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Débat sur la voiture dans la société moderne (février 1978)a

Dans moins de deux semaines le Salon ! Genève avant le printemps redevient la capitale mondiale de l’automobile. Mais la voiture en 1978, loin d’être un simple objet de consommation, figure au cœur de presque tous les grands débats politiques. Rien que pour les votations du 26 février prochain, deux sujets sur six la concernent directement (aménagement de la place Cornavin et initiative Franz Weber).

Que l’on parle d’aménagement du territoire, de reconstruction de quartiers, de construction de parking, de problèmes de santé ou de chômage, en ville, la voiture est là, avec ses partisans et ses détracteurs. Voiture fonctionnelle, voiture-évasion, voiture-gadget, voiture polluante, voiture-ras-le-bol, elle est tout cela à la fois. Mais n’être qu’utilitaire et discrète, elle n’y parvient plus.

« C’est devenu une véritable guerre de religion », s’exclamait une des personnalités que nous avions conviées à notre table ronde.

De toute évidence, que l’on y soit favorable ou non, il faut reconnaître que la voiture a très largement débordé le cadre social, économique et politique qui lui avait été fixé au départ. Pour faire le point sur la « voiture dans la société moderne », nous avons demandé à quatre personnalités de venir à notre rédaction débattre du sujet, qu’elles connaissent toutes pour l’avoir étudié à fond, bien que sous des angles différents :

Denis de Rougemont, président du Centre européen de la culture, professeur à l’Institut universitaire d’études européennes, parallèlement à une œuvre extrêmement importante, étudie depuis plus de cinquante ans le phénomène de la voiture. Dans son tout dernier livre, L’Avenir est notre affaire, il lui a consacré un chapitre intitulé : « Première histoire de fous : la voiture. »

François Peyrot, ancien conseiller d’État, président du Salon international de l’automobile de Genève, tout en ne niant pas certains inconvénients qui se rattachent à la voiture, n’en demeure pas moins un farouche partisan. Sur le plan social, parce qu’il estime qu’elle nous rapproche les uns des autres, sur le plan économique, parce qu’elle dispense un travail à des millions de gens.

Jean Kräyenbühl est notre ingénieur de la circulation à Genève. Avant d’être pour ou contre l’automobile, il a l’immense responsabilité d’organiser le trafic, de prévoir le développement des divers modes de transports et d’élaborer des plans en conséquence.

Jacob Roffler, étudiant en médecine, a participé en 1976 à l’organisation de l’Anti-Salon. Il est un membre actif de la campagne pour l’aménagement de pistes cyclables à Genève. En tant que futur médecin, il s’est bien sûr penché plus particulièrement sur les effets de la pollution des voitures sur notre santé.

I

Hubert de Senarclens : Denis de Rougemont, dans votre livre, L’Avenir est notre affaire, vous décrivez une voiture née non pas d’une nécessité économique quelconque, mais de l’imagination d’un Henry Ford, mécanicien têtu et sans culture, dites-vous, qui est parvenu à ses fins en créant dans ses usines des sortes de circuits fermés « producteur-consommateur », tout en s’aidant de slogans publicitaires habiles. Mais si la voiture avait été, dès le départ, un besoin inventé de toute pièce, aurait-elle connu l’expansion qui est la sienne depuis bientôt 100 ans ?

Denis de Rougemont : d’entrée de jeu, je souhaite affirmer que je ne suis pas contre l’automobile. D’ailleurs je n’aurais pas l’outrecuidance de penser que le problème de l’auto soit tranché du seul fait que je l’aime bien ou que je la trouve utile. Si j’ai consacré dans mon dernier livre une trentaine de pages à l’auto, c’est que je la considère — son titre l’indique — comme une histoire de fous, susceptible de nous conduire à de véritables désastres économiques et éthiques. L’autre histoire de fous étant, dans mon ouvrage, le développement du national-socialisme. Et j’espère qu’il n’y en aura pas une troisième qui serait celle des centrales nucléaires…

