L’Amour en cause (1er février 1961)a b
Éros, qui était un dieu pour les Anciens, est un problème pour les Modernes. Le dieu était ailé, charmant, et secondaire ; le problème est sérieux, complexe et encombrant. Mais cela n’est vrai qu’en Occident, car on n’observe rien de tel en Inde, en Chine ou en Afrique. Comment nous expliquer ce fait ? Et pourquoi l’érotisme est-il devenu synonyme de perversité non seulement dans le jargon des lois de l’État laïque, mais aux yeux des chrétiens exigeants et sincères, depuis des siècles ? Pour comprendre la situation problématique de notre temps, il faut remonter aux origines du christianisme.
1. Le christianisme est la religion de l’Amour. Religion d’un Dieu que l’Ancien Testament définissait comme l’Être originel, le Créateur du monde et le sauveur d’Israël, mais que le Nouveau Testament révèle au cœur de tous les hommes, et d’une manière radicalement nouvelle : « Dieu est Amour », répète saint Jean. Religion créée par un acte de l’amour « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique… » Religion dont toute la Loi est résumée par Jésus-Christ lui-même, dans le seul et unique commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… et ton prochain comme toi-même ». Religion qui met au premier rang de toutes les vertus, l’Amour : « Maintenant ces trois choses demeurent : la Foi, l’Espérance et l’Amour : mais la plus grande des trois, c’est l’Amour ». Et celui qui n’a pas l’Amour « n’est qu’une cymbale qui retentit ».
2. Parce qu’il est religion de l’Amour, le christianisme implique et pose la réalité de la personne. Les relations qu’il définit entre l’homme et « son » Dieu sont personnelles. Dieu est personnel. La Trinité est composée de trois personnes. Le modèle de toute personne humaine est donné par l’incarnation du Christ, fils de Dieu, en Jésus, fils de Marie — Jésus Christ étant à la fois « vrai Dieu et vrai homme » selon le Credo. D’où suit immédiatement que tout homme converti, recréé par l’Amour divin, va devenir, dans l’imitation de Jésus-Christ, vraie vocation et vrai individu, c’est-à-dire, une personne distincte, mais reliée en même temps par ce qui la distingue. Car pour aimer, il faut être distinct de l’objet même de l’amour, auquel on voudrait être uni. Et pour que l’homme puisse aimer Dieu et tout d’abord en être aimé, il faut que Dieu soit personnel et qu’il soit « tout autre » que l’homme. Et enfin pour que l’homme puisse s’aimer lui-même, il faut qu’il y ait en lui dualité entre l’homme naturel et l’homme nouveau, recréé par l’appel qu’il reçoit de l’Amour. Cet appel est sa vocation, la vie nouvelle de sa personne. Cette vie demeure en partie mystérieuse, étant « cachée avec le Christ en Dieu », mais elle se manifeste par des actes, dans l’amour du prochain comme de soi-même.
[p. 4] 3. Cette religion de l’Amour total (amour de Dieu, de Soi et du Prochain) n’a pas de livre sacré sur l’Amour. Dans cet ensemble infiniment varié de phénomènes que l’Europe seule a désigné par le seul et même terme d’amour, considérons les raies extrêmes du spectre : l’ultraviolet du spirituel et l’infrarouge du sexuel. Notre mystique, science de l’amour divin, s’est développée très tardivement, dans des formes et selon des voies presque toujours suspectes aux yeux de l’orthodoxie. Notre éthique sexuelle s’est très longtemps réduite à quelques interdits élémentaires et que l’on trouve dans presque toutes les sociétés constituées. En dépit des traités de quelque Père de l’Église (prohibant telle posture sexuelle parce que contraire à la fécondation) et des gros livres de casuistiques des xvie et xviie siècles, la plupart des écrits par des moines et à l’usage des confesseurs, on ne voit pas un seul équivalent chrétien — existant ou imaginable — du « Kamasutra », des « tantras », de tant d’autres traités d’érotisme dans les Vedas et les upanishads, reliant le sexuel au divin ; encore moins, des célèbres sculptures aux façades des grands temples hindous, illustrant de la manière la plus précise les unions des dieux et de leurs femmes, à des fins didactiques et religieuses. Point de méthodes secrètes ni de magie sexuelle, point de physiologie du pèlerinage mystique, comme celle que nous décrivent sans varier depuis mille ans les traités du hatha yoga. Et pas de traces non plus, dans le christianisme, de ces cérémonies initiatiques, comme à la plupart des autres religions, et où l’on sait que les relations entre les sexes jouent un rôle décisif, minutieusement prescrit. Devant cette même crise endocrine, le christianisme puritain se contente de conseils moraux très sévères et de conseils d’hygiène vagues ou aberrants. D’un côté, le rite et les sévices physiques, qui règlent tout ; de l’autre, les problèmes et les tortures morales…
Les Églises chrétiennes ont toujours mieux réussi dans leurs efforts pour réprimer et contenir l’instinct sexuel que dans leurs tentatives (rares et périphériques, voire hérétiques) pour cultiver et ordonner à des buts spirituels, l’érotisme même dans les limites du mariage. C’est que les théologiens redoutaient avant tout qu’on pût croire que l’Éros divinise sans la grâce et peut conduire à des révélations. « La chair ne sert de rien » (quant au salut) déclare saint Paul. Et l’on eut bien vite fait de réduire au sexuel le sens de « chair » qui, pour l’Apôtre, désignait le tout de l’homme (corps, âme et intellect) dans sa réalité naturelle et déchue.
