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Notes pour une éthique du fédéralisme (1979)a

1. L’un des lieux communs fondateurs de notre société européenne, et peut-être le plus fondamental de tous, a consisté pendant des siècles dans la croyance, habituellement informulée, que les institutions ne suffisent pas sans les mœurs, ni les lois sans l’esprit des lois — et réciproquement. Ce consensus, cet accord préalable à tout contrat sincère, fondé sur le seul consentement des parties, n’a été rompu que par l’avènement des premiers États totalitaires. On peut même dire que l’État totalitaire se définit comme refus et rupture de ce processus d’interaction créatrice, auquel il entend substituer la seule contrainte exercée par l’État, c’est-à-dire par le groupe qui a saisi les moyens de coercition publique : police, information et mass médias, réseaux administratifs et enseignement aux trois degrés.

2. Mis au défi de s’exprimer par l’agression jacobine d’abord, napoléonienne ensuite, totalitaire enfin, le fédéralisme n’est devenu « doctrine » — c’est-à-dire mise en forme après coup d’expériences, d’inventions quotidiennes, de recettes, de pratiques vitales — que dans sa lutte contre l’étatisme toujours plus systématique, centralisé, intolérant.

Mais il est par nature le contraire d’un système, d’une doctrine, d’une géométrie. Il est une praxis, une éthique.

3. Qu’est-ce que l’éthique ? L’ensemble des moyens que dicte une fin pour que l’on puisse la rejoindre. Seule la fin justifie les moyens, pour autant qu’elle est juste en soi, et qu’ils sont des moyens qui vraiment y conduisent.

(If the end doesn’t justify the means, then what does ? me disait un jour Max Lerner, philosophe et Américain. Cette question m’a beaucoup aidé.)

Quelles sont alors les fins du fédéralisme — comme doctrine ou plutôt comme attitude — et comment vont-elles orienter les moyens aptes à les rejoindre ? Ceci pose la question des vertus civiques.

4. Le fédéralisme n’a pas pour fin la puissance collective, celle des États, qui dicterait comme vertus cardinales favorisant son avènement : l’alignement, l’uniformisation, la loi du plus fort, la simplification géométrique et la centralisation physique et morale.

[p. 260] Il a pour fin, tout au contraire, la liberté des personnes et la réalisation de leurs vocations singulières.

De là procèdent les vertus qui composent, à l’insu de nos contemporains, l’éthique du fédéralisme, c’est-à-dire de la seule société éventuellement viable désormais.

Première vertu : la tolérance

Érasme le premier en fit l’éloge, et il est ainsi devenu le vrai père d’une éthique du fédéralisme.

Sa tolérance n’est pas ce que l’on croit d’ordinaire, n’est pas manque de rigueur, n’est pas flou dans le jugement, surtout n’est pas acceptation bonhomme ou lasse d’une erreur. La tolérance est au contraire affirmation du bon droit absolu de la différence ; de l’existence de l’Autre en tant que tel ; de l’infinie diversité non seulement des individus (nulle chance que deux soient jamais identiques1) mais des personnes en tant que vocations uniques.

Accepter l’altérité, c’est accepter non seulement que l’autre soit plus grand ou plus petit, d’un sexe différent, plus intelligent ou moins, mais qu’au-delà de toute comparaison il ait sa vie unique à vivre, tandis que j’ai la mienne à vivre pour être moi, pour le devenir.

C’est à partir de cette acceptation, mais à partir d’elle seulement, que peut s’instituer une solidarité qui ne soit pas réduction forcée à l’uniforme ; qui ne soit pas alignement et mise au pas.

Dans le fait que chacun est unique — non dans le fait que chacun a comme moi deux yeux, un nez, une bouche, et quatre membres, ce qui ne m’apprend rien sur sa personne — gît la similitude la plus profonde entre les hommes de toute l’Humanité.

Je connais mon semblable à ce qu’il a comme moi pour tâche essentielle d’être soi. Dans la mesure où j’ai senti ou pressenti que là réside son problème je le reconnais pour mon semblable.

Cette solidarité fondée dans l’admission de l’unicité de chacun, cette solidarité des solitaires, c’est celle des hommes libres, non pas du troupeau, du clan, de la classe, ou de la nation. Elle veut la liberté de chacun dans la recherche d’un soi sans précédent, et non pas la conformité sécurisante de la banalité, ce vrai nom de la mode. Elle est donc proprement fédéraliste.

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Deuxième vertu : le courage, mais aussi le devoir, d’être soi

Dans la tâche de devenir chacun soi-même réside notre commune condition. Tous nous nous ressemblons en ceci : que chacun de nous est un unique.

Or le but de la société, en tant qu’humaine, est de permettre à chacun de devenir soi-même, c’est-à-dire de passer de l’état naturel d’individu statistiquement unique, au régime spirituel de la personne isolée par sa vocation, mais reliée à la communauté par les conditions mêmes de l’exercice concret de cette vocation.

