[p. 2]

Un débat sur l’objection de conscience : entre Dieu et l’État (4 octobre 1969)a

Le 27 juin dernier, le professeur Denis de Rougemont intervenait dans le procès d’un objecteur de conscience en adressant au président du Tribunal militaire un témoignage que nous avons publié le 30 juin. Ce témoignage a suscité des controverses, auxquelles le débat que nous présentons ici n’a pas la prétention d’apporter une conclusion définitive. Il s’agit avant tout de s’éclaircir les idées.

Examiner le problème de l’objection de conscience, c’est admettre en préalable que ce problème existe. Non pas par l’importance du nombre de ceux qui professent l’objection et en portent témoignage, mais par la valeur des principes qu’elle révèle et des questions qu’elle pose et qu’elle nous pose. Confrontée au phénomène de la guerre, l’objection de conscience, paradoxalement, est un problème de temps de paix. C’est dans ce cadre-là, d’abord, qu’elle doit être envisagée et discutée. Car ce n’est que dans la paix que l’on s’interroge sur la guerre.

Si l’on met à part les Témoins de Jéhova qui constituent un cas particulier, le « portrait-robot » des soixante-quinze objecteurs de conscience que les tribunaux militaires suisses ont condamnés en 1967 peut être rapidement esquissé : l’objecteur est généralement de confession protestante, âgé de 20 à 26 ans, célibataire ; il est proportionnellement plus nombreux en Suisse romande.

Si la notion d’objection de conscience a été récemment étendue à des motifs d’ordre philosophique, elle n’en puise pas moins ses racines dans des motivations chrétiennes. C’est donc par elles que la discussion doit commencer. Et là, deux religions se heurtent : la religion civique et la religion divine. Laquelle doit primer l’autre ?

C’est la première question.

Michel Barde. — Nous examinerons au premier chef l’objection de conscience religieuse. N’y a-t-il pas une contradiction dans le fait que la Constitution fédérale stipule que tout Suisse est astreint au service militaire, alors que l’objecteur de conscience religieux se réfère à cette même Constitution, dont le préambule commence par une invocation « Au nom du Dieu Tout-Puissant » ?

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — L’article 49 de la Constitution garantit la liberté religieuse et de conscience. Mais le paragraphe 5 de cet article dit qu’« on ne peut, pour cause d’opinion religieuse, s’affranchir de l’accomplissement d’un devoir civique ». Donc, le fondement juridique est clair : la Constitution ne permet pas l’objection de conscience pour raison religieuse.

Il n’y a donc aucun conflit entre l’armée et l’objecteur de conscience, dont l’attitude est anticonstitutionnelle et non pas antimilitariste. Cela doit être dit car la procédure qui conduit à la sanction peut faire croire qu’il s’agit uniquement d’une opposition d’intérêt entre l’armée et l’objecteur.

Michel Barde. — L’opposition de l’objecteur est anticonstitutionnelle, mais elle peut s’appuyer sur le fait que la Constitution se réfère « Au Dieu Tout-Puissant ». Christian Schaller, vous avez objecté pour des motifs religieux…

La religion n’est pas le motif exclusif

Christian Schaller. — Je ne pense pas qu’il y ait de différence dans les aboutissants entre une objection pour des motifs religieux et pour d’autres motifs de conscience. Les questions posées sont communes à beaucoup d’objecteurs et dépassent le cadre strictement religieux.

Bernard Béguin. — Donc vous n’invoquez pas le préambule de la Constitution pour vous autoriser à objecter autrement que les autres ?

Christian Schaller. — Non. Je ne fais personnellement pas de différence entre les diverses catégories d’objecteurs. Je pense que ce qui est important, c’est ce qu’ils demandent, ce qu’ils préconisent, et que leurs motivations personnelles peuvent être d’ordre religieux, humanitaire ou autre.

Michel Barde. — Avez-vous eu le sentiment, en objectant, de faire une œuvre antimilitariste — je précise que ceux qui font du service ne sont pas nécessairement militaristes… — ou une œuvre anticonstitutionnelle ?