En revanche, les Églises chrétiennes, suivies jusqu’à nos jours par les pouvoirs civils, ont développé dès la première génération apostolique une doctrine du mariage tout à fait spécifique, et que la Gnose ignore, significativement. Elle se fonde sur quelques versets des épîtres et des évangiles qui dans l’ensemble définissent une éthique cohérente de type personnaliste, et non plus sociale ou sacrée comme dans les autres religions. Il n’en est que plus frappant d’observer à quel point les motivations spirituelles du mariage diffèrent et même se contredisent chez saint Paul. Tantôt il pose une sorte d’analogie mystique entre l’amour des sexes dans le mariage et l’amour de Jésus pour l’ensemble des âmes croyantes : « Maris, aimez vos femmes comme Christ a aimé l’Église ». Tantôt, et plus souvent, il réduit le mariage à n’être qu’une concession à la nature, une discipline contre l’incontinence : « Je pense qu’il est bon pour l’homme de ne point toucher sa femme. Toutefois, pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre. Car il vaut mieux se marier que de brûler. » Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de l’Apôtre, la chasteté et le célibat conduiraient seuls à la vie spirituelle : « Celui qui n’est pas marié s’inquiète du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme. »
4. Ainsi donc, exalté d’une part comme l’image de l’amour divin, mais vilipendé, d’autre part, comme l’ennemi de la vie spirituelle, toléré finalement mais dans les seules limites du mariage le plus strict et consacré — tout le reste étant laissé en friche et très sommairement condamné sous les noms de luxure et d’impudicité ou de « prostitution spirituelle », l’amour humain devait fatalement devenir une source intarissable de problèmes, tant pour la société que pour l’individu. Au surplus, lié dès l’origine à la réalité de la personne, l’amour sexuel, sentimental ou spirituel (amour des corps, des âmes ou des esprits selon la tripartition traditionnelle et non moins paulinienne que gnostique, soulignons-le) se trouvait lié du même coup à la dialectique du salut, c’est-à-dire du péché et de la grâce, et valorisé à l’extrême. Ceci ne pouvait se produire — et ne s’est pas produit — en dehors de la sphère d’influence du christianisme.
C’est pourquoi le phénomène que je nomme érotisme, englobant le mariage d’amour, la passion mystique de Tristan et la licence impie de Don Juan (l’une au-delà et l’autre en deçà du mariage) ne devait développer toutes ses complexités que dans une Europe travaillée par la doctrine et la morale chrétiennes, séculairement aux prises avec leurs exigences (sans cesse mieux codifiées par les casuistes), dans une Europe formée par l’Église ou contre elle, et longtemps confondue avec « la chrétienté ». On ne saurait donc interpréter ce phénomène — dans son évolution au cours des siècles et dans sa situation contemporaine — qu’à la lumière de ses origines religieuses et de ses fins transnaturelles.
