L’avis de Denis de Rougemont [sur Invocation du nom de Dieu et Constitution fédérale] (1980)a
Le Conseil d’État de Genève a désigné en 1978 une Commission de 64 personnes pour étudier le projet d’une nouvelle constitution fédérale et donner voix aux réactions de la population genevoise. J’ai fait partie de la sous-commission chargée d’examiner le préambule et l’invocation qui le précède.
Lors de notre première réunion, le président a fait un tour de table pour connaître les positions des 12 membres quant à l’invocation « Au nom de Dieu Tout-Puissant ». Il a commencé par notre collègue communiste, en lui disant à peu près : « Monsieur X, cette invocation doit probablement vous déplaire ou en tout cas ne vous fait guère plaisir ? » — « Oh moi, vous savez a répondu le communiste, je ne l’aurais évidemment pas choisie, mais telle qu’elle est, ça ne me gêne pas et si certains y insistent, on peut très bien la laisser comme elle est. » D’autres se sont exprimés, dans des sens divers. Mon tour venu, j’ai dit : « Voyez-vous moi, ce qui me gêne là-dedans, c’est justement que ça gêne si peu notre collègue communiste… »
Ce que je voudrais vous dire ici ne sera guère qu’un développement de cette réaction initiale.
Mais voyons tout d’abord, comme on l’a proposé, le texte même du préambule. Est-il justifié ou non ? Le prof. J.-M. [p. 64] Chappuis a donné là-dessus une conférence excellente, riche en précisions. Il aboutit à approuver l’invocation et le préambule que pour ma part je désapprouve, mais ses arguments restent très dignes d’être discutés. Sur un ou deux points, je trouve le nouveau préambule meilleur que l’ancien (j’entends celui de la constitution en vigueur) mais sur plusieurs points, je voudrais le rejeter très nettement.
L’ancien disait : « La Confédération suisse, voulant affermir l’alliance des confédérés, maintenir et accroître l’unité, la force et l’honneur de la nation suisse, a adopté la constitution fédérale suivante. »
La nouvelle formulation annonce que « le peuple et les cantons de la Suisse, résolus à renouveler l’alliance des confédérés » (ont adopté la Constitution suivante). Et je trouve cela bien meilleur, car : « La Confédération », on ne sait pas encore ce que c’est, tandis que « le peuple et les cantons », tout le monde voit de quoi il s’agit, cela engage des réalités, non pas une formule encore vide.
Mais ensuite, dans le nouveau texte, on en vient à des jeux d’esprit qui me paraissent peu convaincants. Ainsi la phrase : « Conscients que seul restera libre celui qui use de sa liberté », ne me paraît pas évidente à première lecture, et surtout — mais j’ai l’esprit très mal fait — me rappelle irrésistiblement un slogan publicitaire bien connu sur une certaine pile (électrique) qui « ne s’use que si l’on s’en sert ». Je ne vois pas très bien ce que l’homme de la rue peut tirer de ça. Ce n’est en tout cas pas univoque.
La formule suivante est encore plus attaquable. « Sachant que la force d’une communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres. » Mais qu’est-ce que « la force d’une communauté ? » Qu’est-ce que « le bien-être du plus faible de ses membres ? » C’est bien obscur. On pourrait faire de cette phrase des applications ridicules. Ex. : « Quelle est la force de la communauté de l’URSS ? La force du plus faible de ses membres, c’est-à-dire l’un des 5 millions d’esclaves [p. 65] du Goulag ? » Alors, la force de la « communauté » de l’URSS tendrait pratiquement vers zéro — sauf si l’esclave s’appelle Soljenitsyne, mais alors la proposition deviendrait absurde. Évidemment, les auteurs voulaient dire tout à fait autre chose — que ne l’ont-ils dit clairement !
Tout cela donc est placé sous l’invocation de Dieu en tant que « Tout-Puissant ».
On a dit, et c’est l’un des principaux arguments en faveur de l’invocation, qu’elle poserait une limite au pouvoir de l’État. Je suis on ne peut plus favorable à ce que l’on assigne des limites aux pouvoirs étatiques à tous les niveaux où ils existent chez nous — municipal, cantonal, fédéral — et surtout aux pouvoirs de l’État-nation centralisé dans la seule capitale, tel qu’il existe chez nos voisins.