Christian Schaller. — Je pense plutôt anticonstitutionnelle. L’objecteur choisit un moyen défini de mettre en évidence l’injustice d’une loi et de préconiser quelque chose de nouveau au moyen d’une opposition au système actuel. Il choisit le moyen de la refuser d’une certaine manière, mais il s’y soumet par une autre puisqu’il accepte le jugement des tribunaux (ce qui n’est d’ailleurs pas le cas de tous les objecteurs).

D’autre part je ne pense pas que la séparation soit tellement entre militaires et objecteurs qu’entre « conservateurs » et « progressistes », si je puis dire. L’objection est l’un des moyens de proposer des solutions nouvelles, et de faire en sorte que les problèmes soient posés, mais ce n’est qu’un moyen parmi d’autres. Et personnellement je me sens très proche des militaires qui, à l’intérieur de l’édifice, font le même travail d’une autre manière.

Michel Barde. — L’objecteur religieux n’est-il pas plus « intimiste » que l’objecteur humanitaire, attaché à renverser certaines structures ?

Christian Schaller. — Pas forcément. Un christianisme vécu ou un humanisme vécu, peuvent arriver aux mêmes conclusions.

Denis de Rougemont. — Je suis frappé par la lecture de cet article 49, paragraphe 5, qui dit que dans le cas d’un conflit entre les devoirs civiques et ce que l’on considère comme ses devoirs religieux, ce sont les devoirs civiques qui l’emportent. Que veut dire alors « Au nom du Dieu Tout-Puissant », inscrit au portique de cette Constitution ? Cela ne veut absolument rien dire. C’est une couverture pour quelque chose dont le contenu est une autre religion que le christianisme, à savoir la religion civique. C’est la religion stato-nationaliste fabriquée par la Révolution française et par Napoléon. Il ne faut pas nous raconter d’histoires, c’est la religion qui aboutit, dans certains régimes, à ce qu’on sait : au régime totalitaire.

Colonel Voucher. — Pas chez nous.

Denis de Rougemont. — Non. Mais j’ai dit dans certains régimes, et très logiquement. Car là il n’y a plus aucun recours à une transcendance, à quelque chose qui soit au-dessus de l’État et des intérêts de l’État. Ce qui me paraît absolument hypocrite, c’est de mettre « Au nom du Dieu Tout-Puissant », entendant le Dieu chrétien, en tête d’une Constitution qui n’est absolument pas chrétienne.

Bernard Béguin. — Est-elle antichrétienne ?

Denis de Rougemont. — En cas de conflit, oui. Dans le cas du conflit prévu par cet article 49, paragraphe 8, on tranche contre la religion chrétienne.

Bernard Béguin. — Contre l’interprétation d’un individu…

Denis de Rougemont. — C’est la religion civique qui triomphe. Si l’objecteur invoque son christianisme, on lui dira : « Tant pis, c’est le civisme. »

Bernard Béguin. — C’est une interprétation personnelle du christianisme face à celui d’une collectivité, qui, elle, a jugé le christianisme compatible avec le service militaire du citoyen.

Moyen légal ou ferment d’anarchie ?

Denis de Rougemont. — Voilà le dilemme.

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Dans les conseils de nos plus petites communes, chaque séance débute en plaçant cette réunion d’une cinquantaine de citoyens « sous la protection divine ».

Christian Schaller. — Mais quel est le sens de cette protection divine que l’on utilise pour la religion du civisme ? Est-ce que c’est vraiment la même chose d’être chrétien, et d’être civique, et d’être citoyen ? Il y a les lois, mais il y a aussi l’esprit des lois.

Je ne pense pas que le conformisme soit une qualité première du bon citoyen, et je pense que la critique des lois fait partie intégrante des qualités du civisme. Nous avons vu à quoi pouvait aboutir une religion de l’État où le citoyen applique les lois et y obéit sans les mettre plus jamais en question.

Bernard Béguin. — Tout dépend si le citoyen est autorisé à les faire, ces lois, ou si elles lui sont dictées. Si elles ont été faites par la collectivité, et si elles sont amendables par elle en tout temps.