La première grande entreprise de construction d’automobiles date de 1899 à Detroit : c’est la création du jeune Henry Ford qui s’est lancé dans cette aventure contre laquelle tous ses amis le mettaient en garde. Dans son livre Ma vie, qui fut un immense best-seller, je lis cette phrase absolument stupéfiante : « Au début du siècle, tout le monde me mettait en garde, car il n’y avait pas de demande pour les automobiles et même les gens trouvaient cet objet répugnant, laid, puant, bruyant, mettant en fuite les enfants et les chevaux. » Ford a alors estimé que la seule manière de surmonter cette répugnance c’était d’organiser des concours de vitesse, c’est-à-dire en prenant les gens par leur côté enfantin. Cela a très bien marché. Ensuite de quoi il a mis sur pied une fantastique publicité, d’ailleurs avec beaucoup de talent. Dans une des premières brochures publicitaires de Ford, il est dit : « L’auto peut vous conduire n’importe où il vous plaira d’aller, pour vous reposer le cerveau par de longues promenades au grand air et vous rafraîchir les poumons grâce à ce tonique des toniques, une atmosphère salubre. » Vous remarquerez l’humour noir, lorsque l’on pense à la pollution de nos villes…

On voit donc très bien que la création de l’auto équivaut à l’imposition d’un besoin qui n’existait pas avant. Les premières années, Ford n’a vendu que cent ou deux cents voitures. En 1909, il en avait vendu 18 000, en 1919, 1 million et en 1924 7000 par jour. Aujourd’hui, les États-Unis produisent 12 millions de voitures par an.

Ford est mort dans une petite auberge qu’il avait achetée pour jouer avec ses petits enfants. Il avait obtenu du gouverneur de l’État l’interdiction absolue pour les voitures de s’approcher à plus de 5 miles de chez lui. Il avait en fait complètement changé d’avis.

Hubert de Senarclens : On viendrait dire aujourd’hui, M. Peyrot, à l’utilisateur moyen que la voiture est un besoin créé de toute pièce et qu’elle est répugnante, il aurait une réaction assez vive.

François Peyrot : Il n’y a pas d’invention au monde qui n’ait été faite sans un besoin et sans des années et des années de recherches. L’auto n’échappe pas à la règle. Je suis pour ma part convaincu — et n’importe quel industriel vous le confirmera — que là où il n’y a pas de besoin, il n’y a pas de fabrication possible. C’est une règle fondamentale de notre civilisation industrielle, quel que soit le type de fabrication que l’on se propose de faire. Que Henry Ford ait dit que le besoin de voiture n’existait pas, mais qu’il l’avait créé, n’est pas une démonstration suffisante. Les financiers qui mettent des capitaux à la construction d’une usine, demandent bien évidemment que cette usine puisse fonctionner et soit rentable.

Jean Kräyenbühl : Je pense que Ford a surtout exprimé un sentiment personnel. Il aura peut-être perçu, déjà à cette époque le danger que pouvait apporter l’automobile. Il aura donc fait cette déclaration dans un moment d’angoisse tel que d’autres chercheurs en ont connu dans d’autres domaines.

Denis de Rougemont : Je m’inscris en faux contre cette interprétation. Ce n’était pas lui qui a affirmé qu’il n’y avait pas de besoin pour la voiture, mais tous ses amis. C’était la vox populi.

Jacob Roffler : Rien n’est plus facile que de créer des besoins, grâce aux mass medias et aux moyens financiers dont on dispose. On peut parfaitement aujourd’hui, au niveau social, créer le besoin d’utiliser la voiture, notamment lorsque vous habitez la campagne et que vous devez vous rendre en ville pour travailler. Mais aussi sur le plan des loisirs. Regardez l’affiche du Salon 78 : « La voiture vous rend indépendant. » Mais rien n’est plus faux. En auto, vous devez respecter des horaires au même titre que si vous preniez le train. Vous partez en vacance non pas le samedi matin, mais le vendredi soir pour éviter les embouteillages.

Denis de Rougemont : Vous dites, M. Peyrot, là où il n’y pas de besoin, il n’y a pas de production possible. Mais c’est un dogme ! Dans le cas de la voiture, Ford lui-même a assené la preuve contraire. Son expérience peut être opposée à une déclaration très générale et non vérifiable scientifiquement selon laquelle aucune réalisation n’est possible sans besoin.

François Peyrot : Permettez-moi d’observer que l’on ne peut pas tirer d’une déclaration d’un homme à la fin de sa vie, sur une partie de ses expériences, pour la placer en vérité absolue. M. Ford n’a pas inventé l’automobile. Il a été le pionnier de sa fabrication standardisée, dans la ligne de Taylor.

Denis de Rougemont : Il y a eu avant Ford une cinquantaine d’inventeurs qui ont fait à peu près soixante voitures en tout… Il n’y avait presque pas plus de voitures que d’inventeurs. Il a été de toute évidence le créateur de l’industrie automobile.