Mais bien que le préambule contienne ces mots : « Reconnaissant les limites du pouvoir de l’État » je ne vois rien, ni là ni ailleurs, qui définisse et assure ces limites. On me dit alors, d’une manière assez vague, que reconnaître et invoquer la toute-puissance de Dieu signifie reconnaître du même coup que l’État n’est pas tout-puissant. L’invocation aurait donc pour effet de relativiser le pouvoir étatique.
J’ai les doutes les plus graves à ce sujet.
Les hommes d’État qui éprouvent le besoin de solenniser leurs discours invoquent volontiers « Dieu » sous le nom de Providence. Chaque fois que j’entends ce nom je me dis : — Voilà encore un démagogue, et qui probablement ne croit pas en Dieu, mais ne veut pas renoncer au bénéfice de l’invoquer — afin de le mettre dans son jeu. Tous les chefs d’État, défendant n’importe quelle cause (fût-elle celle de l’athéisme militant) ont toujours invoqué la Providence (Brejnev encore, tout récemment, et le lapsus était révélateur !) [p. 66] pour tenter de justifier leur cause. S’ils se mettent à invoquer le Dieu « tout-puissant », ce n’est pas du tout, dans leur esprit, que cela pose une limite à leur pouvoir. C’est au contraire qu’ils se prévalent de la Toute-puissance divine pour en participer — au sens magique du terme. Si vous les poussez un peu, ils ont tôt fait de vous citer saint Paul sur le respect que le citoyen ou mieux : le sujet, doit aux autorités constituées : c’est Dieu qui les a instituées, elles participent donc de sa Toute-puissance, et dans ces conditions, l’opposition est priée de se taire. Ce recoupement indique et confirme à mes yeux que l’invocation au « Dieu tout-puissant » n’est qu’une manière de garantir, voire d’absolutiser leur pouvoir.
Je ne vois donc pas comment, ni surtout pourquoi, je pourrais accepter cette invocation. Sauf si l’on changeait l’adjectif qui suit le nom de Dieu, et s’il était bien entendu que les non-chrétiens, qui sont tout de même nombreux en Suisse, trouvent le moyen de traduire cela dans leur langage. Mais c’est à eux de le faire, je ne m’en chargerai pas. De telle sorte que, si je laisse la porte légèrement entr’ouverte à une invocation au divin, je pose en même temps un problème qui me paraît à peu près insoluble.
On a dit enfin, de l’invocation « à Dieu tout-puissant », qu’elle s’inscrivait dans la continuité des pactes qui ont servi de constitution aux Ligues suisses pendant des siècles. Il s’agit là d’une erreur. Le premier Pacte, celui de 1291 (repris d’un document secret de 1273) commence par ces mots : in nomine domini amen, que l’on traduit généralement par : Au nom du Seigneur, amen. N’oublions pas que dans la plupart des cas, le « Seigneur » invoqué par les églises chrétiennes, c’est Jésus, c’est le Christ, ce n’est pas le Jéhova ou le El de l’Ancien Testament, un nom qu’il est interdit de prononcer. Or le Seigneur Jésus est le Dieu sans puissance sur la terre, le Dieu qui a subi la puissance de l’État (l’Empire romain) jusqu’à la mort. Le Dieu qui n’a jamais voulu manifester [p. 67] aucune puissance au sens de ce Monde-ci, bien au contraire !
Reportons-nous aux tentations subies par Jésus dans le désert : elles reviennent toutes à la tentation de la Puissance. (« Change ces pierres en pain ! Ou : si tu te prosternes devant moi, je te donnerai puissance sur tous les royaumes de la terre. Ou encore : jette-toi dans le vide du haut du temple et les anges te porteront ».) Il s’agit dans les trois cas de la tentation par excellence, celle de la toute-puissance, trois fois repoussée, comme elle le sera encore une quatrième fois — et radicalement — sur la Croix. Jésus a repoussé la tentation de la puissance parce qu’il n’en avait pas et n’en devait pas avoir dans « ce monde » — dont Satan est le Prince.
