Le miracle européen a créé le monde civilisé (6 juin 1962)a
L’avenir de l’Europe est une aventure décisive pour l’humanité tout entière. L’Europe est cette partie-là du monde qui a fait « le Monde », ayant été le foyer de l’idée de « genre humain », ayant été aussi la condition instrumentale et nécessaire d’une véritable histoire universelle, celle où nous sommes bel et bien engagés dans cette seconde moitié du xxe siècle, en sorte que les chances de l’Europe dans l’avenir se confondent pratiquement, désormais, avec celles de la civilisation née de ses œuvres, qu’elle a propagée sans prudence ni plan d’ensemble, dont elle n’est plus propriétaire, mais dont elle garde encore certains secrets vitaux.
Je n’aurai pas trop de quatre leçons pour établir cette thèse centrale, cette définition de l’Europe par sa fonction mondialisante. Car cela revient en somme à définir le phénomène européen par ses effets, alors qu’on s’est toujours efforcé jusqu’ici de l’expliquer par certaines causes, qui seraient tantôt, selon les auteurs et selon les modes, géographiques ou climatiques, économiques ou démographiques.
Ce que j’appelle le phénomène européen se signale, dans l’histoire du monde, par quelques traits absolument originaux dont je donne tout de suite trois exemples :
1. L’Europe a découvert la terre entière, et personne n’est jamais venu la découvrir.
2. L’Europe a dominé sur tous les continents successivement, et n’a jamais été dominée jusqu’ici par une seule puissance d’outre-mer.
3. L’Europe a produit une civilisation que le monde entier est en train d’imiter, tandis que l’inverse ne s’est jamais produit.
Le phénomène unique au monde que dénotent ces constatations — tellement simples et tellement évidentes que la plupart des historiens me paraissent les avoir négligées jusqu’ici — ce phénomène européen sans précédent et sans parallèle dans l’histoire, nous n’arriverons jamais à le comprendre dans son mouvement, sa signification et sa tendance générale en partant des données physiques et naturelles de notre petit continent, comme le veut une pensée héritée d’un xixe siècle scientiste et dans l’ensemble, sans le savoir, plus marxiste que scientifique. (Non que je nie l’importance des données naturelles : je les trouve simplement insuffisantes pour rendre compte du phénomène dans ce qu’il a de spécifique.)
Certes, le découpage profond des côtes, propice à la navigation, le cloisonnement des terres par montagnes et fleuves favorisant la formation de communautés bien distinctes et solidement enracinées, le climat tempéré, dans le centre du moins, permettant une économie d’énergies fondamentales, ce sont là des atouts, mais qui sont loin d’inscrire, dans notre sol, l’histoire mondiale qui sera la nôtre. On ne peut y lire un destin. Chaque géographe en tire d’ailleurs ce qu’il lui plaît. C’est ainsi qu’Hippocrate, au ve siècle avant J.-C. explique la supériorité des Européens sur les Asiatiques par le fait que les Asiatiques vivaient dans un climat trop égal, tandis qu’en Europe, dit-il, « les passages rapides d’un extrême à l’autre stimulent les esprits et les arrachent à l’insouciance ». Mais un autre Grec, Strabon, écrivant sous Tibère, attribue au contraire cette même supériorité des Européens au climat tempéré qui — je le cite — « semble avoir tout fait pour hâter les progrès de la civilisation ». Plus réaliste, la Géographie universelle, de Mantelle et Brun, publiée à Paris en 1816, reconnaît que l’Europe historique n’est pas née de sa géographie. Je me plais à citer sa description de l’Europe, dont Valéry me paraît bien s’être inspiré dans le passage fameux où il parle de l’Europe comme « d’une sorte de cap du vieux continent, d’un appendice occidental de l’Asie », mais n’en serait pas moins « la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ». Voici le passage :
En sortant des mains de la nature, notre partie du monde n’avait reçu aucun titre à cette glorieuse prééminence qui la distingue aujourd’hui. Petit continent qui possède le moins de richesses territoriales… nous ne sommes riches que d’emprunts. Tel est néanmoins le pouvoir de l’esprit humain : cette région que la nature n’avait ornée que de forêts immenses s’est peuplée de nations puissantes, s’est couverte de cités magnifiques, s’est enrichie du butin des deux mondes ; cette étroite presqu’île, qui ne figure sur le globe que comme un appendice de l’Asie, devenue la métropole du genre humain.