II

[p. 22] Hubert de Senarclens : On parle de la voiture qui rapproche, qui libère, qui rend indépendant. Aujourd’hui pourtant le développement effréné de la voiture n’a-t-il pas « torpillé » les avantages de ce mode de transport?

François Peyrot : La voiture permet un déplacement de porte à porte. Elle donne une liberté de mouvement qu’aucun autre mode de transport ne peut donner. Vous sortez de chez vous, vous entrez dans votre voiture, vous arrivez au point de destination. C’est un instrument de travail qui permet de vous rendre à votre bureau, un instrument de plaisir, de tourisme, de culture même. Grâce à elle les gens partent à l’aventure et découvrent toute une quantité de choses merveilleuses qu’ils auraient de la peine à découvrir autrement, à pied ou à vélo.

Vous demandez si la prolifération des autos n’en a pas réduit les avantages. Mais c’est certain qu’elle les a réduits en partie. La « belle époque » où seules les familles aisées roulaient en voiture est dépassée. L’élévation du niveau de vie — et je m’en félicite — a fait que beaucoup ont aujourd’hui accès à l’automobile. Une personne sur trois ou quatre en Suisse, ce qui est considérable. Mais bien entendu cela comporte aussi des inconvénients.

Un autre aspect qu’il faut souligner c’est la voiture signe de la civilisation industrielle et signe de la liberté des peuples. C’est un point primordial. Si vous comparez le nombre de véhicules par habitant en Occident par rapport à l’Union soviétique, il n’y a aucune commune mesure : 0,5 % de la population en URSS, 50 % aux USA. Dès que vous créez la voiture, vous appelez la liberté. Le jour où 50 % des Soviétiques pourront aussi se déplacer en voiture, ils n’accepteront plus d’être bloqués à 30 kilomètres de leur lieu d’habitation.

Jacob Roffler : Vous avez énuméré les avantages de la voiture qui soi-disant rendrait libre. Mais vous savez très bien que lorsque vous prenez votre véhicule le matin pour aller travailler, vous êtes continuellement pressés, stoppés aux feux, bloqués dans des files. Et c’est finalement bien davantage un « stress » que vous ressentez. Vous avez évoqué la culture. Je parlerais plutôt d’anti-culture, car quoi de plus abrutissant que les conditions de conduite sur nos routes ?

François Peyrot : Mais il faut faire un bilan ! C’est clair que l’on peut mentionner des avantages comme des inconvénients. L’important est de savoir si le bilan est positif ou négatif. À mon avis il est immensément positif, c’est tout !

Denis de Rougemont : Permettez-moi de signaler quelques-uns des côtés négatifs. Il ne s’agit nullement — comme on voudrait nous le faire croire dans certains milieux — d’être pour ou contre, d’en avoir ou pas. Cela équivaut à réduire le problème à une dimension absolument puérile.

La voiture est l’exemple type du danger qui consiste à accepter ou promouvoir des innovations technologiques dans notre société, sans nous demander au préalable à quoi cela peut bien nous mener. Mais voilà, Henry Ford ne s’est pas posé la question. Il ne s’est jamais demandé ce qu’il adviendrait si au lieu de vendre cent ou deux cents véhicules par an, il en vendrait des millions. Il ne s’est jamais interrogé sur les conséquences au niveau social, économique, sur la vie morale des gens. La voiture est un exemple parfait d’absence totale de prospective.

J’ai omis de vous dire à propos de Ford qu’il avait douze ans, lorsqu’il a rencontré sa première locomotive routière à vapeur. Cela a été pour lui son chemin de Damas. On voit d’ailleurs très bien le préadolescent dont le fantasme préféré est de s’enfuir sur les routes, au hasard. Le fugueur. Tous les adolescents ont passé par là. L’envie de se débarrasser de tout et de ne connaître aucune entrave. Il opposait la voiture au chemin de fer qui lui est réglé et n’offre aucune possibilité de détour. Mais à partir de ce fantasme, qu’est-ce que cela a donné ? Quand il disait à ses ouvriers : « achetez des voitures, cela vous rendra libres », en fait leur véhicule leur servait essentiellement à aller travailler. Autre aspect : le rendement de l’automobile — sur le plan technique — est l’inverse d’un succès. C’est l’une des machines qui a le plus mauvais rendement qui soit. Les Américains ont calculé que leurs voitures rejettent le 87 % de l’énergie qu’elles consomment. Illich a calculé que la vitesse moyenne des automobiles dans les villes des États-Unis était de 4 km à l’heure. Donc à partir de buts qui étaient au départ parfaitement acceptables, même à la limite romantiques, on constate que la voiture a donné exactement le contraire : un rendement minable, des villes invivables, et des embouteillages sans fin.