D’où vient alors l’appellation de « tout-puissant » qui revient de plus en plus forte, voire envahissante, dans l’époque moderne ?
Il semble bien qu’il s’agisse à l’origine sinon d’une erreur de traduction de saint Jérôme, à tout le moins d’un accent trop fort mis sur une expression qui ne revient que peu de fois dans l’Ancien Testament, et qui n’est pas « le Dieu tout-puissant », mais « le Dieu très-puissant » c’est-à-dire « le plus puissant des Élohim ». Cette dernière signification indiquerait qu’il s’agit d’une puissance dans le monde spirituel, non dans le monde des princes, empereurs ou présidents de la République sur la terre : aucun rapport. La puissance de Dieu, évidemment totale, agit dans le monde de l’Esprit, dans la transcendance, non sur la terre en négation de la liberté donnée à l’homme par Celui qui l’a fait.
Comment veut-on que les gens qui lisent en tête d’une constitution « Au nom de Dieu tout-puissant » connaissent tout cela, en aient pris conscience et ne commettent donc pas [p. 68] l’erreur due à la traduction latine de saint Jérôme — deus omnipotens — ou à la version grecque des Septante — Pantokrator ? Comment veut-on que l’invocation proposée ne propage cette erreur et ne la confirme définitivement dans l’esprit de tous les fidèles ? Quant aux autres, aux non-croyants, ils pourront en faire des gorges chaudes en disant : « Que fait-il, votre Tout-Puissant ? Il n’a visiblement pas la puissance de donner la victoire à chacune des armées qui se réclament de lui : il faut bien qu’il y en ait une qui perde. »
Le Dieu « puissant », c’est le « Gott mit uns ». Maintenir son invocation en tête de la constitution projetée, ce serait propager et implanter une erreur qui va très loin, puisqu’elle consiste à confondre la transcendance et l’immanence.
Je voudrais rappeler ceci, que j’ai trouvé dans mon Dictionnaire de la Bible, sous la signature du professeur Alexandre Westphal.
Jéhovah n’est ni dans le feu ni dans la tempête ; c’est par un son doux et subtil qu’il manifeste sa puissance, par la « voix du silence » qui ne s’impose pas par la force mais qui pénètre l’âme à l’heure où elle se réveille et qui fait sentir à la personne humaine prosternée qu’une personne divine lui parle, la domine par son ascendant et l’étreint de son amour créateur.
On est très loin de la toute-puissance du « Dieu des armées » qu’on appelle si souvent à la rescousse, et pas seulement au début des guerres, car l’expression plaît à beaucoup quoique pour de très mauvaises raisons. Pour moi, le Dieu des armées (Jahveh Sabaoth ou Tsebaoth) (qui apparaît près de 300 fois dans l’Ancien Testament mais une seule fois dans le Nouveau, Jacques 5. 4) c’est le Dieu des armées angéliques, spirituelles, non celui des armées mobilisées au service des États belligérants, des deux côtés de leurs frontières communes.
[p. 69] Pourrait-on améliorer l’invocation en remplaçant l’épithète Tout-puissant par une définition évangélique de Dieu ? Que se passerait-il si l’on ouvrait une constitution par ces mots : « Au nom du Dieu d’amour ? »
Il faudrait s’assurer que tous les articles de la constitution satisferaient à l’exigence ainsi posée et supporteraient l’épreuve d’être formulés au nom de l’amour… Exigence exorbitante pour un peuple qui n’est pas composé seulement de chrétiens éprouvés… Finalement, que pourrait-on dire, sinon « Au nom de Jésus-Christ », vrai sens de la formule médiévale « in nomme domini ». Laquelle ne fut pas seulement utilisée par les trois « communes » signataires du Pacte de 1291, mais ouvrait tous les actes publics de l’époque. Où il n’était question ni de la toute-puissance de Dieu, ni d’un Dieu des armées (autorisant p. ex. les ventes d’armes) ni d’une Providence toujours rangée du côté des causes tenues pour justes, en fait : des deux côtés à la fois, — mais bien du Seigneur Jésus, du Seigneur de l’Église, avec son exigence d’amour actif et de non-violence absolue.
Ce ne sont pas là des choses qu’un peuple puisse accepter à la majorité.