Chrétiens traditionnels, moralistes laïques rationalistes libéraux et communistes orthodoxes s’unissent pour déplorer l’invasion de nos vies d’une sexualité « obsédante » : les affiches dans les rues, les bureaux, les métros, et tout au long des autostrades, les magazines illustrés et les films, les romans noirs et les albums de nus, les journaux populaires et les bandes dessinées, les chansons à la mode, les danses et les strip-teases : il suffit de regarder le décor des journées et des nuits citadines pour vérifier l’omniprésence de l’appel au désir sexuel. Ce phénomène mille fois décrit n’en demeure pas moins stupéfiant par sa soudaineté et son ampleur. Il est daté du premier tiers du xxe siècle, et même si on lui trouvait des parallèles en d’autres temps, ses moyens d’expression, eux, sont sans précédent. La culture commercialisée, qui est son véhicule principal, le rend sans doute irréversible, et les cultures totalitaires (ou dirigées) normalement puritaines seront bientôt débordées. Au surplus, l’accroissement quantitatif et plus encore qualitatif des temps de loisir, accroît aussi comme l’avait dit Baudelaire avec plus de précision que le proverbe antique sur l’oisiveté mère des vices — les chances pratiques de l’érotisme. Déplorer le phénomène est donc vain. Il s’agit de comprendre ses causes, et sur tout ce dont il est signe.
Et d’abord, il s’agit de lui donner son vrai nom. C’est l’érotisme qui travaille les sociétés occidentales, de l’ouest à l’est, non pas la sexualité proprement dite, instinctive et procréatrice. Et les moyens de l’érotisme sont la littérature, les « salles obscures », les arts plastiques (dont la photographie), la musique populaire et la danse, et même certaines philosophies plus poétiques que systématiques : milieux par excellence où agissent les mythes de l’âme.
C’est donc avec ces mythes, non pas avec l’instinct ou avec « l’éternelle luxure » sans horizon que la pensée des spirituels se trouve aux prises et peut entrer en polémique intime. Ce n’est pas l’immoralité plus ou moins grave de ce siècle qui la concerne, mais bien les attitudes (religieuses sans le savoir) qui justifient cette immoralité ; enfin, ce sont certaines notions de l’homme, qu’une élite inconnue de la foule élabore à l’abri de toute sanction sociale car c’est là qu’on peut voir apparaître le sens réel du phénomène que j’ai rappelé, et qui n’est guère en soi que l’écume d’une vague profonde surgie de l’âme collective.
Derrière les apparences de la rue, derrière la tolérance déjà presque sans bornes accordée à ce que l’on appelait naguère pornographie, il y a tout autre chose qu’une réaction contre la période victorienne, qu’après tout la jeunesse actuelle n’a pas connue dans sa vigueur, et dont elle n’a guère pu souffrir. Il est vrai qu’une révolution n’éclate jamais qu’après la mort des vrais tyrans, contre leurs héritiers débiles et qui assurent que ce n’est pas de leur faute. Mais de quoi la morale victorienne est-elle morte ? Sans doute et tout d’abord, d’avoir eu peur de l’instinct qu’elle voulait réprimer. Au lieu de justifier ses rigueurs en décrivant dans sa réalité le danger que la licence sexuelle fait courir à toute société militaire et laborieuse, dont la plus haute valeur n’est pas l’union mystique mais la sobriété spirituelle, elle a voulu fermer les yeux sur la réalité même du sexe : interdit d’en parler, sauf du haut de la chaire, et sous le seul nom d’impureté. C’était vider la morale puritaine de sa vertu, moins religieuse d’ailleurs que civilisatrice.
D’où l’effet de révélation que produisit l’œuvre de Freud, l’impression qu’elle « expliquait tout », parce qu’elle expliquait certains troubles par cela justement dont nul n’osait parler. Brochant sur la mauvaise conscience d’une bourgeoise qui n’avait plus le courage de ses partis pris, la vulgarisation de la psychanalyse a beaucoup fait pour dévaloriser les notions mêmes de répression et de censure. Les abus dénoncés par Freud nous ont rendus méfiants quant à l’usage des disciplines éducatives élémentaires. Ce n’est plus la licence qui est l’ennemi mais le refoulement générateur de complexes et de névroses. D’où la tolérance que j’ai dite, et qui effraye tant d’observateurs.
