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I
Journal (1935-1936)

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Fin d’octobre 1935

Des amis se sont étonnés de me voir accepter ce poste, offert par le hasard d’une rencontre, un beau soir de juillet aux Deux Magots. Je leur réponds qu’on ne m’a pas nommé dans l’ignorance de mes opinions : c’est ce qui assure ici ma liberté. Mon premier livre dit assez mon amour de l’Europe centrale ; et mon deuxième, l’idée que je me fais des régimes totalitaires46. Je ne sais si l’on espère me convertir en m’offrant d’en voir un de près. Quand cela serait, pourquoi me dérober ? S’ils sont dans le vrai, il est urgent de le dire, et de me dédire. Et s’ils se trompent, je saurai mieux pourquoi. De toute façon, vivre à l’époque d’Hitler, et n’aller point l’entendre et voir, quand une nuit de chemin de fer y suffirait, c’est se priver de certains rudiments de toute compréhension de notre temps. Mais encore, ce serait peu que le voir de ses yeux. Il faudrait le voir comme à travers son peuple, par les yeux de ses sectateurs et par les yeux de ses victimes, tel qu’on le crée et tel qu’on le subit… J’ai donc accepté pour un an.

Et me voici depuis un mois bientôt dans cette ville de l’Ouest, non loin du Rhin. Ancienne ville d’Empire, vieille culture, richesse moderne, de la mauvaise époque. Je la connaissais un peu, par quelques brefs passages, un arrêt de trois jours « avant le régime47 ». Mais je suis arrivé persuadé que tout était changé, [p. 288] depuis janvier 1933, de ce que j’avais aimé dans ce pays. Cette idée m’a peut-être égaré, les premiers jours. Variante moderne de l’illusion classique du voyageur. On passe la frontière d’une de ces nations neuves : on s’imagine que tout, êtres et choses, va nous montrer des marques de la révolution. Et certes, en ce petit matin de gare, à Saarbrücken, c’est le « Heil’ler » tout machinal (le Heil Hitler déjà rodé) des ouvriers entrant dans la buvette qui m’a frappé (huit mois à peine qu’ils sont Allemands du IIIe Reich !). Puis deux ou trois incidents que je vais dire, et ces intérieurs entrevus en cherchant un appartement. Mais au cours des semaines suivantes, il m’a semblé que la révolution redevenait à peu près invisible. Le phénomène est d’ailleurs bien connu : c’est aux premiers contacts que l’on perçoit le mieux l’étrangeté d’un pays étranger ; tout de suite après, par contrecoup, l’on devient sensible aux ressemblances. Ainsi j’ai retrouvé ma vieille Germanie dans les cafés, dans la ville médiévale, dans l’odeur douce des magasins de tabac, dans la tristesse des ciels pesants sur les rues grises et trop bien astiquées.

Méthode : Se garder d’attribuer au national-socialisme tous les traits caractéristiques de la vie allemande d’aujourd’hui. C’est l’erreur habituelle des reporters qui ont mal ou point connu l’Allemagne ancienne.

Voici donc ce que je retiens de mes observations depuis un mois. (Il ne s’agit que de très petits faits, qui peuvent décrire une atmosphère, mais non point fonder un jugement.)

 

À la douane. — Je vais au Zollamt de la gare pour retirer mes malles et le lit de mon petit garçon. « Si c’était un chariot de bébé, me dit-on, il passerait. Mais c’est un lit, donc c’est un meuble. Il faut payer. — C’est un chariot, dis-je, puisqu’il a des roues. » (En effet, il se trouve muni de quatre roulettes de caoutchouc). Vaincu par cet argument spécieux, le douanier cède. Mais il entend se rattraper sur le reste. On ouvre une malle. Posé sur des vêtements, un livre apparaît. Le douanier s’en empare : — Est-ce de la Hetzpropaganda48 ? demande-t-il d’un air menaçant. — Nous ne connaissons pas ce genre de [p. 289] littérature en France. — Traduisez-moi le titre ! — « Petit manuel des mères ». Rageur, il fouille dans les mouchoirs. Nouvelle discussion à propos d’un numéro de revue allemande. Le ton monte. Cela va se gâter, car il y a toute une bibliothèque au fond de la malle. Mais un second douanier s’est approché, attiré par nos éclats de voix. Il coupe court : Nie mehr Krieg. Erledigt ! (Plus jamais de guerre ! C’est en ordre !)

(L’Anglais noterait dans son carnet : Tous les douaniers allemands sont des espions mais en même temps des pacifistes.)

