Le monde entier irrite l’Europe et la méprise autant qu’il la jalouse ! (20 juin 1962)a b
L’appel du monde, provoqué par nos œuvres, atteint l’Europe dans une situation qui me paraît définie par trois grands faits dont je voudrais maintenant mettre en valeur la nature et les relations.
Premier fait : c’est au cours des quinze années pendant lesquelles nos États ont perdu leurs empires, que l’Europe s’est mise à s’unir.
Les dates de la décolonisation successive du Proche-Orient, de l’Inde, du Sud-Est asiatique, et de l’Afrique, sont les mêmes dates, exactement, que celles de nos premières étapes vers l’union 1945 à 1962, et tout porte à prévoir que les deux processus s’achèveront simultanément d’ici quelques années, l’un par l’indépendance des derniers îlots de colonies subsistants, et l’autre par la mise en place d’institutions politiques communes.
Coïncidence très remarquable, et qui mériterait de susciter des études sérieuses. Il y aurait lieu de vérifier d’abord s’il existe des liens latéraux de cause à effet entre les deux phénomènes, ou si plutôt, comme je le crois, ils ne résultent pas tous les deux d’une seule et même évolution dialectique : celle du nationalisme. Dès la fin du xviiie siècle, les disciples de Rousseau, puis Herder, Bentham et Fichte avaient dénoncé l’expansion coloniale comme un péché mortel de l’Europe, en ce sens qu’il devait aggraver la dissolution du corps européen en nations rivales. Et de fait, la nécessité alléguée par les États colonialistes de s’ouvrir des débouchés outre-mer — un espace vital, dira Hitler — a joué un rôle important à l’origine des deux guerres mondiales. Mais ces mêmes guerres ont déclenché deux séries de réactions de sens contraire : d’une part, elles ont répandu aux quatre coins de la terre l’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, idée au nom de laquelle les Alliés s’étaient battus, et avaient conclu les traités de 1919, et ceci devait amener les colonies à réclamer leur émancipation, voire à découvrir pour leur compte les ivresses du nationalisme ; d’autre part, ces mêmes guerres ont fait comprendre aux Européens qu’il était temps de juguler leurs sanglants chauvinismes, et cela devait amener, nous l’avons vu, le réveil des projets d’union.
Accessoirement, il ne serait pas sans intérêt de souligner que les défaitistes européens, nationalistes ou marxistes, qui soutenaient depuis cinquante ans que l’Europe n’était riche que de l’exploitation des colonies, disaient les uns, de leur pillage, disaient les autres, sont en train de recevoir un démenti tel que l’histoire en offre peu d’exemples. Car en effet, s’ils avaient eu raison, le retrait colonial eût signifié l’arrêt de mort de notre économie. Or ce retrait se trouve coïncider non seulement avec notre union, mais avec une prospérité sans précédent de l’ensemble du continent. Jamais notre cap de l’Asie n’avait connu croissance économique aussi rapide que depuis qu’il a renoncé, bon gré, mal gré, à ses possessions d’outre-mer.
Décolonisation, union, prospérité simultanées. Ce premier fait, définissant les rapports de l’Europe avec le monde actuel, je me l’explique, en résumé, comme suit :
L’expansion coloniale d’États rivaux, pour criminelle qu’on veuille la juger, a réveillé en fait les peuples du tiers-monde. Ils ont découvert qu’ils étouffaient dans leurs régimes traditionnels. Au nom de quelques-unes de nos plus vraies valeurs — la liberté, la dignité de la personne, l’égalité des peuples et des races — mais aussi de quelques-unes de nos folies les plus contagieuses, comme le nationalisme, ils se sont mis à revendiquer les avantages de notre civilisation et la souveraineté de leurs États, pour la plupart créés par nous. Quant aux nations colonialistes de l’Europe, presque ruinées à deux reprises par le délire nationaliste, obligées de refaire leur bilan, cédant à la pression d’une opinion mondiale formée par leurs principes, d’une classe nouvelle éduquée par leurs soins dans les pays colonisés, et de leur intérêt mieux compris — un peu poussées aussi par les États-Unis, qui les sauvaient alors de la faillite —, elles ont l’une après l’autre « décroché ». Mais dans le même temps, et pour les mêmes raisons, elles ont compris ce qu’elles refusaient de comprendre depuis près de six-cent-cinquante ans : la nécessité de leur union. Elles ont perdu le monde et retrouvé l’Europe.
Mais voici le deuxième grand fait, non moins paradoxal, qui domine notre situation : le retrait politique de l’Europe coïncide avec l’adoption accélérée de notre civilisation par le tiers-monde.
L’Europe a fait le monde, et cela non seulement parce qu’elle a découvert la Terre entière, mais surtout parce qu’elle lui a donné sa première civilisation effectivement universelle. Cette civilisation, nous le savons tous, est tenue pour responsable, à tort ou à raison, d’autant de méfaits que de bienfaits. Mais ceci n’empêche pas qu’elle soit la seule qui ait su se rendre transportable et intégrable hors du contexte de ses origines raciales, politiques et religieuses. Nous savons tous aussi comment s’est opérée sa diffusion mondiale dès la Renaissance, et par quels procédés, qui ne furent pas tous chrétiens.
