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« La qualité des choses que j’aime » (18 octobre 1979)a

Voici qui peut situer d’entrée de jeu mes relations avec St Ex en Amérique : dans le journal de mes années new-yorkaises (fin 1940-1947), à la fin de la description d’une journée à l’Office of War Information (où j’écrivais chaque jour le texte des deux émissions de la « Voix de l’Amérique parle aux Français »), je trouve la première mention de « St Ex » en date de fin mai 1942.

« Huit heures et demie. L’équipe de nuit s’installe sans bruit dans les bureaux presque déserts. Il serait temps d’aller à ce dîner, n’était-ce pas pour huit heures ? Quitte à revenir terminer dans la nuit. À 2 heures du matin, si tout a bien marché, je monterai chez St Ex faire une partie d’échecs et l’écouter parler des malheurs de sa France… »

New York, 10 juillet 1942

… Il m’explique que le Maréchal sauve la « substance » de la France, en acceptant de composer, car s’il se révoltait ouvertement, les Allemands n’auraient qu’à supprimer les boites de graisse, ce qui empêcherait les trains de rouler et bloquerait le ravitaillement des Français. Quant aux gaullistes, ici, ils ne font pas la guerre contre les nazis, mais contre le liftier français du Waldorf ou le chef du Ritz qui a refusé d’être à leur faction et qu’ils tiennent donc pour un traître.

Je lui ai répondu que la Suisse a fait une option inverse de celle de Vichy, en décidant d’abandonner, en cas d’attaque allemande, la « substance » du pays (les villes et les régions populeuses) pour retirer ses forces dans le Réduit national du Gothard, sauvant au risque de sa vie la « raison de vivre » d’une Suisse libre. Débat sans fin et que l’Histoire ne tranchera pas, malgré le cliché : car il s’agit de l’éternel problème du propter vitam vitae perdere causas…1 Au reste, ni lui ni moi ne sommes sur place. C’est bien cela qui lui est le plus amer.

Westport (Connecticut), 15 août 1942

Huit jours de vacances à la mer. Je partage cette maison de bois sur pilotis, au bord du Sound, avec les St Exupéry. Parties d’échecs sur la galerie, après le bain, à toutes les heures du jour et de la nuit.

Tonio, rentré hier à New York, m’avait prié de l’attendre à la gare. Il paraît, maintenant gauchement sous le bras une grosse boite qu’il me tend aussitôt qu’il me voit. (Je sais qu’il ne peut plus porter de paquet depuis son accident au Guatemala, où il s’est brisé « tous les os ».) Sur le porche de la maison, ouverture de la boite : il en sort un chiot tout tremblant. C’est un boxer qui ressemble à Bismarck et qu’il a baptisé Annibal. Je lui apprends à marcher en laisse sur la plage. (Robert Tenger a fait un film de 16 mm d’une leçon à Annibal et d’une de nos parties d’échecs sur la galerie. Je donnerais beaucoup pour le revoir.)

Northport, Long Island, fin septembre 1942

Bevin House. — Nouvelle maison à la campagne, à deux heures de New York, avec les Saint Exupéry. J’y passe mes trente-six heures de congé, chaque semaine. C’est Consuelo qui l’a trouvée et l’on croirait qu’elle l’a même inventée : c’est immense, sur un promontoire emplumé d’arbres échevelés par les tempêtes, mais doucement entouré de trois côtés par des lagunes sinueuses qui s’avancent dans un paysage de forêts et d’îles tropicales.

— Je voulais une cabane et c’est le Palais de Versailles ! s’est écrié Tonio bourru, en pénétrant le premier soir dans le hall. Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir de Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte d’enfants qu’il illustre lui-même à l’aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds d’oiseau des hauts parages, aux doigts précis de mécanicien, il s’applique à manier de petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne [p. 21] pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse : « Vous direz plus tard en montrant ce dessin : c’est moi ! » Le soir, il nous lit les fragments d’un livre énorme (« Je vais vous lire mon œuvre posthume ») et qui me paraît ce qu’il a fait de plus beau. Tard dans la nuit je me retire épuisé (je dois être demain à neuf heures à New York), mais il vient encore dans ma chambre fumer des cigarettes et discuter le coup avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression d’un cerveau qui ne peut plus s’arrêter de penser.

1er février 1943

Trouvé un grand appartement duplex penthouse2 sur l’East River, au coin de Beekman Place et de la Cinquante-et-unième rue. De ma terrasse vertigineuse, je domine, toute proche, la maison des Max Ernst dont l’atelier s’avance en éperon vers la rivière ; et presque contiguë, la maison des St Exupéry : quatre étages, étroits mais très hauts et profonds, qui furent naguère meublés pour Greta Garbo. Je ne connais rien de plus charmant dans tout New York : moquettes fauves, grands miroirs ternis, bibliothèque vert sombre et vieillotte, une sorte de patine vénitienne, et les bateaux glissent devant les baies vitrées comme au ras des tapis.