Christian Schaller. — Eh bien ! L’objection de conscience n’est que l’un des moyens d’amener à ce que les lois puissent s’amender. C’est une façon de mettre en évidence certains problèmes qu’on a tendance à masquer d’habitude. Par exemple le fait que ce n’est pas la même chose d’être chrétien et d’être citoyen. L’objecteur prend une position particulière pour mettre en évidence un état de fait. Ce n’est pas un anarchiste.

Bernard Béguin. — Il peut être ferment d’anarchie. La désobéissance civique peut conduire à l’anarchie.

Christian Schaller. — Vous êtes conscient de ce danger-là, mais êtes-vous conscient aussi du danger inverse, qui est le danger de l’obéissance inconditionnelle ?

La compétence de la justice militaire

Bernard Béguin. — Vous ne connaissez pas les troupes genevoises si vous parlez d’obéissance inconditionnelle…

Denis de Rougemont. — Au point de vue des citoyens, c’est beaucoup plus grave. Le conformisme du citoyen qui se croit bon citoyen parce qu’il fait tout ce qu’on lui dit, ce conformisme-là ne conduit pas à l’anarchie, mais conduit à la dictature. C’est la démission des citoyens qui fait la force des dictateurs.

Bernard Béguin. — C’est le désordre dans la démocratie qui appelle les dictateurs. Et quand le citoyen récuse les lois d’une collectivité démocratique il ne crée pas une superdémocratie, il fait le lit de la dictature. C’est cela qui nous fait peur dans un militantisme qui attaque à sa base une constitution démocratique au lieu de chercher la réforme dans son cadre.

Denis de Rougemont. — J’aimerais rappeler que le problème est celui de l’objecteur de conscience vis-à-vis de l’armée.

Bernard Béguin. — Il a été dit clairement que le conflit était plutôt avec la Constitution qu’avec l’armée. Or en effet c’est l’armée qui accueille les objecteurs au moment du recrutement, et c’est l’armée qui les juge. Le colonel divisionnaire Dénéréaz a commandé la section du recrutement. Dans quel cadre agissent les colonels recruteurs qui font face à l’objecteur pour la première fois, quand il n’a même pas 20 ans, qu’il n’est même pas citoyen ?

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Nous avons quelque 35 000 conscrits qui se présentent au recrutement chaque année. Sur ce nombre, environ 300, pour l’ensemble de la Suisse, parlent d’objection de conscience. De ces 300, 200 ont une attitude positive à l’égard de l’armée et acceptent d’être incorporés dans le service de santé. Sur la centaine d’irréductibles, une majorité sont des Témoins de Jéhovah. Vous connaissez leur doctrine — je simplifie : il y a le royaume de Dieu, et le royaume de Satan. On est soldat de Dieu dans le ciel, ou soldat de Satan sur la terre.

Les directives ? Nous acceptons d’incorporer dans le service de santé tous ceux qui le désirent. Nous avons besoin d’eux, et cela montre que si nous n’avons pas en droit un statut pour les objecteurs nous l’avons en fait. L’objecteur peut accomplir ses devoirs civiques sans s’opposer à sa propre conscience.

Pour les autres, l’officier de recrutement cherche encore une fois à les convaincre puis il les incorpore ; s’ils persistent dans leur refus de servir, ils arrivent devant les tribunaux militaires.

Bernard Béguin. — Colonel Vaucher, comment la justice militaire prend-elle ce problème : défi constitutionnel et défi à l’armée, lorsqu’il s’agit de juger ceux qui ne sont pas encore citoyens, pas encore soldats, et qu’on lui envoie pour leur premier refus de servir ?

Colonel Vaucher. — La justice militaire est compétente parce que la loi le dit. Nous, officiers de justice militaire, nous ne verrions aucun inconvénient à ce que les objecteurs de conscience soient jugés par des tribunaux civils. À leur place, je préférerais être jugé par un tribunal militaire, qui juge essentiellement des honnêtes gens, que par des tribunaux ordinaires qui jugent en majorité des gens plus ou moins malhonnêtes.

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Jugez-vous des mineurs dans les tribunaux militaires ?

Colonel Vaucher. — Si, nous pouvons les juger.