Chacun partant d’un lieu sans précédent (étymologiquement, d’une utopie, d’un lieu de nulle part, d’un non-lieu) chacun doit inventer son chemin vers le Réel, c’est-à-dire vers le But commun à tous les hommes de tous les temps : « Dieu », l’Absolu, le Sens, la Fin dernière — qui ne peut pas ne pas exister, dès lors que l’homme est animal conscient.

Ce chemin commence à mes pas et ce sentier n’existe, en fait, que pour autant que j’ai le courage d’y marcher : c’est la définition de la foi. « Ta parole est une lampe à mes pieds, une lumière sur mon sentier. » (Ps. CXIX, 105).

Troisième vertu : l’amour de la complexité

Respecter les différences et pousser ce respect jusqu’à la reconnaissance du droit à la différence de chaque personne, c’est pratiquement exiger des Pouvoirs l’adaptation à chaque cas personnel des lois et règlements de l’État : angoisse pure pour le bureaucrate qui ne connaît pas encore l’ordinateur. Je disais un jour à Louis Armand, grand ingénieur, grand humaniste, directeur des chemins de fer français et premier président d’Euratom, qu’à mon sens le fédéralisme c’était le personnalisme plus les ordinateurs. « Ah là ! me dit-il, je vous en veux vraiment, car c’eût été à moi de trouver ça ! »

Relevons que la complexité et l’amour de la complexité sont des moyens de la paix et de la non-violence, tandis que la volonté de simplifier qui s’exprime dans des expressions telles que « pour ou contre », choisir son camp, savoir ce qu’on veut, pas de compromis ! etc., mène à la guerre par une logique inévitable.

Quatrième vertu : le respect du réel

Toutes les idéologies politiques, depuis la Renaissance, se proclament réalistes et ne tendent en fait qu’à imposer leur schéma au réel : Machiavel, Jean [p. 262] Bodin, Hobbes, Saint-Simon, Fourier et Marx en sont les exemples connus. Une grande exception : Althusius.

À vrai dire, ces idéologies sont réalistes à leur manière, en ce sens qu’elles prônent toutes la prédominance de la Société sur l’homme et qu’elles en indiquent les recettes.

À y regarder de près, cependant, on s’aperçoit que les « réalistes » de notre société scientifico-technique sont en fait les victimes des clichés du Progrès selon le xixe siècle et de la Croissance selon le xxe siècle.

Le réalisme véritable, dans les années 1980, va consister à se laisser guider par les conditions concrètes de survie de l’humanité.

Les formes et formules de vie en société qui favorisent le mieux les fins de la personne sont les formes et les formules de communauté fédéraliste. Car ces formes sont celles des unités locales, où la voix de l’homme en tant que citoyen peut se faire entendre. Et ces formules sont celles de la participation au débat politique par excellence, celui qui porte sur la conformité des mesures, trop facilement présentées comme « impératives » par les Pouvoirs et l’Industrie, avec les buts généraux, finaux, de la Société.

Le « réalisme » nous conduit à la guerre, mais la survie du genre humain dépendra du respect du réel et de la possibilité de le faire prévaloir sur les « impératifs du profit » et de la raison d’État.

Cette possibilité tient en deux mots : la participation civique.

Les conditions concrètes d’un tel comportement définissent sans nul doute la région.

Hélas, l’État central s’attribue aussitôt le seul droit de « découper » les régions. Cela s’opère dans les bureaux de la capitale, dans l’ignorance délibérée des réalités régionales. On met ensemble huit départements et cela donne Rhône-Alpes, par exemple. Ainsi furent « faits » dix États africains : voir les frontières de 100 ou 300 km tracées à la règle au travers des déserts mais aussi d’anciens empires et royaumes, et de territoires tribaux.

Irréels, aberrants tracés que l’histoire, la géographie, l’économie et le bon sens condamnent, mais que tous les congrès internationaux, de celui d’Utrecht (1715) à celui d’Helsinki (1976) décident emphatiquement de déclarer intouchables, sacrés, éternels…

Le véritable réalisme consisterait à se laisser guider par le relief des choses et non par la logique des « discours » politiques, idéologiques ou uniquement publicitaires. C’est dans ce sens que le meilleur géographe français du siècle dernier, Vidal de la Blache écrivait : « Une région ne doit pas être découpée mais reconnue. »

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Cinquième vertu : le sens du paradoxe

« Small is beautiful » : ce titre du livre de E. M. Schumacher est sans doute la meilleure formule polémique du fédéralisme actuel, antithèse du stato-nationalisme centralisé et gigantique.

Fédéraliste est celui qui a compris que le plus petit est le moins vulnérable, mais aussi le plus efficace, et que le plus rare est le plus respecté ; que les forces morales, sociales et politiques ne sont nullement proportionnelles aux masses ; et que le respect de la diversité est la condition même de toute Union réelle.