Jean Kräyenbühl : Je pense qu’il faudrait davantage analyser le comportement de la population et des individus, plutôt que la voiture en tant que telle. Car on pourrait adresser exactement les mêmes critiques à d’autres produits, dans d’autres secteurs. Pourquoi ne retenir que le cas de la voiture ? Il faut prendre en considération l’individu et voir les conséquences de son comportement sur l’urbanisme. Au niveau du comportement, il faut reconnaître qu’il y a trop de gens qui font de la voiture un usage abusif. Un urbanisme dense permet, par exemple, d’accroître les déplacements à pied et de ce fait réduit la mobilité. Au contraire un urbanisme très dispersé, « consomme » des terrains, gaspille les zones agricoles. C’est un aspect négatif. Mais le problème c’est que les gens aujourd’hui ont appris à se servir de leur voiture comme d’un instrument de travail. Ils ont été s’installer à la campagne et s’en servent pour venir travailler.

Jacob Roffler : Ce que je déplore dans l’évolution actuelle de l’urbanisme, c’est la place beaucoup trop grande faite à la voiture et à ceux qui l’utilisent. C’est ce qui explique que des zones de verdure continuent chaque année de disparaître au détriment des besoins fondamentaux des familles. Regardez les structures autour des grands ensembles, tout est bétonné en fonction des quatre roues.

François Peyrot : M. Kräyenbühl a parfaitement raison de mettre en évidence le problème de l’individu plutôt que celui de la voiture. Car de cette dernière, comme de n’importe quel objet, vous pouvez en faire une bonne ou une mauvaise utilisation. On vit dans une civilisation où la voiture et très importante. Il faut faire façon d’elle. Ce qui me choque c’est qu’on veut absolument la charger de tous les péchés du monde. Il faut revenir à une saine interprétation des choses. Nul doute que l’extraordinaire prolifération du nombre de véhicules pose des problèmes. Des solutions peuvent être apportées. Certains sont pour accroître l’importance des transports en commun, d’autres au contraire pour favoriser la liberté du trafic, tout est possible. Mais on ne peut seulement préconiser de rayer la voiture de la surface du globe…

Denis de Rougemont : Cela personne ne l’a dit. Mais je voudrais reprendre mon propos initial. En moins de cinquante ans la voiture est devenue le numéro un de l’industrie mondiale. L’index de la conjoncture économique c’est véritablement la General Motors et ensuite Ford qui sont depuis fort longtemps les numéro un et deux de toutes les grandes industries. C’est personnellement un phénomène qui m’impressionne beaucoup. Car si on me demande face à cette réalité si je suis pour ou contre la voiture, je dois convenir que c’est de la rigolade. Cela n’a plus aucune importance.

Je parlais de bouleversements. C’est en raison de l’auto que le pétrole est devenu le produit dont toute l’économie occidentale dépend aujourd’hui. Pensez-vous qu’à l’origine on avait compté avec cela ? Est-ce qu’on aurait accepté de rendre toute l’économie occidentale dépendante des caprices de quelques émirs du golfe Persique ? Tout cela pour dire que l’on ne peut traiter d’une question aussi grave en demandant simplement aux gens s’ils sont pour ou contre. Les PDG de l’industrie automobile française réunis dans une émission de midi à 14 heures n’ont trouvé que cela à me répondre : « Mais Monsieur de Rougemont, avez-vous une voiture ? ». C’est grotesque, c’est de l’enfantillage.

III

[p. 21] Hubert de Senarclens : Entraver le développement de la voiture ou son utilisation, affirment ses partisans, c’est porter atteinte aux libertés. Mais les opposants prétendent, de leur côté, que l’intervention de l’État pour faire face à l’extension de la voiture, est de plus en plus brutale et ne tient pas compte des intérêts régionaux. Alors, entre les deux libertés, laquelle choisir ?

François Peyrot : La vérité n’est ni d’un côté ni de l’autre. L’État est l’arbitre entre des intérêts souvent divergents. Il doit veiller à ce qu’il y ait un certain équilibre entre les activités des individus. Vous avez fait allusion à la démocratisation des décisions de l’État. Je suis pour ma part en faveur d’un système politique démocratique où chaque organe a ses pouvoirs et sa représentativité. Je suis contre la descente de tous les pouvoirs dans la masse, car c’est s’opposer à notre système démocratique. Prenez l’exemple très actuel de l’initiative Franz Weber : on ne veut pas reconnaître les pouvoirs constitutionnellement accordés à un gouvernement ou à un parlement. Et, finalement, on entre dans un état de confusion.

