[p. 1]

Deuxième lettre aux députés européens (16 août 1950)a

Messieurs les députés,

Ces lettres ne sont pas un cahier de doléances ou de revendications. Et je n’ai point de conseils à vous donner. Mais je vous écris au nom d’une centaine de milliers de militants fédéralistes, qui pensent comme des millions que le temps presse, et que les lenteurs de l’Assemblée, ramenées par les ministres à l’immobilité, sont la pire imprudence du siècle.

Nous ne sommes pas impatients, mais angoissés. Nous ne voulons pas qu’on aille vite par doctrine, par manie ou par tempérament, comme nous le reprochent certains qui, par principe ceux-là, ont décidé une fois pour toutes qu’il faut aller lentement dans tous les cas. Mais nous ne voyons aucun motif de croire qu’on leur laissera tout le temps d’aller lentement, et le loisir d’être prudents. Festina lente nous disent-ils. Les Coréens n’entendent pas ce latin-là. Même s’il est prononcé avec l’accent anglais.

Vous allez me parler, je le sais bien, des grandes difficultés accumulées sur votre route vers l’unité. Elles sont connues. Ce qui l’est moins, c’est votre volonté de les surmonter. L’un d’entre vous le rappelait récemment : le premier devoir de l’obstacle, c’est de se laisser vaincre. Votre Comité des ministres néglige donc son premier devoir. À qui la faute ? L’opinion, sur ce point, entretient des soupçons qu’il vous faut dissiper.

Vous allez, paraît-il, réviser prudemment les statuts du Conseil de l’Europe, ainsi que vos rapports internes avec le comité ministériel. Permettez-moi de vous dire que l’opinion s’en moque, parce qu’elle a ses doutes motivés sur vos intentions véritables. Elle n’est pas sûre qu’une fois dotés d’un instrument un peu meilleur — moins astucieusement combiné pour s’enrayer sans faute avant le départ —, vous en ferez l’usage qu’elle attend. Elle n’a pas l’impression très nette que vous êtes décidés à faire l’Europe envers et contre toutes ses routines décadentes, à la sauver de la ruine en l’unissant, et pour tout dire d’un mot, à gouverner. Elle vous voit réticents pour la plupart, inquiets de ne pas vous avancer au-delà de ce qu’on vous a permis, qui est moins que rien, arrêtés par un alinéa, déconcertés par un éternuement des daltoniens. Elle voit que votre Assemblée consultative d’un comité lui-même consultatif, formé de ministres qui se refusent d’ailleurs à transmettre vos consultations, consulte à son tour des experts. Ces consultés à la troisième puissance — si l’on peut dire ! — répondent après six mois que c’est prématuré, mais qu’il ne faut rien faire en attendant. Et l’opinion se demande si tout cela dissimule une idée de derrière la tête, ou révèle au contraire, bien clairement, l’absence d’idée maîtresse, de grande vision du but, de volonté. J’entends bien que l’opinion se trompe et méconnaît vos sentiments intimes, qui sont très purs : qu’elle distingue mal les forces colossales qui paralysent jusqu’à votre éloquence et vous empêchent d’articuler des intentions peut-être subversives (on chuchote que vous tenez en réserve un projet de timbre-poste européen). Certes, il convient de saluer bien bas les intérêts et les Pouvoirs, de s’agenouiller devant les Constitutions, de ramper devant les partis, et de confesser son pur néant devant les experts. Mais rien ne pourra jamais me persuader qu’ils aient tous raison à la fois, quand il n’en est pas deux qui tombent d’accord sur autre chose que ne rien faire.

Parlons un peu de cette fameuse prudence dont l’éloge inlassable embellit vos discours. En somme, que risquez-vous ? Je cherche à voir ce qui peut vous faire peur, ce qui peut être plus dangereux que l’inaction totale où vous glissez, plus utopique que le maintien du statu quo, plus follement imprudent que vos prudences ? Je ne trouve pas. On dirait que vous avez le trac. Vous répétez qu’il faut être prudents quand on s’engage dans une entreprise aussi vaste. Ah ! pour le coup, je trouve cela « prématuré » (je m’excuse de parler comme un ministre). Car vous ne vous êtes, jusqu’ici, engagés dans rien que l’on sache. Quand vous y serez, il sera temps de voir si la prudence, ou au contraire un peu de hâte, conviennent à nos calamités.

Ceci me rappelle un argument de M. Bevin. On aurait tort, à son avis, de commencer l’Europe par le toit. Je ne sais pourquoi, ni ce qu’il veut dire exactement, mais cave ou toit, chacun peut voir que M. Bevin n’a jamais voulu rien commencer. Au reste, l’Europe existe depuis plus de 2000 ans. Ce qui lui manque est justement un toit.

Pour tout dire en style familier, ces éternelles prudences nous cassent les pieds. On trouverait dans les procès-verbaux de votre première session consultative (au second degré) de quoi faire un collier à trois rangs de perles du genre de Festina lente. Paris ne s’est pas bâti en un jour, petit à petit l’oiseau fait son nid, prudence est mère de sûreté, chi va piano va sano, wait and see, step by step, und so weiter. Les vieillards ont l’humeur proverbiale, mais votre assemblée est trop jeune. Je lui propose quelques slogans nouveaux et quelques amendements à la sagesse des peuples.

Petit à petit, Paris ne s’est pas fait. Mais par deux ou trois décisions, dont celle d’Haussmann, corrigée d’un coup de crayon par Napoléon III.

L’oiseau fait son nid en un jour — toutes affaires cessantes.

On peut tout faire step by step, sauf sauter un obstacle. On peut tout faire en deux pas, sauf franchir un abîme.

Si votre œuvre est de longue haleine, il n’y a pas une minute à perdre.

Tout est prématuré, pour celui qui ne veut rien.

Chi va piano perd la Corée.

La prudence est le vice des timides et la vertu des audacieux.

Je me résume. L’opinion vous regarde. Elle n’entre pas dans les subtilités. Elle vous demande « Que voulez-vous faire ? »

Si vous ne voulez pas fédérer l’Europe, vous ne voulez rien qui l’intéresse. Si vous ne faites rien cet été, vous serez oubliés cet automne. Si vous croyez qu’il vaut mieux ne rien faire, ou qu’on ne peut rien faire de sérieux, vous pouvez encore rendre un service à l’Europe ; allez-vous-en. Laissez la place à ceux qui ont décidé d’agir. Avouez que rien ne vous paraît possible, on comprendra que vous n’êtes plus nécessaires. Mais cessez de faire semblant d’être là. Constater le néant représente un progrès sur l’entretien d’une illusion coûteuse dans un édifice inachevé.

Mais si quelques-uns d’entre vous, comme je le crois, sont fédéralistes, qu’ils le disent, qu’ils proclament leur but, et tout changera dans un instant. Il s’agit d’une révolution, qui est le passage des vœux aux volontés.