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Mais le garçon de 18 ans peut obtenir un sursis…

Michel Barde. — Il y en a qui se présentent à 19 ans devant les tribunaux. Ils bénéficient de leur jeune âge, dans l’examen des circonstances atténuantes.

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Je croyais qu’il pouvait attendre jusqu’à sa majorité.

Colonel Vaucher. — Non, non.

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Alors, il y a quelque chose qui pour moi n’est pas très clair.

Colonel Vaucher. — Nous n’y pouvons rien du tout, ce n’est pas nous qui déterminons notre compétence. Nous ne pouvons pas la récuser.

Bernard Béguin. — Pouvez-vous maintenant définir la punition ?

Colonel Vaucher. — La punition de l’objecteur de conscience pour motifs religieux, ou pour motifs moraux, philosophiques, peut être atténuée par le tribunal. Au lieu de l’emprisonnement tout court, on prononce l’emprisonnement à subir sous le régime des arrêts répressifs ; ou bien, on peut aussi prononcer directement les arrêts répressifs. La différence n’est pas seulement théorique : les arrêts répressifs sont limités à trois mois au maximum, tandis que l’emprisonnement peut être plus long.

Bernard Béguin. — Mais est-ce que les arrêts répressifs se purgent avec des prisonniers de droit commun ?

Colonel Vaucher. — Absolument pas. Les arrêts répressifs des objecteurs de conscience sont subis dans des prisons, certainement, mais les objecteurs de conscience sont autorisés à travailler pendant la journée dans des établissements hospitaliers.

Bernard Béguin. — Mais sont-ils logés dans des prisons militaires ?

Colonel Vaucher. — Non. À Genève, ce sera Saint-Antoine, et ils travailleront à l’hôpital cantonal.

Bernard Béguin. — Cela veut dire, en fait, qu’un garçon de 20 ans condamné pour objection de conscience — vous avez dit que c’est un honnête homme — va loger trois mois à Saint-Antoine, qui est une prison de droit commun.

Colonel Vaucher. — Nous ne sommes pas chargés de l’exécution. Ce sont les cantons qui en sont chargés. Et nous n’avons, je dois dire, jamais eu de plainte de la part des condamnés sur les conditions de détention.

Michel Barde. — Il est évident que l’on ne peut éviter toute promiscuité, mais les objecteurs de conscience disposent de cellules tout à fait séparées.

Bernard Béguin. — Nous éprouvons tout de même un malaise à juger des honnêtes gens et à les mettre dans une prison de droit commun.

Colonel Vaucher. — Les tribunaux militaires jugent en majorité des honnêtes gens, c’est vrai ; et je ne pense pas seulement aux objecteurs de conscience. Je pense à tous les soldats qui ont commis des actes d’indiscipline, qui n’ont pas fait leur service par négligence, ou parce que les conditions de famille à ce moment-là leur causaient un grave préjudice financier. Je les considère tous comme des honnêtes gens. Ils viennent devant nous pour des fautes de discipline.

Condamnés comme des hérétiques ?

Christian Schaller. — À la limite, on pourrait étendre votre définition et dire que tous les gens qui vont devant les tribunaux, ou à peu près, viennent pour des fautes de discipline. J’ai peine à entrer dans une classification de tribunaux pour honnêtes gens et de tribunaux pour malhonnêtes gens.

Bernard Béguin. — Mais si. Il y a un délit constitutionnel qui n’est pas un délit pénal. Il y a un Code pénal qui définit l’honnêteté. Vous pouvez le considérer comme arbitraire, mais il existe. Et d’autre part nous avons une Constitution qui définit des obéissances. Par conséquent il y a une très grande différence entre l’infraction à la discipline et l’infraction contre le Code pénal.

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — J’aimerais que le colonel Vaucher parle du sursis.