Jacob Roffler : Je considère comme essentielle cette prise de conscience de la menace qui pèse sur la démocratie. L’utilisation abusive de l’automobile entrave la liberté du plus grand nombre. On en vient à construire des autoroutes à côté de villages, sans que la population concernée soit consultée. L’initiative Weber peut justement amener la population à une prise de conscience. Comme vous le savez, chaque année, le nombre de voitures augmente ; donc il faut construire davantage de routes et d’autoroutes. Ce qui nous fait déboucher sur un cercle vicieux qu’il nous faut briser.

François Peyrot : Comprenez-moi bien, je ne suis pas contre l’initiative qui est constitutionnelle. Mais je suis contre le but qu’elle vise.

Denis de Rougemont : Je suis bien obligé de reconnaître que les expropriations sont de plus en plus fréquentes et représentent une atteinte aux droits individuels. Elles sont par ailleurs aussi de plus en plus brutales. Elles se font au nom de la raison d’État. Pensez aux expropriations que l’on se prépare à faire, selon des déclarations officielles, à cause des centrales nucléaires. Il n’est plus question de demander l’avis de qui que ce soit. Nous le ferons ! disent ces messieurs qui forment ce qu’on a appelé la « chevalerie du nucléaire ». Les expropriations au nom des autoroutes, ou le seul fait que la Confédération puisse imposer certains tracés contre la volonté populaire, ne sont pas, selon moi, une illustration parfaite de la démocratie. Ce qui me paraît en revanche démocratique, c’est de laisser le droit aux populations de se prononcer. L’initiative Weber ne vise rien d’autre. J’ai peur que lorsque vous dites, M. Peyrot, que la démocratie dépend des corps constitués, vous parliez d’oligarchie. Mais la démocratie part d’en bas, des communes. Notre fédéralisme suisse et fondé sur les communes. Les trois communes autour du Gothard. Il s’agissait de communes et non pas de corps constitués. Car ces derniers ne sont nullement de droit divin !

François Peyrot : La loi qui a été votée à l’époque sur les autoroutes a été soumise à un délai référendaire. Mais il n’y a pas eu de référendum. Si le peuple suisse donne raison le 26 février à M. Weber, il aura obtenu son changement et plus personne ne discutera. Je n’ai jamais dit que cette initiative était antidémocratique. J’ai seulement affirmé que les reproches adressés à nos autorités, en ce moment, étaient injustifiés. Car nos autorités agissent conformément aux lois voulues par la majorité de la population.

Jean Kräyenbühl : On a évoqué tout à l’heure les méfaits des autoroutes. Une des revendications des milieux écologiques consiste à dire : il faut délester les zones d’habitation d’un trafic trop intense, en particulier du trafic commercial des poids lourds et du trafic nocturne de transit.

Alors d’un côté on nous demande de décharger le réseau routier qui n’est pas conçu pour ce genre de trafic mais, lorsque l’on veut construire des routes de contournement, qui sont d’un degré de sécurité beaucoup plus élevé, et qui offrent des nuisances bien moindres, alors on crie au massacre de notre environnement, il y a là une énorme contradiction.

Denis de Rougemont : Je suis parfaitement d’accord avec vous. Seulement pour en revenir à l’initiative Weber, elle ne demande rien d’impossible. Elle demande simplement que le peuple puisse se prononcer.

François Peyrot : Rétroactivement, ce qui est contraire à tous nos us et coutumes !

Denis de Rougemont : Vous savez bien pourquoi au départ il avait demandé cela. C’est pour obliger les gens à faire attention avant de multiplier les permis de construire. Une erreur que l’on commet avec le trafic routier, c’est de transporter beaucoup trop de choses en camion, alors que l’on devrait davantage utiliser le chemin de fer. Il n’y a aucune raison pour tout mettre sur les routes. Et d’un point de vue économique l’avantage est également démontré.

On bâtit trop d’autoroutes en Suisse. Étant Neuchâtelois, je connais bien les problèmes qu’apporte la construction d’une autoroute sur le côté nord du lac de Neuchâtel et les débats terribles que cela entraîne : va-t-on passer à travers la ville, va-t-on détruire les rives du lac ? Sans compter que l’on nous construit une seconde autoroute de l’autre côté du lac qui fera gagner 3,5 kilomètres aux automobilistes… Alors face à de telles choses, on est bien obligé de penser que si le fédéral s’obstine, un recours démocratique doit être possible.