Voilà donc l’importance de la géographie et du climat minimisée, presque niée. Serait-ce alors à la démographie qu’il faudrait aller demander le secret de l’expansion européenne ? Un coup d’œil sur la carte des densités de peuplement de la terre nous fait voir que l’humanité s’est concentrée depuis longtemps dans trois régions privilégiées à cet égard : la Chine, l’Inde et l’Europe, lesquelles comptent chacune, au xxe siècle, entre 500 et 600 millions d’habitants (soit ensemble à peu près 60 % de la population du globe sur 15 % de sa superficie solide).
[p. 2] Mais l’Europe de la Renaissance, celle des grandes découvertes précisément et de l’expansion vers le monde, était bien moins peuplée que la Chine et que l’Inde, et ne subissait aucune pression démographique, même dans ses pays les plus prospères et entreprenants. Ainsi, de 1328 à 1700, selon Charles Morazé, la France compte à peu près le même nombre d’habitants, c’est-à-dire six à dix millions. Le grand essor démographique de nos nations ne date que du xixe siècle. Comment se fait-il alors que l’Inde, autre péninsule de l’Asie, à peu près comparable en étendue à l’Europe de l’Ouest, mais bien plus riche en hommes et en matières premières, n’offre guère aux yeux de l’historien qu’une décadence millénaire, dans le temps même où l’Europe faisait le tour du monde et dominait sur la plupart des nations de l’époque, Inde comprise ? Comment se fait-il que les Chinois, qui étaient pourtant le tiers de l’humanité vers 1850, et qui en sont encore près du quart aujourd’hui (ils n’en seront sans doute plus que moins du cinquième en l’an 2000, selon les démographes — qui prédisent donc le contraire de ce que l’Occident craint !), n’aient guère participé à l’histoire du monde que par leur faculté de se laisser conquérir, et d’absorber leurs conquérants, Huns ou Mongols ?
Les causes physiques et naturelles ne pouvant rendre compte des destins de l’Europe, faudra-t-il leur chercher des causes spirituelles ? L’Europe serait-elle, par exemple, une création du christianisme, comme le soutient une très nombreuse école d’excellents historiens catholiques contemporains ? Cela se discute. Hippocrate et Strabon, nous venons de le voir, mais aussi Hérodote, Platon et Aristote nous parlent déjà d’une Europe et la contrastent même avec l’Asie, mais cette Europe ne connaît pas encore le christianisme. L’expansion missionnaire des chrétiens, durant le premier millénaire de notre ère, obéit à l’ordre du Christ : Allez et évangélisez toutes les nations. Cette injonction envoie ceux qui l’acceptent sur les terres les plus lointaines, et cela dès le ive siècle en Afrique du Nord, en Inde du Sud — sur la côte de Malabar — et jusqu’en Extrême-Orient — on compte plus de soixante évêchés nestoriens dans la Chine du ixe siècle, sous la dynastie Tang — et vers l’ouest, en Islande, au Labrador, en Amérique du Nord, peut-être même jusqu’au Yucatan des Mayas et jusqu’au Pérou des Incas. Mais c’est une expansion chrétienne et non spécifiquement européenne. En revanche l’expansion colonialiste, du xviiie au xxe siècle, a été, de toute évidence, plus européenne que chrétienne. Assimiler l’Europe au christianisme, comme voulut le faire Novalis dans son célèbre essai intitulé Die Christenheit oder Europa, c’est faire tort à la prétention universelle du christianisme, et ce n’est pas définir l’Europe, puisque ce serait la définir par une vérité éternelle, qu’elle n’a pas mérité d’incarner, sur laquelle elle n’a pas de copyright…
Reste le fait que le christianisme a très puissamment contribué à la synthèse européenne. Notre idée de la science en dérive, comme l’a montré Jaspers, commentant Nietzsche (ce très lucide antichrétien) et nos principes politiques en dérivent. Or notre idée de la science et nos principes d’égalité, de liberté et de justice ont sans doute été décisifs dans l’aventure mondiale de l’Europe. Retenons donc, de cette rapide enquête sur la genèse du phénomène Europe, le christianisme. Mais non sans nous poser cette question difficile que je vais laisser sans réponse :
— Pourquoi l’Europe a-t-elle été la seule ou la première partie du monde qui ait adopté cette religion, venue d’ailleurs, du Proche-Orient et non d’elle-même ? Existait-il une prédisposition européenne au christianisme ? Ceci nous laisse en plein mystère.
