fermer ses frontières aux vents ou la pollution du Rhin. La Suisse est destinée à être au cœur de l’Europe et elle doit l’être dans ses entreprises communes. On dit que cela signifierait la fin de la neutralité. Je pense au contraire que cela signifierait une helvétisation de l’Europe.

L’Europe fédérale serait une sorte de Suisse grande échelle ?

Pour cela il faut que les Suisses poussent encore plus loin qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici leur sens du fédéralisme : il faut qu’ils comprennent que certaines tâches dépassent les cantons, d’autres sont trop petites et doivent rester aux communes. Il faut qu’ils vivent, encore mieux qu’ils ne le font, l’esprit de leur fédéralisme qui est très ancien.

Il ne faut jamais oublier que la Suisse s’est fondée sur les communes, et non sur les cantons qui sont venus plus tard. Il y a en Suisse un esprit communal auquel on doit revenir parce que c’est la vraie source du fédéralisme. Et de là il faut dépasser les frontières de la Suisse avec le fédéralisme.

S’il y avait les États-Unis d’Europe, on ne voit pas comment la Suisse serait neutre entre ces États-Unis et, par exemple, la Russie soviétique. Coudenhove-Kalergi, qui a lancé le premier mouvement européen Vienne en 1923, disait récemment : « On parle toujours des difficultés qu’a la Suisse pour adhérer à l’Europe. Pourquoi ne parlerait-on pas de l’autre difficulté qui est beaucoup plus intéressante : celle qu’a l’Europe pour adhérer à la Suisse ? » De ce point de vue, la Suisse ne perdrait rien en entrant dans une construction européenne. Ce serait le triomphe de son Idée, au sens platonicien du terme.

Pouvez-vous préciser comment vous concevez les modalités de ce que vous appelez l’adhésion de l’Europe à l’Idée suisse ?

Quand je parle de l’adhésion de l’Europe à l’Idée suisse, j’entends par « Idée suisse » le véritable fédéralisme, qui n’est d’ailleurs pas toujours appliqué en Suisse. Ce fédéralisme va de la commune aux entreprises jusqu’à l’Europe puis au monde. C’est là une chose nouvelle car elle n’a jamais été appliquée systématiquement, pas même en Suisse. C’est une expérience qui n’est possible qu’aujourd’hui, grâce au développement de la technique.

Par exemple, sans ordinateurs, je défie qui que ce soit de maîtriser les mécanismes d’une fédération continentale ou alors, ce serait une tyrannie effroyable, car on devrait édicter des règles sans nuances pour tout le monde. Tandis qu’avec les ordinateurs, on est en mesure de respecter les diversités.

Aujourd’hui, vous savez ces carcans que sont les frontières que l’on essaie de faire coïncider tant bien que mal avec un tas de réalités complètement hétéroclites, comme la langue ou l’économie. Cela aboutit à des monstruosités et des guerres.

Mais si vous reprenez l’exemple de la Suisse, vous voyez qu’on n’y a jamais eu cette idée folle de faire coïncider l’économie et la langue, et nous avons toujours pensé qu’il y avait des ordres de réalités à ne pas mélanger. Il n’était pas question d’imposer la même religion, la même économie, les mêmes impôts d’après la langue. Nous avons parfaitement conçu tous ces mélanges et nous nous débrouillons, parce que nous avons des petites communautés.

En fait, mon modèle de gouvernement de l’Europe reproduit le Conseil fédéral suisse. Qu’est-ce que le Conseil fédéral ? Ce sont sept agences différentes qui font chacune leur travail, et dont les chefs réunis forment l’exécutif, le souverain étant le peuple. Cela me paraît un modèle parfaitement valable pour l’Europe et qui pourrait donner des résultats considérables, à l’échelle du continent. Cette recherche d’un équilibre humain est d’ailleurs beaucoup plus révolutionnaire qu’on ne le pense. Elle suppose la fin du gigantisme des villes, la recréation de petites unités de 25 000 ou 50 000 habitants, avec leur vie civique, c’est une transformation du cadre européen qui peut aller très loin.