 

[p. 3] Colonel Vaucher. — Depuis 1950, le Code militaire n’autorise plus de prononcer comme peine accessoire la privation des droits civiques, à l’encontre des objecteurs de conscience. Quant au sursis, ils ne peuvent en bénéficier, sauf s’ils déclarent être disposés à l’avenir à faire leur service. L’article 32 du Code pénal militaire, qui est absolument pareil au Code pénal suisse sur ce point, précise que le sursis ne peut être accordé que lorsque le tribunal a la conviction que cette mesure détournera l’accusé de commettre de nouvelles infractions. Quelques tribunaux militaires ont essayé de dire qu’ils n’avaient pas la conviction, mais l’espoir que le jeune homme réfléchirait et qu’il se présenterait au service militaire. Ces jugements ont été cassés par le tribunal militaire de cassation : conformément à la jurisprudence de tous les tribunaux pénaux suisses, le sursis ne peut être accordé que si le juge a plus qu’un espoir, mais une conviction suffisante. Alors, l’objecteur est forcément condamné, puisque les conditions objectives d’une infraction (art. 81 du Code pénal militaire : refus de servir) sont réalisées. Mais avec les atténuations dont nous avons parlé.

Bernard Béguin. — Ces atténuations, est-ce qu’elles sont venues d’un malaise, d’un sentiment public que la répression était excessive ? Est-ce que c’est une évolution de la pensée du législateur interprétée par les tribunaux ?

Colonel Vaucher. — C’est le législateur qui a modifié la loi, à la suite de débats concernant l’objection de conscience, devant les Chambres.

Denis de Rougemont. — La condamnation est forcément prononcée lorsque les conditions objectives sont réunies, disiez-vous ?

Colonel Vaucher. — L’intention subjective de faire défaut au service doit être aussi réalisée.

Denis de Rougemont. — Je ne suis pas du tout objecteur de conscience moi-même. J’ai fait pas mal de service dans ma vie. Mais je suis intervenu à propos d’un de mes étudiants pour qui j’avais de l’estime, parce qu’il avait déjà été condamné une fois, et que les choses semblaient se présenter de telle manière qu’il serait certainement condamné une seconde fois à la même peine ou à une peine plus forte, puisqu’il ne changerait certainement pas son fusil d’épaule — après avoir refusé de le porter. J’ai eu l’impression que les objecteurs étaient toujours punis, et que le procès n’avait pas d’autre objet que de déterminer si les conditions objectives de l’objection de conscience étaient réunies. C’est ainsi que cela se passait au Moyen Âge dans les tribunaux de l’Inquisition. On ne cherchait pas du tout les circonstances, les motifs. On cherchait uniquement la constatation objective que le personnage était un hérétique. Après ça, il n’y avait plus rien à discuter, on le brûlait. Et alors j’ai été un peu scandalisé à l’idée que, dans le cas de l’objecteur de conscience, on le condamne comme un hérétique, uniquement parce qu’on a enregistré le fait qu’il était objecteur.

On tient compte des circonstances atténuantes

Colonel Vaucher. — Ce n’est pas exact. Si l’objecteur bénéficie de circonstances atténuantes ou exculpantes, il sera — tout comme un meurtrier devant un tribunal pénal — très peu condamné ou acquitté.

Christian Schaller. — Acquitté ?

Colonel Vaucher. — Mais oui, bien sûr, mais en fait le cas ne se présente pas. Quand acquitte-t-on le meurtrier ? S’il est totalement irresponsable. Un objecteur totalement irresponsable sera acquitté aussi. C’est évident. Mais je n’en ai jamais vu. Tous les objecteurs que j’ai connus étaient des gens sensés. Donc pas de maladie mentale, pas de circonstance atténuante ou exculpante dans ce sens-là. Ils ne plaidaient eux-mêmes aucune circonstance pouvant conduire à un acquittement.

Bernard Béguin. — Ils plaident coupables, ils cherchent la condamnation.

Denis de Rougemont. — Comme les hérétiques.

Les civils plus intolérants que l’armée

Colonel Vaucher. — Nous écoutons très longuement leurs motifs, nous les demandons, car si ces motifs ne sont ni religieux, ni moraux, ni philosophiques, alors nous ne pouvons leur accorder le bénéfice d’un traitement plus favorable, et c’est l’emprisonnement tout court.

Bernard Béguin. — M. Schaller va me répondre parce que j’ai dit qu’il cherchait la condamnation.

