Cet amour qui nous rendrait la liberté (mars 1979)a
« Tout change, sauf le cœur humain ! », disent les vieux sages, et ils se trompent. Le cœur humain, au sens métaphorique, se montre étrangement sensible aux variations de temps et de latitude. Ce que nous nommons l’amour-passion est ignoré de l’Inde et de la Chine. On n’y connaît pas de mot pour le traduire.
« Quand nous éprouvons quelque chose qui ressemble à ce que décrivent vos romans, me confiait un ami hindou, tout ce que nous pouvons dire, c’est It’s romance ! ». Les Grecs et les Romains ne nous ont rien laissé qui se puisse comparer à Tristan ni à Werther, à Novalis, ni aux chefs-d’œuvre des Brontë, de Thomas Hardy, de Tolstoï, voire au Partage de Midi.
Quand on me demande : Le mot amour en 19… recouvre-t-il les mêmes réalités qu’autrefois ?1 je réponds — quel Amour, quelles réalités, quel autrefois ? S’agit-il de l’amour chrétien, de l’érotique, du passionnel, du conjugal ? Les langues européennes sont les seules qui aient compris toutes ces réalités sous un même vocable. Ce n’est pas seulement par l’invention de l’amour-passion au xiie siècle, ni par l’élaboration séculaire de l’amour-mariage que l’Europe se distingue de toutes les autres cultures, mais par la confusion qu’elle entretient entre les notions d’Éros, d’Agapè2, de sexualité, d’érotisme, de passion…
Certaines époques ont vu naître un sens neuf, mais dans chacune, tous les sens précédents coexistent. Si bien que la question comporte une infinité de réponses à la fois vérifiables et contradictoires selon la personne à qui l’on s’adresse, les réalités que l’on choisit d’observer, et la date de « l’autrefois » considéré : l’entre-deux-guerres, la Belle Époque, l’âge victorien, le romantisme, le préromantisme — mais encore quels exemples y choisit-on, Novalis ou Sade ? Rousseau ou Diderot ? Le xviie siècle de Racine ou celui des Élisabéthains, le xiie siècle des troubadours et de Tristan, les premiers siècles du christianisme ?
Définissons d’abord nos termes. La sexualité est l’instinct qui ordonne l’individu aux finalités de l’espèce. L’érotisme est le plaisir sexuel pris pour fin en soi, non comme moyen de l’acte procréateur. La passion amoureuse est le désir infini qui prend pour objet ou prétexte un individu fini et mortel. Et l’amour est la fin suprême, l’accomplissement de la personne totale dans le don.
Quand on loue notre époque d’avoir enfin « libéré l’amour » autrefois enchaîné par « la conception judéo-chrétienne de l’amour » et par ses interdits, ou quand on se lamente sur le « déchaînement d’une sexualité qui rejette tous les tabous religieux et bourgeois », on révèle toute l’ampleur du confusionnisme moderne en ce domaine.
La conception chrétienne de l’amour ? Je demande à voir ce qu’on entend par là. Si on la confond, comme il arrive, avec le légalisme institué par la bourgeoisie, je pense qu’elle a encore un bel avenir — en URSS. Voyez dans quels termes les Soviétiques dénoncent la « morale déliquescente » des romans français modernes, et l’accusent de « saper les fondements du mariage et de la famille ».
Mais il est hasardeux de parler de la « conception chrétienne de l’amour » comme d’une chose bien connue et qui va de soi. Avant de la déclarer périmée, il serait normal d’en prendre connaissance, de la distinguer des conceptions bourgeoises et victoriennes, [p. 9] et plus profondément des conceptions manichéennes introduites au xiie siècle par les troubadours et par le roman de Tristan. Il faudrait au moins distinguer amour et sexualité. Il n’est pas exact de répéter, par exemple, après les surréalistes que « l’homme primitif et l’homme civilisé maintiennent l’amour sous la tutelle d’une éthique… ». Car ce que les primitifs réglementaient n’était jamais l’amour au sens où nous l’entendons et qu’ils ignoraient totalement, mais les rapports sexuels. En fait, je ne connais pas une seule loi, dans un seul pays ou un seul temps, qui ait jamais condamné l’amour comme tel, ou l’ait même nommé dans un code.
De quoi donc voudrait-on le libérer ? L’amour a toujours été libre. Bien plus, l’amour est le principe actif de toute libération humaine. Il est la liberté même. (Et quand à ceux qui croient que c’est la haine qui libère, ils croient aussi sans doute que la police crée l’ordre ?) Les seuls obstacles réels de l’amour sont en nous : sécheresse, blessures spirituelles, anxiété de l’orgueil tourné en méfiance d’autrui et mépris de soi-même. Pour libérer l’amour, aimez. C’est le seul moyen, et cela suffira.
Quant au problème sexuel, c’est une tout autre affaire. La liberté dans la sexualité, nous en jouissons et en souffrons plus que toute autre civilisation connue. Les tabous inviolables ont fait place à des préjugés bien débiles. D’une manière générale, les sanctions dans le domaine sexuel sont négligeables parmi nous, si on les compare à celles qu’entraîne la simple tentative de traverser une frontière sans visa, le refus de servir dans l’armée, la fraude fiscale (dans les pays anglo-saxons), ou certaines opinions politiques même non déclarées publiquement. Nous sommes loin des sociétés qui lapidaient les adultères, prescrivaient dans le détail les mariages licites (exogamie, lévirat, sororat, etc.), faisaient déflorer les vierges par des personnages sacrés, et d’une manière générale ne toléraient aucune fantaisie individuelle dans ce domaine. C’est précisément l’existence — et non l’absence de la liberté sexuelle parmi nous qui pose un problème sérieux.
La réaction nommée écologie à l’agression technologique contre la vie et l’affectivité : telle fut la nouveauté des années 1970.
On ne cultivait plus que l’algèbre et la sensation. (Paul Valéry)
L’érotisme « déchaîné », dans le même temps, fut la fièvre, non l’antidote. Fièvre tombée : voir la chute du tirage des magazines de nus féminins, puis masculins.
Il semble qu’une vision écologique et conviviale de la communauté renaissante puisse induire une éthique de l’amour qui signifierait liberté : prise de pouvoir sur soi, non sur autrui.