Ces splendeurs sont encore ce qu’on trouve de moins cher dans une ville où personne n’en veut plus. (Trop d’entretien.) Les grandes maisons les mettent mal à l’aise, parce qu’ils pensent tout de suite à leur usage physique, non point à ces symboles de l’âme que forment les châteaux au fond de nos mémoires.

New York, fin février 1943

Depuis que nous habitons à cent mètres les uns des autres, c’en est fait de mes nuits. Téléphones de Consuelo ou de Tonio à n’importe quelle heure de la nuit. Quelque drame vient de survenir avec X ou Y, ou avec Consuelo : « Venez donc, que je vous batte aux échecs ! »

(Je leur ai dit un soir : « Vous n’êtes pas un couple, mais une espèce de complot permanent contre le sommeil de vos amis. » (Tout le monde le sait à New York. Il se trouve que je suis un nocturne et m’en accommode mieux que d’autres.)

St Ex a beaucoup pratiqué les échecs dans ses bases d’aviation en France et en Afrique, il est sans discussion beaucoup plus fort que moi. Mais ce serait peu : il chantonne sans arrêt pendant le jeu, quelquefois un peu faux — exprès ? — ce qui est exaspérant et me fait perdre à tout coup. Un soir, je me suis mis à siffloter en jouant, et j’ai gagné : — « Naturellement, avec votre sifflet ! Vous êtes un abominable tricheur ! » a-t-il conclu.

Ce qui m’a souvent intrigué durant l’année de notre voisinage à Beekman Place et de nos maisons louées en commun, ç’a été l’affaire nucléaire. St Ex est le premier qui m’ait expliqué les possibilités de la fission atomique que lui avait révélées Joliot-Curie. Dès 1942, il me parlait d’expériences prévues au Sahara à la veille de la guerre, mais dont les promoteurs n’étaient pas sans redouter qu’elles échappent à leur contrôle et fassent, par une réaction en chaîne, sauter la Terre.

Durant son séjour aux USA, il a rencontré à plusieurs reprises un général qui fait partie du très petit nombre des initiés au Manhattan Project. Il lui arrive de m’en parler par [p. 22] allusions assez précises, toujours données d’ailleurs pour de simples suppositions, mais très possibles, tandis qu’il me prend ma seconde tour, vers 3 ou 4 h. du matin.

Depuis le 15 mars, c’est décidé : St Ex a reçu l’assurance d’être engagé dans une unité combattante en Afrique du Nord. Son ami, le général Doolittle, l’a beaucoup appuyé. Il veut se battre : il a 42 ans, il est « trop vieux » pour piloter un Lightning, mais il en veut, et les autorités américaines finiront par céder : prestige de l’écrivain français le plus célèbre aux USA.

Avec Pierre Lazareff, nous avons tenté d’obtenir que sa traversée de l’Atlantique vers Alger soit au moins aérienne, c’est-à-dire bien plus courte et bien plus sûre qu’en bateau.

Il est furieux. Pourquoi ce passe-droit ? En date du 27 mars, je lis dans mon journal : « Téléphone de St Ex à propos de nos démarches pour qu’il parte en avion. Il me passe Curtice Hitchcock (son éditeur) avec lequel j’ai une conversation sans conclusion en un anglais rendu pire que jamais par ma fatigue. »

Passé plusieurs heures avec St Ex dans la nuit du 24 au 25 mars. Il m’a brillamment démontré, avec schémas et « graphs » à l’appui, qu’il n’est que deux systèmes économiques et sociaux possibles — scientifiquement parlant — à savoir le stalinisme et la féodalité. (Je serais bien incapable de refaire la démonstration.) La perspective de retourner au combat, loin des luttes de clans entre Français de New York, explique son euphorie intellectuelle, mais je ne puis m’empêcher de l’entendre et de le voir comme sur le fond de destin tragique qu’il a sans doute, obscurément, choisi.

New York, 1er avril 1943

Consuelo m’appelle ce matin pour me dire que Tonio sera chez lui à l’heure du déjeuner et que je pourrai venir lui dire au revoir. Matinée au bureau de l’OWI, puis avec Lazareff et Beaucaire à Beekman Place.

Au moment où nous entrons dans la bibliothèque de velours vert du premier étage, nous voyons St Ex en uniforme de capitaine aviateur — grande casquette et galons dorés — assis devant la baie vitrée qui donne sur l’East River, et posant pour les photographes de Life. De l’entrée, je m’entends dire : « C’est merveilleux ! Vous ressemblez déjà à vos photos ! » Il me regarde sans trop d’aménité. Sur quoi Pierre Lazareff : « Mais voyons, Tonio ! C’est très drôle ce que dit Denis ! » En fait, ce n’est pas drôle du tout. Plutôt tragique. Il l’a senti. Il sait que c’est vrai.

C’est l’une des photos prises ce jour-là qui figurait en tête de l’article du New York Times annonçant, au début d’août de l’année 1944, la disparition « en mission » de St Exupéry.