Christian Schaller. — Je voudrais répondre également au grand juge Vaucher que le tribunal apprécie les motifs de conscience avec plus ou moins de soin. Il y a des cas où des tribunaux valaisans ou fribourgeois ont refusé à l’accusé le droit d’avoir eu un vrai conflit de conscience.

On ne peut pas dire d’autre part que l’objecteur cherche sa condamnation. Il accepte la loi. (Il pourrait s’y soustraire en se faisant réformer.) Mais sans se soustraire à la loi l’objecteur cherche à montrer les failles de la loi, et à modifier l’esprit du législateur. Ce qui malgré tout peut se faire, puisque les lois changent.

Colonel Vaucher. — Je voudrais répondre encore à M. de Rougemont que l’appréciation des mobiles joue un rôle dans la quotité de la peine. Nous donnons beaucoup d’importance à ce que la vie des objecteurs soit en rapport avec leurs principes. Enfin nous ne condamnons pas perpétuellement. Autrefois, il arrivait que l’on prononce trois condamnations. C’était trop. Maintenant à la deuxième condamnation au plus tard, nous excluons de l’armée et c’est fini.

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Vous parlez de tribunaux militaires et de tribunaux civils. Je crois que dans notre pays, l’armée et le peuple sont si intimement mêlés que vous retrouvez les mêmes personnages dans les deux juridictions. Ce ne sont pas des officiers de carrière qui, en règle générale, sont juges militaires, ce sont des miliciens.

Denis de Rougemont. — Je n’ai absolument rien dit contre l’armée en tant que telle. Je parle contre un certain état d’esprit que je trouve beaucoup plus répandu chez les civils que chez les officiers. Les civils sont souvent absolument intolérants. Ils n’ont absolument pas la compréhension que vous avez. Ils sont violemment contre : « Ce sont des lavettes, ce sont des lâches, de mauvais citoyens. »

Colonel Vaucher. — Vous trouverez exactement le contraire dans nos jugements.

Denis de Rougemont. — Effectivement, dans l’armée je n’ai pas entendu ça.

Colonel Vaucher. — Je tiens beaucoup à le dire : nous ne représentons pas l’armée au tribunal militaire. Nous représentons le peuple, et si le peuple suisse veut déférer le jugement de certaines causes à d’autres instances, eh bien ! qu’il le fasse.

Bernard Béguin. — Colonel divisionnaire Dénéréaz, vous commandez maintenant une division mécanisée. Vous êtes officier de carrière. Est-ce qu’il ne serait pas plus simple, pour vous, d’admettre un service civil ? Est-ce que ça a un sens de contraindre au service militaire des hommes qui ont l’objection chevillée à l’âme ?

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Le Tribunal militaire ne juge pas l’objecteur de conscience. Il juge le citoyen qui ne veut pas servir — parce qu’il est objecteur. Ce n’est pas la même chose.

Colonel Vaucher. — Nous ne manquons pas de leur dire chaque fois : « Vous avez le droit de critiquer l’armée. Tout ce qu’on vous demande c’est de faire votre service. Nous ne vous demandons pas de l’aimer, ni d’en être partisan. »

Denis de Rougemont. — L’objecteur de conscience n’est pas quelqu’un qui trouve que l’armée est mal faite. Il veut manifester contre la guerre. C’est un problème formidable qui est posé aujourd’hui, surtout dans la période atomique qui change tout à mon sens.

Bernard Béguin. — Quand vous dites que l’objection n’est pas de l’antimilitarisme, il faut bien voir que si l’on hésite à créer un statut de l’objecteur, c’est qu’on a le sentiment qu’il vise l’appareil qui défendra les institutions. Ce que l’objecteur nous explique mal quand il veut lutter contre la guerre, en Suisse, c’est qu’il s’attaque en même temps à un appareil militaire dont les obligations constitutionnelles et les structures excluent toute initiative à l’extérieur, et qui ne peut agir qu’en autodéfense.

Service civil et milice incompatibles ?