Et les autres explications du phénomène européen par des données physiques et matérielles nous laissent en pleine ambiguïté : ces données ont agi, chacune à sa manière, mais aucune n’apparaît suffisante pour rendre compte du phénomène global que l’histoire nous oblige à constater : la fonction mondiale de l’Europe.
Décrivons donc maintenant ce phénomène tel qu’il apparaît dans les faits. Ce n’est pas le déroulement logique d’une série de causes naturelles produisant des effets où elles s’épuisent : ce n’est pas le déroulement d’un plan, dont nul ne voit qui l’aurait calculé et imposé. Et ce n’est pas l’incarnation de quelque idée platonicienne, ni la démonstration d’un esprit hégélien marchant au pas rythmé de la dialectique — thèse, antithèse, une, deux, une, deux. C’est au contraire une aventure indéfinie, mais qui traduit une certaine attitude constante devant la vie.
L’explication d’un phénomène par ses causes a dominé notre xixe siècle, mais c’était aux dépens de la compréhension du phénomène lui-même, qu’on voyait mal. Le xxe siècle a découvert qu’un phénomène, individuel ou collectif, ne pouvait être bien saisi que dans son mouvement créateur, dans son archétype, dans son mythe.
Or, ce mouvement créateur de l’Europe, je le trouve d’abord et déjà dans la légende originelle de l’Enlèvement d’Europe par Zeus.
C’est dans un bond vers l’ouest, la mer et l’aventure que l’Europe légendaire prend son départ. Le mythe de l’enlèvement d’une princesse de Tyr par le grand dieu des Grecs, transformé en taureau, traduit l’Histoire : notre Europe est effectivement venue du Proche-Orient. Après la disparition presque totale « des premiers habitants du bois et du rocher » (comme dit Vigny) dont ne nous restent plus que les peintures rupestres de Lascaux et d’Altamira, l’Europe a été lentement repeuplée par des colons venus d’une part de l’Asie Mineure le long du Vardar et du Danube, jusqu’en Rhénanie et en France, d’autre part du delta du Nil, le long des côtes, remontant le Rhône jusqu’en Suisse, en France du Nord, peut-être en Grande-Bretagne. Elle est née à la civilisation par l’effet d’apports successifs intellectuels, techniques et religieux, créés en Mésopotamie, en Égypte et en Phénicie et de là transférés en Crète d’abord — où la princesse Europe engendra une dynastie, les Minoens — puis, par la mer Égée en Grèce, et de là, sur les terres du Couchant, que les langues sémitiques nomment Ereb, très probable étymologie du nom d’Europe.
Plus tard, sa religion dominante lui viendra du pays le plus proche de ce rivage phénicien d’où avait été enlevée l’héroïne éponyme, celle qui donna son nom au continent.