Avant de nous effrayer à notre tour essayons de bien voir ce qui se passe quand les censures officielles périclitent. Est-il vrai, comme on nous le répète, que « la sensualité envahit tout » et que la sexualité défoulée « se déchaîne » ? Bien sûr que non. L’instinct ne dépend pas des modes ni la nature de la culture — du moins pas si directement. Ce qui se trouve libéré c’est l’expression, la manière de parler des choses de l’amour, de spéculer à leur propos ou de les montrer sur l’écran. Ce n’est donc pas le sexe, mais l’érotisme, ni la sensualité, mais son aveu public, sa projection devant nous qui soudain, nous provoquent à une prise de conscience trop longtemps différée.
C’est l’amour qui est remis en question — tout l’amour : sexuel ou passionnel, normal ou aberrant, matrimonial ou spirituel. « L’amour est à réinventer », disait Rimbaud. Cette espèce-là de révolution psychique n’a qu’un précédent dans l’histoire de la culture occidentale : il se situe de la manière la plus précise au xiie siècle.
Depuis la fin de l’Empire romain, on n’avait plus écrit de poèmes d’amour ni de traités de mystiques originaux. La vie sexuelle semblait réduite à l’obscure animalité. Le mariage ne posait que des problèmes d’héritages et de consanguinités souvent invraisemblables, justifiant des divorces causés par l’intérêt mais jamais par le sentiment. Et, subitement, voici les troubadours et l’invention du désir sublimé, Saint Bernard de Clairvaux et la mystique d’amour, Héloïse et la passion vécue, Tristan et la passion rêvée, le culte de la Dame et le culte de la Vierge, les hérésies gnostiques ravivées et le cynisme libertin naissant, le célibat des prêtres et les « Lois d’Amour », bref, le lyrisme, l’érotisme et la mystique déchaînés sur l’Europe entière, et parlant une même langue nouvelle, rénovant d’un seul coup pour des siècles la musique et la poésie, le roman, la piété et les mœurs. Tout cela se passait dans les élites cultivées — les jongleurs et prédicateurs étant les seuls « moyens de diffusion » permettant de toucher les peuples. Cette première grande révolution de l’Amour, si soudaine dans son explosion, fut lente à propager ses effets bouleversants dans les mœurs de la masse inculte et dans les habitudes de pensée. Le travail de décantation, d’adaptation psychologique et de remise en ordre morale et spirituelle devait prendre des siècles, et n’est pas terminé.
Car la révolution que nous sommes en train de vivre renouvelle en partie celle du xiie siècle, submerge quelques-unes de ses conquêtes, mais surtout la déborde largement. Elle éclate dans une société beaucoup moins cloisonnée et protégée, et où toute pulsation enregistrable est instantanément propagée. L’imprimé bon marché, le film et la radio ne laissent plus de délais ni d’angles morts. Les effets atteignent nos sens avant que les causes aient émergé à nos consciences. D’où le scandale, et c’est peu dire — d’où l’angoisse et la mauvaise conscience qui caractérisent à la fois ceux qui expriment la révolution et ceux qui en subissent les effets.
Prenez un Européen cultivé — homme ou femme — formé par la morale bourgeoise, d’ailleurs croyant ou non, plus ou moins respectueux de la science et du progrès, donc normal et moyen selon les standards du siècle : confrontez-le avec les œuvres apparues depuis cinquante ans de Freud et des écoles qui en dérivent, de Proust et de Joyce, de D. H. Lawrence et de Jean Genêt, d’André Breton et de Robert Musil, d’Henry Miller et de Lawrence Durrel, pour ne citer que très peu de noms des plus connus ; sans oublier la fameuse Histoire d’O, les essais de Georges Bataille et de Pierre Klossowski pour les initiés ; les romans policiers de l’école « noire » et les films des metteurs en scène suédois, français et italiens, pour le grand public. Que verra dans tout cela, de prime abord, le témoin normal et moyen ? La libido partout à l’œuvre, la névrose prise pour thème normal, la négation de l’innocence, même enfantine : la pariade primitive, ou, au contraire, la passion la plus insolite, exaltées comme étant la vraie pureté ; le sadisme et le masochisme, l’homosexualité et l’inceste ; et toutes les formes d’exhibitionnisme et de raffinement pervers qui attendent encore leur nom : bref, la luxure, anxieuse ou complaisante, sophistiquée ou commerciale, non seulement étudiée mais justifiée ! Comment notre homme distinguerait-il, dans tout cela, autre chose qu’une immense dépravation, qu’un manque de tenue mais aussi de légèreté, de vraie tendresse mais de « saine gauloiserie » ? Et comment pourrait-on y voir ce « soulèvement de l’âme », ce retour des pouvoirs animiques — étouffés depuis des siècles entre l’esprit et la matière, le physique et le spirituel — dont certains esprits aberrants osent parler ? Lui dira-t-on qu’il y a bien autre chose que la pédérastie dans Proust, l’inceste dans Musil, la luxure dans Miller, ou le simple coït dans l’amour ? Il voit ce qui le choque, qui est aussi ce qui le tente. Devant « l’indiscipline des mœurs » et la « pornographie » qui en serait la cause, il se sent indigné et inquiet. S’il est sérieux, s’il voit plus loin, cela peut aller jusqu’à l’angoisse.