Christian Schaller. — Il ne faut pas confondre objection et non-violence, comme il ne faut pas confondre soldat et militarisme. Mais si l’on discute l’efficacité de la non-violence, il faut aussi discuter l’efficacité, dans notre monde actuel, de notre système de défense. On ne peut plus raisonner au temps de la bombe atomique comme au temps de Morgarten. On peut dire — je l’ai entendu dire par des officiers supérieurs — qu’on se prépare très consciencieusement à la dernière guerre. Une des questions que posent les objecteurs, est de savoir : que faisons-nous dans le monde où nous vivons ? Est-ce que nous nous contentons d’appliquer les recettes du passé — qui ont toujours si bien marché — ou bien est-ce que nous avons autre chose à faire que simplement assurer notre prospérité et la défendre par nos moyens traditionnels ? Est-ce que la Suisse, c’est uniquement la conservation de son acquis, ou est-ce qu’il y a une autre dimension ?

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Je ne crois pas que tout cela soit dépassé. Je suis un officier de métier, un technicien, si vous voulez, qui fait des additions et des soustractions pour savoir si notre défense est encore positive, ou négative. Je pense que notre système militaire, tel qu’il est maintenant, avec l’armée que nous avons, est certainement un élément positif, en dépit de la bombe atomique dont on parle beaucoup sans en connaître les effets. Par deux fois déjà, nous avons été maintenus à l’écart de la guerre. S’il y avait eu un vide stratégique, il est fort possible que nous aurions été attaqués. Pour citer le dernier exemple : 40 divisions massées à notre frontière avant l’affaire des Balkans… le grand état-major allemand a estimé que ce n’était pas suffisant. Demain ? Nous avons l’armée la plus nombreuse d’Europe. Ce qui est déjà un signe de puissance. Je vous fais sourire peut-être ?

Christian Schaller. — Pas du tout. Avec les armes conventionnelles, certainement.

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Il n’est pas dit que la bombe atomique intervienne dans les combats. Je ne veux pas faire ici de la tactique. Je suis persuadé que l’État ne peut pas mettre en doute, surtout dans notre communauté helvétique, la justification morale du service militaire, voulu par le peuple, et accepter d’instaurer un service civil. Numériquement, cela ne jouerait aucun rôle. Mais pour d’aucuns, il y aurait de bons chrétiens qui ne portent pas les armes, et de mauvais chrétiens qui portent les armes. Il faut faire très attention quand on aborde ce problème, en dépit de tout ce qui a été fait à l’étranger. D’ailleurs, vous savez qu’en France un objecteur doit se déclarer comme tel au recrutement, et qu’il ne peut assumer par la suite aucune charge d’État…

Christian Schaller. — N’empêche qu’il y a un statut, c’est déjà un progrès…

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Ce n’est pas un progrès. Vous dites, la guerre est un mal. C’est ma conviction intime, à moi militaire ! Mais que voulons-nous faire ? défendre notre pays, c’est tout. Le général Guisan l’a magnifiquement exprimé, quand il a dit : « Objecteurs de conscience ? oui, mais pas en Suisse. Pour quelle raison en Suisse ? Nous ne voulons de mal à personne, sinon défendre ce que nous avons reçu. »

Colonel Vaucher. — Sur le plan de la justice militaire, s’il existait un service civil, nous n’aurions plus un certain nombre d’objecteurs. Nous en serions ravis. Mais si je me pose la question comme citoyen — et je suis reconnaissant aux objecteurs de la faire poser — , je pense finalement qu’une armée est indispensable en Suisse et que le service militaire obligatoire paraît la forme la plus démocratique de réaliser cette armée. J’ignore totalement si une armée de métier ou simplement des volontaires pourraient assurer cette défense. Mais même si elle le pouvait elle présenterait l’immense inconvénient d’être un noyau de militarisme, et j’ai le militarisme en horreur.

Bernard Béguin. — Est-ce qu’un service civil affaiblirait l’armée de milice ?

Colonel Vaucher. — Probablement… Beaucoup de nos concitoyens font leur service parce qu’ils y sont obligés. D’autre part, un service civil serait sans doute plus attrayant.

Nous protégeons mais que construisons-nous ?