L’Évangile donne le modèle de ce genre-là de paradoxes : les premiers seront les derniers, heureux les pauvres, si vous êtes giflé sur une joue tendez l’autre, les plus persécutés seront les premiers élus.

La force véritable est dans la non-violence, dans le refus des clichés de la Puissance, dans l’abandon au règne de l’amour, toujours à venir.

Sixième vertu : l’humour

Il m’est arrivé d’écrire, en pleine guerre contre Hitler :

Il faut se moquer de la démocratie. D’abord parce qu’elle est le seul régime qui tolère une critique railleuse. Ensuite, parce que l’humour est nécessaire pour la bonne marche des institutions dans un ordre social presque entièrement profane… Prenez une démocratie quelconque. Supprimez toute espèce d’humour aussi bien dans sa vie quotidienne — rouspétance du citoyen — que dans sa vie proprement politique — farce des partis — et vous obtiendrez au terme de l’opération, si elle est énergiquement menée, l’État totalitaire dans sa splendeur native.2

Tous les dictateurs sont centralisateurs par définition. Tous sont antifédéralistes avec fureur. (C’est même à cela qu’on peut juger de leur qualité de dictateur.) Or tous sont dépourvus, radicalement, et de notoriété publique, du moindre sens de l’humour.

Il y a lieu de souligner, à ce propos, que le sens de l’humour est une forme de cet esprit de tolérance qui est la première vertu fédéraliste, en ceci qu’il tend à désarmer la violence, à ralentir les réflexes instinctifs de rejet, à substituer le regard amusé au regard qui voudrait fusiller l’adversaire, et qu’il permet aussi de mieux pénétrer les motifs de l’erreur qu’on croit déceler chez l’autre. [p. 264] Je ne puis guère imaginer plus belle déclaration de tolérance que cette pensée du moraliste neuchâtelois Félix Bovet, publiée au début du siècle : « Je ne serai pleinement satisfait que quand j’aurai pleinement compris la raison d’être de la tendance contraire. »

L’antinomie éclate ici entre l’impérialisme quel qu’il soit (nationaliste, militaire, partisan, idéologique) et le fédéralisme pour lequel il ne s’agit plus de vaincre mais de convaincre.

« Gouverner, c’est contraindre », écrivait Georges Pompidou au seuil de son recueil posthume, Le Nœud gordien. Et d’en donner aussitôt comme exemples la levée des impôts et le service militaire. Or il se trouve que de nombreuses études historiques parues au cours des dernières décennies ont démontré que les rois de France, pendant des siècles, n’eurent pas le pouvoir de lever l’impôt, sinon à titre exceptionnel pour contribuer à couvrir les frais d’une campagne ; et qu’ils ne purent jamais instituer le service militaire obligatoire. Ils gouvernaient pourtant. Était-ce par la contrainte ? Mais de quelle nature ? Et s’exerçant à quel niveau ? Rien de comparable en tout cas aux pouvoirs policiers omniprésents de l’État centralisé moderne — qui paraissent néanmoins si désarmés devant le terrorisme politique, voire devant la contestation des étudiants, comme l’a montré Mai 68.

Au début du xvie siècle, Érasme avait écrit dans sa Querela Pacis : « Le tyran cherche à inspirer la crainte, le roi l’affection. » La maxime de Pompidou, lue par Érasme, ne définit fort heureusement qu’une seule forme de gouvernement, à savoir la tyrannie.

Le tyran dit, sans équivoque : sic volo, si jubeo, sit pro ratione voluntas. Que cela vous plaise ou non, j’ordonne. On ne peut donc prévoir que le déclin fatal de toute démocratie réelle dans un État de plus en plus centralisé, donc en dérive vers le régime totalitaire. Mais Érasme, en son temps, tenait à contraster la tyrannie nécessairement païenne, avec « la souveraineté chrétienne qui n’est rien d’autre qu’administration, que bienfaisance et que gestion fidèle ». Si le Tyran (lisons : l’État-nation) veut contraindre, le Prince chrétien (lisons : la fédération des égaux) sait que la condition de tout pouvoir réel est sa faculté de convaincre. Et cela seul peut être dit « chrétien » : Si Principum ethnicorum est dominari, non est igitur cbristianorum dominium.

Il n’y a plus aujourd’hui de vrai pouvoir s’il n’est compris et assumé par le citoyen, surtout jeune. La maxime de contrainte ne peut conduire qu’à la dissolution de toute communauté, parce qu’elle exclut en fait et par avance l’idée de concertation et le libre débat, seul capable de créer l’union.

[p. 265] Gouverner c’est coordonner l’action simultanée d’éléments variés, dans le respect de leur diversité et à partir de leur autonomie. C’est fédérer, c’est-à-dire indiquer des fins communes à des unités autonomes, — ces fins pouvant d’ailleurs être à court ou long terme, mais devant être orientées constamment vers cette fin dernière de l’État séculier, qui est la liberté des personnes.