« Je me sens tellement, tellement las. »

J’ai conservé précieusement la copie de quelques phrases lourdes de sens d’une lettre non datée, mais qu’il dit écrire « cinq ou six (ou quatre) jours avant son départ ».

Voyez-vous, Consuelo, j’ai quarante-deux ans. J’ai subi des tas d’accidents. Je ne puis même pas me jeter en parachute. J’ai deux jours sur trois le foie bloqué, un jour sur deux le mal de mer. Une oreille qui à la suite d’une fracture au Guatemala bourdonne nuit et jour. Des soucis matériels immenses. Des nuits blanches usées contre un travail que les angoisses non épargnées rendent plus difficile à réussir que le déplacement d’une montagne. Je me sens tellement, tellement las !
Et je pars quand même, moi qui ai toutes les raisons de rester, qui ai dix mobiles de réforme, qui ai déjà — et durement — fait ma guerre. Je pars. (…) J’ai les engagements nécessaires là-dessus. Je pars pour la guerre. Je ne puis supporter d’être loin de ceux qui ont faim, je ne connais qu’un moyen d’être en paix avec ma conscience et c’est de souffrir le plus possible. De rechercher le plus de souffrance possible. Ça me sera généreusement accordé à moi qui ne peux, sans souffrir physiquement, tel que je suis, porter un paquet de deux kilos, me relever d’un lit ou ramasser un mouchoir par terre.
(…) Je ne pars pas pour mourir. Je pars pour souffrir et ainsi communier avec les miens (…) Je ne désire pas me faire tuer, mais j’accepte bien volontiers de m’endormir ainsi.
Antoine

« Je ne pars pas pour mourir » : la négation, bien sûr, révèle la présence de ce qu’elle nie, tandis que le soulignement du pour dit que le lien entre départ et mort se voit rejeté, non sans qu’on l’ait pesé…

Mais pour le reste, un rapprochement s’impose avec ce qu’écrivait aux mêmes moments, à New York d’abord puis à Londres, Simone Weil décidée — elle en est morte — à s’imposer le sort (notamment les privations alimentaires) qu’elle croyait être celui des plus privés des Français sous l’occupation.

« La qualité des choses »

Quelques mois plus tard, d’Alger, Saint Ex écrit à Consuelo dans un style beaucoup plus détendu :

New York, les divisions, les disputes, les calomnies, les histoires A.B. m’ont définitivement dégoûté. Peut-être est-ce ça. Ils sont fatigants. Ce n’est pas ça, être homme. C’est de la fausse algèbre… Et tous un peu ils sont ainsi. Ce n’est pas ma patrie. Je vais me faire tirer dessus pour protéger la paix d’Agay ou les dîners avec L. ou tes canards (que tu fais cuire d’ailleurs tout de travers car la peau n’est pas bien craquante) pour protéger des « qualités ». La qualité des choses que j’aime. La loyauté. La simplicité. Les parties d’échecs avec R. (celui-là est un brave type), la fidélité, le travail tendre, non le jeu de la vérité où l’on ment en exil loin de toutes choses humaines…

Si ces phrases me vont droit au cœur, ce n’est pas seulement par l’allusion à nos parties « bien disputées » tard dans la nuit, mais c’est surtout par l’attitude qu’elles révèlent : celle d’un homme qui accepte de donner sa vie non pour un mythe national, ni pour une idéologie, mais pour ce qu’il appelle en simplicité grande « la qualité des choses que j’aime ». Phrase immense et qui fonde dans l’intime de l’être la renaissance de ce que l’on va nommer l’Écologie — seul espoir pour l’humanité de l’ère qui vient et d’abord pour la « Terre des hommes ».

Le vrai métier de sa vie, disait-il quelquefois, eût été celui de jardiner. Son métier de pilote, tout en l’affranchissant des « servitudes bien aimées », le contraignait à « mettre le cap sur nos buts lointains »3. C’est l’avion qui l’a éveillé au sens cosmique, c’est-à-dire aux liaisons secrètes entre les choses et le Ciel, entre l’intimité de la vie d’un homme et les grandes lois de la Nature, entre la liberté et les limites.

Que savons-nous, sinon qu’il est des conditions inconnues qui nous fertilisent ? Où loge la vérité de l’homme ? La vérité ce n’est point ce qui se démontre. Si dans ce terrain, et non dans un autre, les orangers développent de solides racines et se chargent de fruits, ce terrain-là c’est la vérité des orangers. Si cette religion, si cette culture, si cette échelle des valeurs, si cette forme d’activité et non telles autres, favorisent dans l’homme cette plénitude, délivrent en lui un grand seigneur qui s’ignorait, c’est que cette échelle des valeurs, cette culture, cette forme d’activité, sont la vérité de l’homme.4

Un « grand seigneur », qu’est-ce à dire ? J’entends : un frère aîné de ce « Petit Prince » qui s’est voulu tout justement, le Jardinier de sa planète.