On sait cela, mais on connaît moins la suite de ce rapt créateur, la suite du mythe de l’enlèvement d’Europe, à laquelle j’attache, pour ma part, la plus grande importance symbolique. Europe était la fille d’Agénor, roi de Tyr. Celui-ci donna l’ordre à ses cinq fils de partir à la quête de leur sœur enlevée. Chacun fit voile dans une direction différente. Et l’un fonda Carthage, tandis que d’autres découvraient les rives du continent, de l’Espagne au Caucase. Cadmus enfin, le plus fameux, s’en fut à Rhodes, puis en Thrace ; et comme il désespérait de retrouver sa sœur pour la ramener aux rives maternelles de l’Asie, il alla demander à l’oracle de Delphes : Où est Europe ? « Tu ne la trouveras pas, répondit la Pythie. Suis plutôt une vache et pousse-la devant toi sans lui laisser de répit : là où elle tombera d’épuisement, bâtis une ville ! » Ainsi Cadmus fonda Thèbes.
Fable ambiguë, comme toutes les choses divines, ménageant notre liberté d’interprétation et de décision… Voici ce que l’on peut en tirer : c’est en poursuivant l’image mythique de l’Europe que les navigateurs phéniciens découvrirent sa réalité géographique. Mais c’est aussi en renonçant à la trouver telle qu’elle était dans son souvenir que Cadmus entreprit de la construire. On voit combien, dès ces temps fabuleux, il semble difficile de savoir « où est l’Europe », si l’on entend seulement la ramener un beau jour toute faite et donnée par l’histoire : car c’est sa quête elle-même qui la crée. Rechercher l’Europe, c’est la faire ! Elle existe dans sa recherche à l’infini, et c’est ce que je nomme Aventure.
Mais elle est autre chose encore, si l’on en croit la seconde légende relative à ses origines : celle de Japhet. Selon la Genèse commentée par les Pères de l’Église primitive, Noé partagea le monde entre ses fils Sem, Cham et Japhet. À Cham, l’Afrique mais aussi l’esclavage, pour le punir d’avoir surpris son père en pleine ivresse sans songer comme ses frères à le couvrir d’un manteau ; à Sem, l’Asie et la vie spirituelle ; à Japhet, l’Europe et les armes, et la promesse d’une expansion indéfinie : dilatatio, latitudo, selon la Vulgate et les Pères. Dilatatio, expansion, c’est le mot-clé.
Retraçons maintenant les étapes de cette expansion planétaire. Vues dans le raccourci des siècles, elles évoquent les mouvements de systole et de diastole d’un cœur humain, quoique fort inégales de durée.
Premier mouvement : concentration des valeurs religieuses et culturelles du Proche-Orient dans la péninsule d’Occident. Nous avons vu que les populations, les religions, les procédés techniques et les rudiments de la science, tout est venu de l’Est vers l’Europe, tout s’est lentement concentré dans cette sorte d’impasse au-delà de laquelle on croyait que le monde finissait. Une première culture originale se constitue en Grèce. L’Empire de Rome la diffuse et la transforme. À l’individualisme qui régnait dans les cités grecques, il substitue le culte de l’État et des grandes institutions centralisées, et il étend leur autorité sur toute l’Europe de l’Ouest. Dans le cadre de cet empire se trouvent inclus des Celtes, des Germains et des Slaves, des « barbares » toujours plus nombreux, et de traditions très opposées à celles de Rome, mais progressivement intégrés. Enfin, c’est dans le cadre de l’empire que se répand très rapidement une religion qui, elle aussi, vient du Proche-Orient par la Méditerranée : le christianisme.
À la fin de l’Empire, aux débuts du haut Moyen Âge, sous Charlemagne, la péninsule européenne est donc devenue le lieu de rencontre de sept ou huit traditions différentes : orientales et nordiques, continentales et maritimes, individualistes et communautaires, rationalistes et magiques. Et c’est l’Église qui va tenter d’opérer la synthèse improbable de toutes ces forces en conflit latent ou en guerre ouverte.
L’Europe et sa culture résulteront de cette fusion jamais achevée, toujours instable, et dont la grande originalité — si on la compare aux cultures de l’Asie — est justement d’être un mélange dynamique d’éléments de provenances diverses et de tendances contradictoires.
