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Appel à ceux qui osent être différents (22 mai 1952)a

On attend de l’écrivain contemporain — alternativement ou simultané­ment — qu’il soit prêtre et iconoclaste, directeur de cons­cience et mauvaise tête, mage et sceptique, écrivain public et accusateur public, créateur de son propre langage et succès de vente, excentrique et engagé, monstre et vedette. Dans les périodes de crise, la société devrait le fusiller ou le décorer, avouant ainsi qu’elle ne sait plus quelle est sa juste place dans la cité.

On lui a donné, au cours du xxe siècle, des moyens formidables de communiquer avec les couches sociales les plus diverses, avec les masses immenses et formées au hasard d’auditeurs de radio, de lecteurs de journaux, de spectateurs de films ou de télévision.

Mais jamais son langage d’artiste ou de penseur n’avait été plus éloigné du lieu commun, de ce que peuvent entendre et comprendre ces masses. Voilà qui constitue pour l’écrivain de notre temps un défi d’une ampleur inconnue jusqu’alors, une possibilité sans précédent de jouer un rôle public, ou tout au moins, de contribuer dans l’immédiat à la création d’un climat non seulement intellectuel, mais civique, mais moral, et enfin politique.

Devant ce défi, certains sont tentés de fuir, de se dérober et de plaider irresponsable ; mais d’autres sont tentés de se conformer aux recettes bien connues de l’efficacité : simplifications éhontées, démagogie, ou propagande partisane.

Allons-nous succomber aux tentations, divergentes en apparence, mais secrètement complices, du retrait pur et simple d’une part, ou du conformisme pur et simple d’autre part, l’une et l’autre de ces démissions présentant l’avantage immédiat de supprimer ce problème angoissant ? Ou bien pourrons-nous dépasser, surmonter ces contradictions, par un effort de libre création ?

L’écrivain, ferment de liberté

Notre place, comme écrivains, dans la cité, s’est révélée problématique. Je reconnais cette situation. Et je l’accepte. Je lui trouve une certaine analogie avec la situation du chrétien dans le monde, selon la grande parole évangélique et paulinienne : « Soyez dans le monde comme n’étant pas du monde. » Et cette formule, me semble-t-il, fournit la clé.

Précisément parce que la place de l’écrivain n’est plus, n’est pas clairement marquée dans la cité, parce qu’il ne sait plus où s’asseoir, parce qu’il n’est pas intégré sans question ni contradiction dans la structure sociale, comme ceux qui ont une fonction économique ou politique bien définie, précisément à cause de cela, l’écrivain représente un élément de jeu entre les rouages, un élément de liberté. Sa vraie fonction dans la cité serait ainsi de n’en point avoir de nécessaire, de n’être point totalement absorbé par le social, de rester par définition le symbole, le témoin de la liberté, et non seulement de la sienne propre ou de celle de son art, mais de la liberté de chacun et de ses conditions pour tous.

Au monde comme n’étant pas du monde, dans la cité, oui, mais comme un problème vivant, comme une insatiable question, voilà cet écrivain, voilà sa liberté, qu’il s’agit maintenant d’assumer, et de défendre.

Car un double péril la menace, [p. 13] l’un intérieur, l’autre extérieur à la cité démocratique. Il y a deux manières de perdre la liberté : la première est de ne pas l’exercer en actes ; la seconde, d’en supprimer les conditions.

La première est notre tentation la plus intime, celle de la dérobade, orgueilleuse ou modeste, du retrait hors du monde où nous sommes vivants. Je ne crois pas à une « littérature engagée », selon l’expression qui traine partout : une telle littérature n’existe pas, n’a jamais existé, ou bien elle se confond avec la propagande. Mais je crois à la nécessité de certains actes d’engagement personnel de l’écrivain comme tel. Et il n’est pas question non plus de réduire la littérature au témoignage social et politique, mais bien de prendre conscience de ses implications réelles dans la vie de la cité.

Je comprends très bien que plusieurs de nos confrères se récusent devant toute espèce d’action publique, se croient et se sentent impuissants devant les forces brutales et collectives qui mènent le monde.

Mais je vois d’autre part que ces forces furent d’abord des idées, sont nées d’œuvres écrites. Le nationalisme qui nous étrique et qui paralyse encore le régime des échanges de tout ordre en Europe, le nationalisme fut une création d’écrivains, de poètes, hélas ! et de philosophes. Ceci pour nous ; et, de l’autre côté, d’immenses pays et des centaines de millions d’hommes subissent aujourd’hui un régime issu de gros ouvrages savants, de petits traités polémiques, de manifestes, d’articles, de discours, d’interminables discussions dans les cafés, régime donc fabriqué de toutes pièces par des intellectuels invétérés. Comment fermer les yeux devant ces faits ? Comment nier encore et refuser notre pouvoir de changer le monde, j’entends de préparer, et parfois de créer des conditions intellectuelles et morales qui ménagent soit l’acceptation d’une tyrannie, à force de mensonges tolérés en silence (on nous en abreuve ces jours-ci !), soit au contraire de former une équipe, modeste et dure, de résistants, dont la seule existence modifie quelque chose, un je ne sais quoi dans l’atmosphère qui peut se révéler décisif pour beaucoup. Renoncer ou nier ce pouvoir, ce serait tout simplement l’abandonner à ceux qui en abuseront demain, qui sauront vous forcer à être totalement et uniquement du monde, de leur monde, et à clamer d’une de ces voix mornes et droguées, qu’on ne reconnaît plus pour la sienne, la louange de leur police d’État.

Contre ces deux périls, il importe de se rassembler.

Non pas du tout, non pas un seul instant dans l’idée qui m’est répugnante de constituer un front commun, sous lequel disparaîtraient tous les visages particuliers. Non pas du tout, non pas un seul instant dans l’idée d’opposer à ces totalitaires de toute couleur des certitudes de propagande, ou je ne sais quelle mystique qui serait, au mieux, un peu plus virulente que la leur.

Un congrès d’écrivains, aujourd’hui, ou bien c’est une opération de police d’État, ou bien c’est un rassemblement d’hommes attachés au droit fondamental de différer. Mais c’est pour sauver, précisément, ce droit, que nous sommes ensemble, non point malgré nos différences, mais à cause d’elles. Je pressens, je sens une grande force dans ce rassemblement d’hommes qui préfèrent le droit de poser passionnément quelques questions, au devoir de réciter toutes les réponses !