Animés par les ambitions les plus diverses : missionnaires, commerciales, politiques, ou simplement aventurières, les Européens, en désordre, et sans le moindre plan d’ensemble, du xvie au xixe siècle fondent sur tous les continents des églises et des comptoirs, des cités et des industries, des écoles et des plantations, des journaux et des parlements. S’imposant par la force ou reçus comme des dieux — ainsi Cortés à Mexico —, voulant sauver des âmes ou exploiter des mines, ils conquièrent, civilisent, pillent, évangélisent, font trafic des esclaves, ouvrent des hôpitaux, répandent des théories humanitaires qu’ils ne pratiquent pas toujours sans réserve, emprisonnent ceux qui osent s’en réclamer contre eux, mais libèrent en même temps des peuples entiers, habitués depuis des siècles aux plus cruels régimes d’oppression autochtone. C’est tout cela que l’on confond aujourd’hui dans un seul mot : colonialisme. Je n’en connais pas de plus injuste, puisqu’il ne veut retenir que l’injustice, dans l’immense processus chargé d’humanité et de charité héroïque autant que de crimes et de cupidité, d’une aventure dont le bilan est encore très loin d’être fait. Et rien ne prouve que ce bilan sera finalement négatif : c’est en somme celui du Progrès, selon les conceptions occidentales, adoptées même par ceux qui dénoncent l’Occident.
Nulle autre civilisation n’avait été mondiale de cette manière. Là-dessus, l’historien Toynbee m’arrête : Alexandre le Grand et les empereurs chinois s’imaginaient, eux aussi, qu’ils dominaient le monde entier. Eh bien ! ils se trompaient tout simplement. L’agence Cook suffirait aujourd’hui à les mettre à l’abri de ce genre d’illusion. La Terre est connue désormais dans toutes ses dimensions physiques, nous ne pouvons plus faire d’erreurs de cette taille ; son histoire également est explorée dans toutes ses grandes lignes, et l’archéologie occidentale ressuscite inlassablement bien plus de traditions oubliées par leurs peuples que nos armées et nos missions n’en ont jamais détruites ou dénaturées.
Mais alors, le retrait de l’Europe qu’on nomme décolonisation, ne va-t-il pas entraîner l’effacement progressif de cette « européisation » de la planète ? Il est difficile d’en juger, puisque le retrait s’achève à peine. Mais tous les signes vérifiables indiquent une tendance prononcée vers l’expansion de notre culture dans les colonies libérées.
Le retrait des Anglais de l’Inde n’a pas été suivi par le rejet du parlementarisme britannique, aussitôt adopté tel quel, mais bien par l’abolition légale des castes, tradition trois fois millénaire à laquelle les Anglais n’avaient jamais touché. Les partis politiques prolifèrent, l’industrie lourde se développe, le contrôle des naissances s’acclimate… Au total, l’Inde indépendante se veut bien plus anglaise, donc plus occidentale que n’était l’Inde colonisée. Elle a peut-être tort, mais c’est ainsi.
En Afrique noire, récemment libérée, la culture et les langues européennes font des progrès spectaculaires. Je cite le directeur des affaires culturelles françaises, qui disait en janvier de cette année :
Au Cambodge, toute la jeunesse parle le français, alors que dans la génération des hommes de quarante à cinquante ans, celle de l’époque coloniale, seule l’élite sait notre langue… On n’apprend plus le français dans ces pays parce qu’on y est obligé, mais parce qu’on a besoin de cette langue, qu’elle est devenue un facteur de cohésion nationale, qu’elle constitue en outre un moyen d’accès aisé à la vie internationale… L’intérêt paraît ici, comme ailleurs, plus efficace que la contrainte.
Et partout, dans les nations neuves du tiers-monde, il a suffi que nos administrateurs civils et militaires s’en aillent, pour que soit décrétée l’adoption immédiate de mesures politiques et sociales, hygiéniques, urbanistes, techniques, industrielles, tout simplement copiées sur celles de l’Occident. Bien plus, ces administrateurs ne sont partis qu’en vertu d’idéaux européens adoptés par l’élite indigène. Ces idéaux, on les retourne contre nous, et contre nos pratiques trop souvent immorales : c’est qu’ils valaient sans doute mieux que nous ne l’avions cru, et mieux que nous : tant pis pour nous, et tant mieux pour nos idéaux !
Je ne les vois, pour ma part, nullement menacés par la décolonisation, bien au contraire ! Jamais l’Europe, jamais l’Occident tout entier n’ont autant progressé dans l’âme et dans les mœurs des peuples hier encore colonisés.
Mais voici le troisième grand fait : nos idéaux et nos pratiques ont été diffusés en désordre, sans aucun plan, sans nulle sagesse régulatrice.
Il en résulte deux séries de conséquences qui risquent d’être aussi fâcheuses pour nous, Européens, que pour les peuples du tiers-monde.