Pendant tout le Moyen Âge et ses luttes meurtrières, opposant l’Église à l’Empire, l’empereur et les rois aux féodaux, les cités aux princes et l’orthodoxie aux hérésies, cette fermentation se poursuit en vase clos : dans une espèce de creuset d’alchimiste, où s’opèrent les transmutations les plus imprévues. Vraiment le four est bien scellé. Car l’islam s’est dressé à l’Est, barrant les routes vers l’Orient. Les Européens se voient coupés de toutes communications régulières avec les civilisations de l’Inde et de la Chine, dont quelques rares voyageurs — Marco Polo, Rubrukis ou Jean de Plan Carpin — leur ont décrit les richesses fabuleuses. Ils ont tenté plusieurs sorties, les croisades, et ils ont échoué. Comment forcer le verrou de l’islam ? Comment apporter la Bonne Nouvelle aux peuplades païennes de l’Asie et de l’Afrique ? Comment échapper à ces guerres sans fin, à ces querelles théologiques et scolastiques qui se terminent trop souvent sur le bûcher ? Comment réaliser les ambitions impériales héritées de Rome, les rêveries enfiévrées des savants cosmographes, la vocation missionnaire des croyants ? Les voies terrestres sont barrées. Restent les voies de l’Océan. C’est ici que l’aventure mondiale de l’Europe prend son départ, au matin de Palos de Moguer, sur les petites caravelles de Colomb.
La période des grandes découvertes fut une sorte d’explosion du composé Europe, macéré depuis près de mille ans dans les limites du cap occidental, au surplus rétrécies par les Turcs à l’est et par les Arabes au sud-ouest.
Christophe Colomb n’est pas parti pour trouver l’Amérique, car il n’y croyait pas et ne pouvait donc la chercher. Il est parti pour trouver l’Inde fabuleuse, aux cités pavées d’or, disait-on, et pour en ramener les trésors avec lesquels son roi comptait payer l’ultime croisade et délivrer Jérusalem. C’est tout un arrière-plan de foi religieuse, de chances et de malchances géographiques, d’ambitions impériales, de science mythique et de nostalgie de la quête que résume d’un seul coup l’aventure exemplaire de cet Ulysse au cœur chrétien, probablement juif d’origine, et fondateur d’empire — mais pour d’autres… Tout en lui, et d’abord son vrai nom qui est Colón, et son prénom Christophe, porteur du Christ — en vérité, porteur de l’histoire du monde ! — tout en lui me semble illustrer les traits fondamentaux de notre Europe, légendaire, historique, physique, païenne et chrétienne à la fois : l’homme du mythe, le marin, le chercheur de trésors, le missionnaire et le croisé. Pour qu’apparût l’aventurier fiévreux qui allait revêtir les titres prestigieux de « vice-roi des Îles qui ont été découvertes dans les Indes » et de « Grand amiral de la mer Océane », il fallait que Jason eût été en Colchide à la poursuite d’une chimère dorée, que le continent de l’Ouest fût lié plus qu’un autre aux mers, que son sol fût pauvre en métaux, que l’islam occupât Byzance après Jérusalem, barrant la route de l’Asie, que les rois catholiques eussent besoin d’or non pour eux-mêmes mais pour payer une dernière croisade utopique.
Derrière l’audace inouïe de Colomb, nous retrouvons ainsi le jeu complexe, le conflit perpétuel, souvent fécond, de toutes les forces créatrices de l’Occident : la Grèce, Rome et Jérusalem, la magie celte, l’inquiétude hébraïque, la science allemande, l’exaltation des Ibériques. Tous ces motifs mêlés eurent pour effet la découverte par erreur des Amériques, et ce fut le début de l’expansion séculaire, économique, politique et religieuse, d’un petit cap de l’Asie rongé de mers et de Turcs, qui occupe moins de 5 % des terres du globe et qui allait conquérir, tour à tour, toutes les autres.