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — Nous pourrions faire l’économie d’abandonner notre neutralité, adhérer à l’OTAN, nous mettre sous le parapluie américain. Ce serait une solution. Mais nous abandonnerions le service militaire sans doute obligatoire, nous passerions pour une part à une armée de métier. Mais à ce moment-là, nous serions obligés de faire des concessions à tout, un système international, supranational. L’armée que nous avons actuellement en propre nous permet en cas de conflit de faire entendre notre propre voix, et d’oser dire non en toute indépendance.

Christian Schaller. — Mais la question est bien là. Nous conservons, mais que construisons-nous ? C’est peut-être ça la question que nous pouvons nous poser ?

Colonel divisionnaire Dénéréaz. — L’armée n’a jamais contesté l’aide au tiers-monde. Au contraire.

Denis de Rougemont. — La défense suisse nous a épargné d’être hitlérisés. Il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Mais maintenant j’ai changé d’avis à cause de la bombe atomique. Il n’y a aucune espèce de valeur humaine qui vaille les destructions physiques et morales qu’entraînerait la bombe atomique sur un pays. Cela me paraît changer radicalement la valeur de la guerre aujourd’hui.

Bernard Béguin. — Les grandes crises de conscience sur la guerre que nous avons vécues et que notre jeunesse vit actuellement sont venues de deux guerres très conventionnelles : la guerre d’Algérie et la guerre au Vietnam. Et les destructions de la bombe atomique sont très comparables à celles que nous avons tolérées, idéologiquement, pendant la dernière guerre, comme le bombardement de Dresde…

Christian Schaller. — On peut précisément s’étonner que vous ayez pu le tolérer si bien sans changer de mentalité.

Bernard Béguin. — Pourquoi nous l’avons toléré ? Parce que la victoire hitlérienne nous aurait définitivement enlevé tout droit de poser aujourd’hui des questions de cet ordre.

Christian Schaller. — Mais je suis tout à fait d’accord.

Bernard Béguin. — Nous ne pouvons pas ignorer non plus, qu’actuellement encore, à l’extérieur de nos frontières, des forces peuvent menacer notre liberté d’exprimer cette solidarité.

Christian Schaller. — C’est au nom des valeurs de ce système que nous appelons, en tant qu’objecteurs, à un élargissement de nos conceptions actuelles. Nous pouvons le faire en Suisse. Nous ne pourrions peut-être pas le faire en Russie. Mais je pense, pour ma part, que si la neutralité suisse doit s’accompagner de la solidarité, il faut savoir lequel des termes on va toujours préférer. Or l’on constate qu’on a toujours consacré beaucoup d’énergie à la neutralité et bien peu à la solidarité.

Bernard Béguin. — Parce que la solidarité implique d’abord la survie. Vous ne pouvez pas être solidaire si vous courez le risque de l’anéantissement.

Christian Schaller. — Parfaitement. Mais les frontières de la survie ne passent plus par nos frontières. Elles passent par tous les coins du monde. Nous ne pouvons pas simplement défendre les frontières du passé sans tenir compte du fait que nos frontières actuelles sont celles de la planète.

Denis de Rougemont. — On parle de la situation particulière de la Suisse. Je me demande si cette situation ne crée pas des devoirs particuliers aux Suisses dans la prise en considération et au sérieux, du problème de la guerre tel qu’il se présente aujourd’hui. Je me demande si on peut toujours se référer à notre neutralité comme à une espèce de privilège, et s’il ne faut pas dire aussi : Neutralité oblige, allez plus loin. Tout ce que je voudrais dire ici, en faveur des objecteurs de conscience, c’est qu’ils posent cette question d’une manière dramatique, et qu’ils forcent le public à se poser des questions auxquelles je ne prétends pas répondre, mais qui me paraissent tellement graves qu’on doit reconnaître une fonction civique irremplaçable aux objecteurs de conscience.

 

Nos invités :

M. Denis de Rougemont, écrivain, directeur de l’Institut universitaire d’études européennes.

Colonel divisionnaire Dénéréaz, commandant de la division mécanisée 1.

Colonel Vaucher, président du Tribunal fédéral des assurances, grand juge du Tribunal militaire de division 1.

M. Christian Schaller, étudiant en médecine, co-auteur du Sens de notre refus (Éditions La Baconnière).

Direction technique : Michel Barde.

Rédaction : Bernard Béguin.