Condition de l’écrivain (I) (15 février 1937)a
On n’ignore pas que les partis de gauche, en France, et spécialement le parti communiste, ont adopté depuis deux ans le mot d’ordre Défense de la culture. Ce qui n’a pas manqué de leur attirer de nombreuses et retentissantes « adhésions » d’écrivains, dont certains tels Gide et Jules Romains, comptent parmi les célébrités les moins contestées de la France contemporaine.
N’y a-t-il pas là (comme disent les étrangers qui ont appris le français dans leur dictionnaire) « anguille sous roche » ? Que signifie, notamment de la part des marxistes, qui soutinrent si longtemps la primauté du matériel cette subite conversion à la cause de l’esprit ? N’allons pas en chercher l’explication au-delà des frontières immédiates de la France : défense de la culture signifie pour les gauches antifascisme, l’Italie et l’Allemagne ayant, comme chacun sait, déclaré une guerre sans merci à toutes les formes d’intelligence réfractaires à la caporalisation intégrale. Quelle que soit la part de vérité que comporte ce point de vue simpliste (et ce n’est pas chez nous qu’on la niera) il faut reconnaître qu’il est essentiellement négatif. Car à la vérité, et si libre qu’elle soit encore, Dieu merci, la culture française est malade elle aussi d’une maladie qui n’est pas le fascisme. Elle me paraît souffrir en premier lieu de l’inculture relative des masses. (On lit beaucoup moins en France qu’en Suisse et qu’en Allemagne.) Elle me paraît souffrir ensuite, et peut-être plus gravement encore, de la condition faite aux écrivains par un état de choses libéral certes, mais anarchique, et dominé par les seules nécessités de l’argent.
En dehors des milieux directement intéressés, on ignore, je crois bien, à peu près tout de cette condition des écrivains. L’on s’en fait une idée romantique : le poète pauvre et méconnu, dans sa soupente, vit de son orgueil et de l’amour de sa Muse. C’est l’image que vulgarisait, tout récemment encore, le timbre-poste vendu au profit des « intellectuels en chômage ». Ou bien l’on s’imagine un auteur à succès choyé par les « femmes du monde », hommes de toutes les fortunes et bonnes fortunes, et traversant la vie dans un murmure flatteur, comme on peut le voir au cinéma. C’est agréable, pour un écrivain, qu’on croie tout cela… Je doute que ce soit bien utile.
Un membre de l’Académie Goncourt, M. Jean Ajalbert, citait l’autre jour quelques faits qui peuvent donner une idée assez juste du sort réel de l’écrivain. Parmi ses confrères académiciens, disait-il, tous célèbres et « auteurs à succès », tous ayant atteint ou largement dépassé l’âge de la retraite, l’un se voit obligé de courir le monde pour faire des reportages, l’autre est enchaîné au bureau de son journal où il écrit au moins deux articles par jour, un troisième « fait les théâtres », besogne sans gloire et de maigre profit, un quatrième enfin, malgré ses quatre-vingts ans, en est encore à placer de la copie dans les journaux de province pour pouvoir payer son loyer ! Et ainsi de suite. Voilà la réalité.
Là-dessus, les bonnes gens disent d’ordinaire : que ne prennent-ils un second métier, ces écrivains ! La littérature n’est qu’un luxe, elle n’a pas à nourrir son homme. Et l’on cite M. Duhamel, qui est médecin. Voire ! Outre que les cas de « second métier » sont rares et fort peu concluants (Duhamel et Daudet n’ont pratiqué la médecine que durant les années de naturalisation de leur œuvre), il est clair que la création artistique requiert toutes les forces d’un homme, et s’accommode très mal de la dispersion de ses efforts. Comme, d’autre part, on ne saurait admettre que seules les personnes fortunées aient quelque chose à dire dans le domaine de la culture, il ne reste qu’une solution : que l’écrivain vive de sa plume.
Or, c’est cela qui devient impraticable ; ou si praticable, néfaste.
Impraticable : l’écrivain ne touche sur les livres que dix pour cent du produit de la vente. Supposez une vente normale de trois à six-mille exemplaires pour son volume annuel, cela fait un revenu de 1000 à 2000 fr. suisses. De quoi payer un petit loyer, les cigarettes et les journaux, sauf cas d’ascétisme farouche, — ou de surproduction maladive.
Praticable mais néfaste : les livres ne payant pas, il faudra faire du journalisme et courir les rédactions, improviser… Or les nécessités du journalisme ne sont pas celles de la littérature pure, et nombre d’écrivains des mieux doués s’y montrent assez inhabiles. On retombe d’ailleurs ici dans le cas du second métier, aggravé sans doute du fait qu’il s’agit encore d’écrire, mais dans un style qui ne saurait être celui du poète ou du philosophe, par exemple. Ce qui ne va pas sans risques graves, pour la plupart.
Tout cela, que je résume à grands traits, me paraît tendre vers la même limite, et à bon train si l’on n’y veille ; dégradation et domestication de l’intelligence et de l’art. Sans que l’on puisse, et c’est là le tragique de l’affaire, dénoncer clairement les coupables, individus ou institutions. Ce qui oblige en fin de compte l’écrivain à déclarer pathétiquement que c’est la société qui est mal faite dans son ensemble, étant faite de telle sorte qu’il n’y trouve pas sa place normale. Et ceci suffirait à expliquer que les meilleures œuvres du temps soient des cris de protestation, souvent très maladroits, et plus souvent encore, habilement exploités par des politiciens qui, par ailleurs, se moquent un peu de la culture !
En vérité, il est grand temps de mettre un ordre neuf dans tout cela. Mais il faudrait d’abord que cela se sache !