L’aventure mondiale de l’Europe se déroule, à partir de Colomb, sur un rythme assez comparable à celui d’une fusée porteuse de satellite : départ très lent, accélération croissante, mise à feu d’étages successifs, mise en orbite, et après quelques tours de la Terre, retombée rapide vers le sol. Mais ce retour du satellite n’est pas un échec ! D’innombrables connaissances ont été récoltées en route, elles font désormais partie non seulement de la science, mais de la conscience du genre humain, agrandies et modifiées à jamais.
Ces étages mis à feu successivement, ces étapes de la conquête de l’espace terrestre par les Européens, c’est d’abord le premier tour du monde, accompli par Magellan, puis ce sont la conquête de l’Amérique du Sud, le peuplement de l’Amérique du Nord, la découverte des côtes africaines, la soumission du Proche-Orient puis des Indes au xviiie siècle, et de l’Indonésie, la colonisation de l’immense Sibérie par les Russes, l’ouverture de l’Extrême-Orient à la civilisation européenne au milieu du xixe siècle, enfin la colonisation de l’Afrique noire à partir des années 1880 à 1900.
Au début de notre xxe siècle, on peut dire que l’Europe a placé sur orbite sa civilisation.
Mais les étages de la fusée porteuse sont retombés l’un après l’autre : c’était la conquête militaire, la prise du pouvoir économique ou politique, enfin la colonisation. De siècle en siècle, les continents découverts et régis par l’Europe se sont libérés de sa tutelle. L’Amérique du Nord la première, dès la fin du xviiie siècle ; l’Amérique latine pendant la première moitié du xixe siècle ; l’Inde, l’Indonésie, tout le Sud-Est asiatique et le Proche-Orient au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, puis presque toute l’Afrique vers 1960.
L’Europe avait commencé par mettre en relation toutes les parties de la terre qui, avant elle, vivaient dans l’ignorance la plus complète les unes des autres. Elle avait permis à l’humanité de prendre conscience de son unité. L’idée d’universalité, l’idée même de genre humain — genus humanum — sont des créations de l’Europe gréco-romaine, puis de l’Europe chrétienne, puis de l’Europe technicienne. Dans ce sens, on peut dire que l’Europe « a fait le monde ».
Mais une fois le monde fait par elle, elle l’a perdu. Le monde s’est révolté contre elle au nom même des valeurs de liberté, de justice et d’égalité pour tous les peuples, et de respect pour toutes les personnes, qu’elle avait elle-même formulées et diffusés sans en calculer leurs conséquences. La voici réduite à elle-même, ramenée dans les limites de son cap asiatique, et pas plus grande, notons-le bien, qu’elle ne le fut au Moyen Âge. Elle reste le cœur d’un Occident né de ses œuvres, mais où deux grands empires lui disputent la primauté — l’un avec hostilité, l’autre avec amitié — tandis que l’Afrique, l’Asie et le monde arabe tentent de grouper leurs forces renaissantes contre l’Occident divisé.
Serait-ce la fin de l’aventure occidentale, qui aurait donc consisté, dans l’ensemble et au total, à faire le monde, mais à le faire contre ses auteurs, c’est-à-dire contre l’Occident ?
Il semble qu’un des héros de la plus ancienne poésie grecque symbolise au mieux la passion qui anime cette aventure sans précédent : l’Ulysse homérique, le personnage central de l’Odyssée.