Hubert de Senarclens : Des récentes études ont montré que les gens sont de plus en plus concernés par les effets négatifs de la voiture sur le visage des villes. Vous avez souvent écrit, M. de Rougemont, que l’automobile avait détruit les rapports humains dans les villes et finalement la véritable démocratie.

Jean Kräyenbühl : L’urbanisme est en effet au cœur du problème de la circulation et des transports. On l’a dit : de plus en plus les gens vont habiter loin du centre, à la campagne, parce qu’ils disposent d’un véhicule. Cette tendance a considérablement modifié le visage de la ville. À Genève, je dois dire, on a très tôt vu le danger que représentait une utilisation abusive de la voiture. Déjà en 1968, rappelez-vous, la notion de « petite ceinture » a été introduite. Le Conseil d’État et le conseil municipal ont proposé quatre objectifs : enlever du centre tous les courants de transit ; accorder une préférence aux transports publics, surtout dans le périmètre situé à l’intérieur de la « petite ceinture » ; interdire la construction de parkings au centre en favorisant leur implantation autour de cette petite ceinture, de manière à permettre aux gens de gagner le centre à pied ; enfin une nouvelle distribution de l’espace en faveur des piétons et des transports en commun.

Hubert de Senarclens : Pourtant en ce qui concerne les transports en commun, l’État n’a pas été particulièrement rapide !

Jean Kräyenbühl : Il semble qu’il y ait une sorte de schizophrénie dans la population. Tout le monde semble d’accord sur le rôle que doivent jouer les transports en commun, notamment dans les zones densément peuplées où la voiture ne devrait plus être qu’un appoint. Mais lorsque l’on passe aux actes, plus personne n’est prêt à abandonner son véhicule individuel pour prendre les transports en commun.

Denis de Rougemont : Vous me rappelez ce que disait Alfred Sauvy dans son petit livre sur l’auto : « Les accidents sont impopulaires mais les mesures prises pour les empêcher sont encore plus impopulaires ». Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il ne faille pas lutter par une meilleure information.

François Peyrot : Ce que dit Jean Kräyenbühl à propos de l’urbanisme est juste. Dès que vous avez créé des zones d’habitation extérieures à la ville, vous avez mis en marche des mouvements pendulaires avec des gens qui vont à leur travail et qui en reviennent. Ces mouvements amènent par conséquent des véhicules en ville, laquelle est utilisée davantage pour les bureaux. C’est ainsi que Wall Street ou le centre de Paris sont devenus complètement morts. En ce qui concerne les parkings périphériques un point d’interrogation demeure selon moi : est-ce que le conducteur qui va faire ses achats, acceptera de s’extraire de sa voiture qu’il aura laissée dans un de ces parkings, alors que vous avez de plus en plus aujourd’hui des centres commerciaux où l’on peut garer en sous-sol ? J’émets donc un doute sur cette politique des parkings autour de la petite ceinture, qui risque de créer une dévitalisation du centre commercial de la ville.

Jacob Roffler : Si beaucoup de personnes désirent aller habiter à la campagne, c’est que la ville est devenue invivable. Ce qui se passe en Occident, à cet égard, est juste l’inverse de ce que l’on constate dans les pays en voie de développement. Là-bas vous assistez à un afflux des populations vers la ville, où se déroulent les activités mais également l’animation. On ne peut pas couper les lieux d’activité des lieux de loisirs. L’homme est un tout. Vous n’avez qu’à constater les effets catastrophiques des cités-dortoirs où les gens se connaissent à peine, ce qui débouche tôt ou tard sur des problèmes psychologiques.

Hubert de Senarclens : Vous avez fréquemment écrit Denis de Rougemont, que la voiture avait tué les relations humaines dans la cité.

Denis de Rougemont : Je citerai deux penseurs français actuels : Bertrand de Jouvenel et Alfred Sauvy. Le premier dans plusieurs ouvrages nous a rendus attentifs à ce fait que la voiture, en envahissant complètement les places transformées en parkings — pensez à la grande place de Bruxelles — ruine les bases mêmes de la démocratie, c’est-à-dire les lieux de la ville où les gens se rencontrent librement, même sans se connaître, où se formait l’opinion et cela depuis la cité grecque. De l’agora jusqu’au forum romain et aux places des communes au Moyen Âge qui ont joué un rôle si important.