Fâcheuses pour nous d’abord. Car il est évident que notre civilisation ne s’est rendue assimilable et transportable qu’au prix d’une périlleuse disjonction entre ses produits de tous ordres et ses valeurs fondamentales. Le monde accepte nos machines et quelques-uns de nos slogans, mais non pas l’arrière-plan religieux, philosophique et culturel qui a permis non seulement les sciences et la technique, mais aussi leur intégration, bon an mal an, dans le complexe de nos coutumes et de nos équilibres humains. Il faut l’admettre : les versions simplifiées de la civilisation occidentale se prêtent mieux à l’exportation que la version originale. D’où l’avantage incontestable des Américains, et surtout des Soviétiques, lorsqu’il s’agit de moderniser — c’est-à-dire d’occidentaliser — d’une manière rapide et massive, les colonies récemment libérées. Ces nouveaux venus dans le tiers-monde ont des notions beaucoup plus simples du progrès, tant social et moral que purement matériel. Les premiers n’ont pas les scrupules et la mauvaise conscience qui étaient le fait des élites européennes pendant les derniers temps de la colonisation et le respect des cultures indigènes n’a jamais arrêté les seconds, pas plus dans leur empire qu’en Afrique ou en Asie. Donc, à court terme, il peut sembler que leurs chances soient meilleures que les nôtres. Le tiers-monde les accueille sans méfiance de principe. Il ne dit pas de leurs dons, comme il le dit des nôtres : « C’est du néo-colonialisme ! » Et pourtant, le tiers-monde, en cette affaire, a bien plus à perdre que nous. Ses meilleurs esprits le découvrent. Mais aussitôt, ils nous accablent de reproches.
Un professeur indien, le Dr Raghavan Iyer, enseignant à Oxford, lors d’un tout récent congrès européen, entendait se faire l’écho des ressentiments du tiers-monde à l’égard de notre culture et de sa diffusion désordonnée. Rappelant que les pays sous-développés imitent maladroitement tout ce qu’a fait l’Occident, ce professeur rendait l’Europe responsable de tous les maux qui en résultent, et de la reviviscence, en Asie et en Afrique, de ce qu’il appelait « les conceptions partielles ou discréditées de l’esprit européen ». Il en donnait l’impressionnante liste que voici :
L’évangile du progrès matériel automatique, un nationalisme agressif, voire une haine raciale à peine dissimulée, un utilitarisme à la Bentham, un collectivisme militant et un socialisme messianique, un libéralisme à la Hayek, l’adoration de la puissance militaire et politique, une bureaucratie qu’on ne pourra plus extirper, la multiplication des besoins nouveaux, une consommation stupéfiante, la passion du bizarre, des prétentions à l’exclusivité dans le domaine religieux, un fanatisme idéologique, un athéisme arrogant, le culte du cynisme, la concurrence sans frein et le philistinisme culturel.
C’est une assez bonne liste de nos vices, tels qu’ils se sont manifestés, du moins à partir des débuts de l’ère industrielle. Il serait trop facile de répondre à ceux qui nous tiennent ce langage : pourquoi n’avez-vous pas adopté nos vertus, dont la liste est aussi facile à faire ? Et pourquoi nous imitez-vous, en général ? Pourquoi nous reprochez-vous notre athéisme et plus encore, notre matérialisme, quand c’est notre aide matérielle que vous exigez à grands cris, et pas du tout nos missionnaires ?
Cette réponse serait trop facile, car nous sommes largement responsables des erreurs que commet le tiers-monde quand il nous juge. Ce ne sont pas nos meilleurs représentants, les plus conscients des vraies valeurs européennes, que nous envoyons outre-mer, mais des agents de nos États et de nos firmes, qui transportent là-bas toutes nos rivalités, des assistants techniques qui ne savent pas grand-chose du milieu où ils vont agir, et moins encore de ce que l’Europe peut signifier dans son ensemble et vue de loin, des agitateurs politiques, des commerçants incultes et nos plus mauvais films.
Nous exportons pêle-mêle nos sous-produits, nos aventuriers et nos livres, nos querelles nationales, nos machines et nos dogmes, dans l’irresponsabilité la plus totale, sans respect ni pour leurs cultures ni pour la nôtre.
Telle est la situation concrète de l’Europe dans le monde actuel. Je la résume : la décolonisation, loin de nous ruiner, coïncide avec notre union, laquelle promet une prospérité sans précédent ; le monde entier se met à l’école de notre civilisation ; mais il n’en tire pas le meilleur, loin de là, et nous méprise autant qu’il nous jalouse. C’est en fin de compte notre faute, car nous n’avons jamais conçu une politique de civilisation répondant à l’ampleur des exigences du siècle et de nos responsabilités mondiales.
La question qui se pose est dès lors la suivante : l’Europe va-t-elle être évincée par ses produits les plus vendables, par ses slogans les plus démagogiques, au seul profit de leurs exploitants ou exploiteurs, plus efficaces ? Va-t-elle être évincée du tiers-monde par ses vices, au détriment de ses valeurs authentiques ? Ou peut-elle encore réagir ? En a-t-elle les moyens matériels et moraux ?