Or ces dispositions se trouvent être les mêmes que celle des acteurs érotiques, quoique ces derniers aient les motifs inverses d’être indignés, inquiets ou angoissés. Les deux camps se rendent bien leur mépris, et chacun refuse de tolérer fût-ce un instant, par simple hypothèse de dialogue, les bonnes raisons que peut invoquer l’autre.
J’entends bien que la littérature contemporaine méprise les puritains et les tient pour des fous à la fois ridicules et dangereux. Mais je n’oublie pas que sans la discipline sexuelle que les tendances dites puritaines ont su nous imposer dès les débuts de l’Europe, il n’y aurait rien de plus dans notre civilisation que dans celles des nations qu’on dit sous-développées, et sans doute moins : il n’y aurait pas le travail, l’effort organisé, ni la technique, qui ont fait le monde actuel. Il n’y aurait pas non plus le problème de l’érotisme ! Les auteurs érotiques l’oublient très naïvement, tout à leur passion poétique ou moraliste retournée, qui leur cache trop souvent les facts of life — comme l’Anglais nomme les faits sexuels — et leurs multiples liens avec l’économie la société et la culture.
En revanche, sans l’érotisme et les libertés qu’il suppose, notre culture vaudrait-elle mieux que celle qu’un Staline et qu’un Mao ont tenté d’imposer par décrets ? Elle serait strictement adaptée à la production matérielle, à la production socialisée. Et cela, nos puritains l’oublient non moins souvent.
La littérature érotique embrasse plus de réalités psychologiques que la morale bourgeoise ne voulait en connaître, et que le puritanisme n’en tolère. Or, ces réalités, quoi qu’on en juge, sont au moins aussi quotidiennes et obsédantes que les réalités économiques qui, d’ailleurs, en dépendent dans une certaine mesure, comme le confort dépend de notre psychologie.
Une fois reconnues, elles nous posent des problèmes qu’on ne résoudra plus en les niant. Les découvertes de l’analyse des profondeurs, l’affaiblissement des tabous sexuels, l’accroissement du confort et des loisirs, le birth control, les mass médias, tout agit dans le même sens, irréversible. Je vois bien qu’en remettant en question l’ensemble des rapports personnels et sociaux, éthiques et spirituels qui constituent l’amour, la littérature érotique réagit à des phénomènes qu’elle n’a pas provoqués, qui la dépassent, mais dont elle tente de formuler et d’illustrer les exigences encore désordonnées. Et je vois bien que du désordre inévitable résultant d’une évolution aussi rapide, on ne pourra sortir qu’en avant, et non point par des retours aux disciplines d’antan.
Il s’agit d’expliciter des motifs religieux généralement refoulés ou tout simplement ignorés. Méthode exactement inverse de celle de Freud, mais qui lui est par là même comparable. Entre les siècles du corps et celles de l’esprit, entre la biologie et la morale sociale, au-delà des nécessités de l’espèce, mais en deçà du bien et du mal. Apprendre à lire en filigrane le jeu des mythes, dans les troubles complexités et les intrigues apparemment insanes de l’érotique contemporaine.
Je propose une mythanalyse, qui puisse être appliquée non seulement aux personnes, mais aux personnages de l’art, et à certaines formules de vie ; l’objet immédiat d’une telle méthode étant d’élucider les motifs de nos choix et leurs implications trop souvent inconsciemment spirituelles autant que sociales.
Quand nous connaîtrons mieux les mythes qui nous tentent, d’où ils viennent et vers quoi leur logique nous conduit, peut-être serons-nous un peu mieux en mesure de courir notre risque personnel, d’assumer notre amour et d’aller vers nous-mêmes. Peut-être serons-nous un peu plus libres.