Voilà encore un certain nombre d’effets objectifs que personne n’avait pu prévoir, et qui repose le problème de l’automobile de manière beaucoup plus globale. Alfred Sauvy dans un petit livre qui date de 1968 — les choses se sont aggravées depuis — dit que le 40 % des frais d’administration de la ville de Paris sont consacrés à la voiture. Et il ajoute en substance qu’à ce jeu de l’auto prioritaire ont été sacrifiés sans douleur, logement, enseignement, téléphone, urbanisme, recherche scientifique, arts et santé publique. Je veux bien qu’il mentionne Paris et non pas Genève où les choses se déroulent autrement. Mais tout de même, ce jugement est assez impressionnant lorsque l’on sait que Sauvy est non seulement professeur au Collège de France mais qu’il s’occupe chaque année du budget de la nation.

François Peyrot : On amène une circulation moderne dans des villes qui n’étaient pas faites pour la recevoir. Il en résulte, c’est clair, des problèmes presque insolubles. Je suis d’avis que des règlements s’imposent.

Denis de Rougemont : Nous sommes ici, je pense, tous d’accord pour penser que cette déclaration de feu le président Georges Pompidou est une monstruosité. À propos des quais de la Seine : « Il est temps que Paris s’adapte à l’automobile ».

François Peyrot : C’est en effet une erreur, car une ville doit s’adapter, tout en gardant ce qu’elle a d’authentique et qui doit absolument être préservé

IV

[p. 16] Hubert de Senarclens : Il existe un chiffre assez « intimidant » à propos de l’industrie automobile : 30 millions d’emplois dans les sept pays producteurs membres de l’OCDE. Alors toute réflexion philosophique, sociale ou politique sur la voiture — qu’on le veuille ou non — n’est-elle pas neutralisée par cette réalité économique ?

François Peyrot : En effet, si vous avez eu l’occasion de visiter une usine d’automobiles, vous aurez constaté qu’elle dépend d’un nombre considérable de sous-traitants qui eux-mêmes sont les fournisseurs de bien d’autres industries, allant des tracteurs à l’armement, en passant par l’aéronautique. L’industrie est un tout et dans le cas de l’automobile, elle débouche sur une quantité d’emplois. Rien que pour la Suisse — qui pourtant ne fabrique pas directement d’automobiles — , cela représente 80 000 emplois. C’est considérable ! Vous ne pouvez aujourd’hui brancher votre télévision sans entendre parler d’emplois et de niveau de vie. La voiture y contribue de façon très importante. D’ailleurs cet aspect du niveau de vie, personnellement, m’enthousiasme. Je trouve merveilleux de penser à quel point la majorité des gens, en Occident, vit aujourd’hui mieux qu’il n’y a un ou deux siècles.

Moi ce qui me frappe, M. de Rougemont, dans la critique que vous faites du système en général c’est que vous insistez beaucoup sur l’objet — en l’occurrence la voiture — mais vous insistez beaucoup moins sur le sujet.

Jacob Roffler : Quatre mille personnes travaillent à l’hôpital cantonal de Genève. Non seulement pour soigner des maladies chroniques, mais aussi des accidentés. Lorsque votre voiture va sortir de son usine, il ne faut pas oublier qu’elle risque de tuer. Il y a par le monde plus de 200 000 personnes qui meurent chaque année sur les routes, sans compter des millions de gens qui sont blessés. À cela s’ajoute le coût social. Je reconnais qu’actuellement, sur le plan strictement économique, il serait très difficile de s’arrêter de produire des voitures. Mais ne pourrait-on pas, au moins, envisager de mettre au point des véhicules qui au lieu de durer cinq ans, si tout va bien, durent vingt ou trente ans ? Je trouve personnellement scandaleux — c’est un pur gaspillage — de voir ces voitures qui ne durent pas et auxquelles l’on doit continuellement changer des pièces.

Denis de Rougemont : En ce qui concerne l’économie, je pense qu’il faut rester humain. Il y a des limites qui commencent à être atteintes : celles où l’on subordonne l’économie et en particulier l’industrie automobile à cette affaire d’emploi. Mais n’y a-t-il vraiment pas d’autres moyens de créer des emplois ? Est-on véritablement obligé de provoquer des accidents car cela évite du chômage dans la carrosserie. Je pose le problème, je ne suis pas redevable de la réponse. Car ce n’est pas moi qui ai conçu l’auto, ce n’est pas moi qui pousse à sa multiplication ou à la construction d’autoroutes. Pour les autoroutes, il est clairement établi que loin de résoudre le problème du trafic, elles tendent à le bloquer. Écoutez la radio le week-end : on vous conseille d’éviter les autoroutes pour emprunter les parcours « Émeraude », c’est-à-dire les petites routes de campagne. C’est d’un burlesque incroyable, digne de Courteline : on aménage des autoroutes pour rendre la circulation plus fluide mais on s’aperçoit qu’au moindre départ en vacances les voitures y sont bloquées.

