Denis de Rougemont, ou l’Europe contre l’Europe (30 mai 1979)a b
« L’économie, ce n’est pas tout »
« Nous avons voulu, en établissant ce rapport sur l’union à la manière américaine, agir sur ce qui est actuellement en formation, ce parlement et ses futurs députés », nous a expliqué Denis de Rougemont, que nous avons rencontré chez lui, à Saint-Genis-Pouilly près de Genève.
Les mouvements fédéralistes européens sont à bout de souffle. Depuis 1948, on a peu avancé, sauf dans le domaine économique de neuf pays. Le Marché commun prétend faire l’Europe autour de l’économie, mais l’économie ne peut constituer une fin en soi, elle n’est qu’un moyen. Au contraire il faut adapter l’économie aux finalités des Européens. L’idée de Jean Monnet fut d’unir étroitement les économies, pensant que le reste allait suivre. Il s’est trompé. Aucun des véritables problèmes que l’Europe doit résoudre de manière urgente — l’énergie, l’inflation, l’emploi, la régionalisation — n’ont été abordés par le Marché commun, ni par l’assemblée du Conseil de l’Europe qui n’a aucun pouvoir. Et d’ailleurs les discours des candidats des grands partis français notamment, que l’on entend jour après jour à la TV, ne touchent aucune de ces questions cruciales.
« L’Europe unie ne peut avoir réponse à tout, mais les souverainetés nationales ne peuvent plus avoir réponse à rien », telle est la conviction des européistes régionalistes, qui constatent que de nombreux projets élaborés à Bruxelles se heurtent aux frontières des États-nations.
Voyez les mesures visant à la sauvegarde des mers, poursuit Denis de Rougemont, la France a accepté d’entrer en matière pour autant qu’il n’y ait pas violation des souverainetés nationales.
Pas de contradiction
Mais n’y a-t-il pas une contradiction à vouloir donner à la fois plus de poids aux régions et simultanément construire une Europe supranationale ?
Non, il s’agit d’un seul et même mouvement dont l’ennemi commun est l’État-nation. En France, tout ce qui est plus grand que la France ou plus petit est qualifié de trahison, c’est absurde. Aucun des problèmes actuels importants — qu’ils soient énergétiques ou écologiques, comme la pollution du Rhin par exemple, sociaux, comme le chômage (provoqué par le « progrès » industriel) — n’a une dimension nationale. Ils concernent soit des collectivités locales ou régionales, soit plusieurs pays à la fois. Région et fédération constituent les deux étapes d’une même construction. En Suisse, nous le savons bien.
L’Europe, celle des marathons agricoles, constate Denis de Rougemont, ne passionne pas les foules, et surtout pas les jeunes qui s’intéressent par contre à l’écologie, aux problèmes soulevés par l’énergie nucléaire qui mobilisent des gens partout, par-dessus les frontières nationales. C’est ainsi que l’on motivera les gens pour une Europe différente.
Changer
Mais cette Europe-là, dont le moteur ne serait plus le profit mais davantage une qualité de vie, les dirigeants la veulent-ils ?
Ils y arriveront par la force des choses, par ce que j’appelle la pédagogie des catastrophes.
L’Europe est en danger : en 1900, elle représentait 18 % de la population mondiale, en 2000, elle n’en représentera plus que 7 %. Avec ses colonies, elle détenait toutes les ressources non renouvelables de la planète. Elle les a perdues. Si elle ne change pas, si elle ne cesse pas de gaspiller son énergie (l’uranium sera épuisé en même temps que le pétrole), l’Europe est menacée de mort. Aucune loi économique ne nous empêche de changer. Ce ne sont que nos désirs que l’on appelle ensuite nécessités.