Son départ pour une sorte de croisade contre Troie, ville du Proche-Orient, afin de sauver l’honneur occidental et de reconquérir Hélène, symbole de la vertu et de la beauté, préfigure l’idéal missionnaire qui sera, quinze à vingt siècles plus tard, celui de l’Église primitive, envoyant ses évangélistes jusqu’en Chine, vers l’est ; et vers l’ouest, jusqu’en Islande et aux côtes atlantiques de l’Amérique. La victoire militaire des Grecs sur les Troyens préfigure les expéditions militaires des Européens sur les quatre autres continents. Cela, c’est l’Iliade, « poème de la force » comme l’a bien nommé Simone Weil. Mais ce qu’il y a de plus typiquement occidental dans les poèmes homériques, c’est la suite, c’est l’aventure personnelle d’Ulysse : l’Odyssée, cet interminable voyage vers la sagesse originelle et éternelle, vers le pays natal, Ithaque, ce passionnant vagabondage, cette longue errance, qui est aussi une longue « erreur », selon le sens latin du mot. Tout se passe, au long de l’épopée, comme si Ulysse, le courageux et le rusé, préférait secrètement le voyage à son but, les épreuves de la route à l’arrivée heureuse, et les risques sans cesse renouvelés au bonheur calme auprès de Pénélope. Maîtriser les éléments, mesurer ses forces contre des adversaires visibles ou invisibles, aller toujours plus loin dans l’inconnu, en naviguant avec astuce entre les Charybdes et les Scyllas des excès contraires, telle est la passion maîtresse d’Ulysse et ce sera, identiquement, la passion des grands créateurs de la culture occidentale.
L’Occidental est l’homme qui va toujours plus loin, au-delà des conditions données par la nature, au-delà des traditions fixées par les ancêtres, au-delà de lui-même enfin, — à l’aventure ! Transcendant son destin, et même ses intérêts, au nom d’une vocation universelle.
Abraham, « le père des croyants » était parti sans savoir où il allait, parce que son Dieu, sa vérité la plus intime, lui disait de marcher vers l’inconnu. Il trouva le pays que Dieu lui réservait, et ce fut là le terme de son aventure, mais le début d’une autre histoire, dont nous sommes bien loin d’être quittes. Christophe Colomb, le père des Découvreurs, croyait savoir où il allait, et ce qu’il cherchait : il avait calculé qu’il y serait en trente jours. Mais tous ses calculs étaient faux, il trouva les Antilles au lieu de Xipango ; et, finalement, c’est sa foi seule qui le soutint, car les deux grands problèmes qu’il tentait de résoudre : atteindre l’Inde en contournant l’islam et financer la dernière croisade, ne furent pas résolus par son expédition. Il trouva d’autres terres, d’autres îles, comme Ulysse, et qui allaient poser d’autres problèmes, littéralement incalculables. Il fallut désormais aller toujours plus loin, sans avoir calculé la dépense, j’entends sans avoir mesuré les conséquences lointaines, indéfinies, de découvertes matérielles qui changeraient la conscience de l’homme, — sans que nul pût prévoir comment… Dans cette imprévision, mais ce risque assumé, je vois la parabole la plus exacte de l’aventure occidentale, sur tous les plans.
Les savants de l’Occident, de Kepler à Einstein, de Léonard — avec son homme volant — aux biologistes contemporains — avec leur homme synthétique — ne font en somme pas autre chose que Colomb et qu’Ulysse avant lui : ils partent vers des buts proches ou lointains qu’ils rêvaient avec précision, ils se trompent sur les buts de leurs voyages, ou sur le nom et la nature de leur objet. Et ce qu’ils trouvent pose de nouveaux problèmes, tous imprévus, compromet les anciens équilibres, oblige à repenser tout ce qu’on tenait pour acquis, et à chercher toujours plus loin, au prix de risques toujours plus grands.
Chercher plus loin, et de la sorte créer autant de risques qu’on résout de problèmes, telle est, je crois, la vraie formule du Progrès, dans sa définition occidentale. Et l’on voit qu’elle est ambiguë : qu’il suffise de citer, pour l’illustrer, l’ambiguïté de notre essor technique : nous allons toujours plus vite, mais vers quoi ? Nous gagnons du temps, mais pour en faire quoi ? Nous augmentons notre puissance, mais qu’en est-il de nos moyens de la maîtriser et de la faire servir au bonheur, à la justice, à la sagesse ?
Préférer la poursuite passionnée de vérités partielles, advienne que pourra, préférer le risque créateur à la méditation prudente d’une sagesse immuable, c’est tout le génie de l’Occident, et c’est par là que l’Occident, aventureuse moitié du monde, s’oppose le plus radicalement au génie de l’Orient métaphysique.