Hubert de Senarclens : La pollution due à la voiture serait responsable de graves méfaits sur notre santé : possibilité de cancer par les hydrocarbures, trouble du comportement dû au plomb, danger de l’oxyde d’azote pour les poumons, hausse des maladies pulmonaires, etc. Une chose étonne tout de même. Ces évaluations sont presque toujours faites, chez nous, par des milieux médicaux marginaux. Alors doit-on parler de « conspiration du silence » de la part de la grande majorité des médecins ou ces faits sont-ils fortement exagérés ?

Jacob Roffler : Je ne pense pas que l’on puisse parler de conspiration du silence. En fait même si certains phénomènes sont connus, c’est un secteur qui démarre et il y a encore relativement peu de médecins qui se soient véritablement penchés sur la question de la voiture et de la santé. Pourtant les effets de la voiture sur la santé sont loin d’être négligeables. Ainsi on commence à s’apercevoir des conséquences de l’oxyde d’azote sur les poumons. Les recherches ont débuté il y a cinq ou dix ans. Je vous signale qu’un groupe d’ingénieurs de Lausanne a calculé que 900 tonnes d’hydrocarbures sont déposées chaque année sur un kilomètre de route. Une bonne partie est évacuée par les eaux de pluie avec les effets biologiques que vous devinez. Le reste par le vent. Or on sait — pour l’avoir testé sur des animaux de laboratoires — que certains hydrocarbures sont responsables du cancer. On connaît également le taux de plomb déposé chaque année sur nos routes et qui se retrouve dans l’air ou dans l’eau. L’effet du plomb sur le système vasculaire ou sur le comportement de l’individu ont été étudiés. Des chercheurs ont notamment prouvé que des écoliers étudiant à proximité de routes fréquentées, connaissent une modification de leur comportement. La pollution des voitures est en outre responsable d’un certain nombre de maladies pulmonaires. La bronchite chronique prend une forte expansion avec l’air des villes. Le coût social de ces maladies est épouvantablement élevé.

D’autre part en ce qui concerne les accidents, je pense qu’il ne faut pas prendre uniquement en considération le choc ou la blessure mais l’ensemble des suites telles que la diminution de l’espérance de vie, la diminution des chances de promotion professionnelle, la perte de la joie de vivre, la douleur, etc. Donc on voit que si la voiture donne une certaine liberté, on paie celle-ci horriblement cher. Par des milliers de morts, des millions de blessés et des milliards de dépenses sociales.

Denis de Rougemont : Une adjonction s’impose. C’est l’aspect de la criminalité. Il est évident que nos outils ne sont jamais responsables de nos crimes. Ce qui est dangereux c’est l’homme. La bombe atomique seule n’est pas dangereuse. Mais le risque apparaît lorsque vous donnez aux hommes tels qu’ils sont — finalement assez dangereux et bêtes — des jouets comme la bombe ou d’une manière plus modeste l’automobile. Car même en les baratinant, vous n’obtiendrez pas qu’ils restent « gentils ». Cela me rappelle ce que l’on dit aux États auxquels on vend des centrales : « Surtout ne faites pas de mal avec ». Ils le jurent tous. Ils paient 6 milliards pour une usine de retraitement, mais ils ne vont jamais l’utiliser…

François Peyrot : Personne ne discute le fait que les gaz de voiture sont toxiques à forte dose. Mais quels sont les méfaits et leur importance dans la vie courante ? C’est aux médecins à le déterminer. Et jusqu’à présent cela n’a pas tellement été fait. J’ai assisté à toutes les séances sur les règlements du Conseil fédéral en la matière. Tout était, je vous l’assure, plutôt obscur.

Jacob Roffler : Mais alors pourquoi le Conseil fédéral prend-il des mesures pour réduire le taux de plomb ?

François Peyrot : La réglementation fédérale s’est attaquée très sérieusement à ce problème. Le peuple suisse a écarté l’initiative Albatros. Par contre il a fait confiance aux dispositions du Conseil fédéral. Alors attendons !

Denis de Rougemont : Je dois dire, M. Peyrot, que vous avez systématiquement, au cours de ce débat, minimisé les inconvénients de la voiture.

François Peyrot : Et vous, ses avantages…