 

Appartements. — Le quartier de l’Université est le plus riche de la ville. Grandes villas et palais dans des jardins, larges avenues luisantes et ombragées. La plupart des maisons à vendre ou à louer. Sur les plus belles flotte un drapeau à croix gammée, et la plaque de la grille indique le siège d’un état-major de SS ou de SA. Les propriétaires juifs qui n’ont pas émigré essaient de louer un ou deux étages. Nous avons visité de beaux appartements, au mobilier trop luxueusement 1900, mais ils sont réservés aux juifs, comme j’aurais dû le voir par cette indication : für n. a. (pour non aryens) que portaient les annonces du journal. On nous reçoit et l’on nous renvoie avec un sérieux méfiant et résigné, presque sans nous regarder. À la fin de l’après-midi, nous trouvons enfin un propriétaire aryen. C’est une vieille dame aimable qui parle un français fort passable. Elle n’habite plus qu’une pièce au dernier étage de son hôtel. Le reste est « loti ». Quatre jeunes ménages et trois célibataires. Cuisine commune. Nous aurons le rez-de-chaussée : trois pièces immenses et sombres, un hall à colonnes de marbre. Le tapis luxueux de l’entrée porte des traces de pneus : un locataire remise sa moto sous l’escalier.

 

Premier échange. — Trois jours après notre arrivée, j’ai pris contact avec le Séminaire de langues romanes où je vais enseigner. (Le semestre s’ouvrira au début de novembre.) Dans la bibliothèque, un seul étudiant. Il a dû penser que j’étais le nouveau professeur. Je l’aborde et il se lève brusquement pour me saluer. Il lisait un livre français : La Révolution nécessaire, d’Aron et Dandieu.

— Je dois faire, me dit-il, une causerie sur le mouvement personnaliste, ce soir, à la réunion politique des SA.

[p. 290] — Que pensez-vous de ce livre ?

— C’est très bien pour la France, me semble-t-il, mais c’est injuste pour nous. Vous avez vos problèmes et nous les nôtres49.

5 novembre 1935

Séance d’ouverture du semestre d’hiver, pour notre séminaire. Le Dr N… professeur ordinaire, me reçoit dans son bureau avant la petite cérémonie.

— Combien aurai-je d’étudiants ?

— Une quarantaine, probablement. Avant 1933 — (toujours ce seuil !) il y en avait près de trois-cents. Mais c’était beaucoup trop par rapport aux postes vacants. On a pris des mesures pour enrayer le chômage des intellectuels. On contingente les inscriptions. Et naturellement, les non aryens… (Geste de barrage.)

Nous pénétrons dans la grande salle. Ils sont en effet une quarantaine au plus, trois ou quatre en uniforme brun ou noir. Présentation du nouveau « lecteur », après quoi, le Dr N… prononce son allocution. En terminant, il lève le bras d’un geste timide : « Et en l’honneur de nos études romanes, Sieg heil ! » Un court silence, puis il se reprend : « Et aussi en l’honneur de l’Allemagne !… » Gêne. Tous ont senti l’hésitation.

Ce n’est guère qu’à de très petits signes de ce genre que j’ai pu distinguer, jusqu’ici, la pensée véritable des hommes avec qui je vais vivre. Comme tous les refoulés, ils ne se trahissent guère que par certains « lapsus révélateurs ». Encore serait-il exagéré de déduire de cette hésitation du Dr N… qu’il est mal disposé pour le régime. Peut-être, simplement, n’a-t-il pas encore pris l’habitude du geste par lequel tout discours officiel doit réglementairement se terminer.

6 novembre 1935

Les premiers jours, nous courions aux fenêtres chaque fois que la rue retentissait de chants. C’était une troupe noire ou [p. 291] brune, par rangs de trois, qui défilait ; ou bien une formation de la Hitlerjugend, du Jungvolk ou du BDM, grosses petites filles ou très jeunes garçons50.

Mais déjà le rythme de ces chants — une phrase, puis un silence pendant quatre pas — nous est devenu familier. Le défilé fait partie de l’atmosphère allemande comme les embouteillages de l’atmosphère parisienne. On ne se retourne même plus.

9 novembre 1935

Ville pavoisée pour l’anniversaire du putsch de Munich en 1923. Peu de drapeaux dans les beaux quartiers : un ou deux par villa seulement. Mais les maisons des rues commerçantes et des quartiers populaires sont rouges du haut en bas. Seul le palais Rothschild reste nu, scandaleusement nu, au fond de sa pelouse soignée.

Au coin de la place de l’Opéra, une demi-douzaine de SS bottés me barrent la route, agitant des troncs sous mon nez : « Pour le WHW51 ! » Mon « Non merci » les laisse sans voix.

J’ai entendu vanter et dénigrer cette œuvre. Selon les uns, le produit de la collecte hebdomadaire sert uniquement à fournir aux pauvres des vêtements, du charbon et du pain. Selon d’autres, une bonne part de l’argent extorqué aux passants craintifs « va pour les armements », c’est-à-dire on ne sait où. Quoi qu’il en soit, j’ai déjà pu constater que l’État retient 7 % de mon traitement comme « don volontaire » au WHW. Mon devoir est donc fait, si devoir il y a. Et au surplus, je tiens essentiellement à ce qu’un passant sur mille — moi par exemple — oppose un refus de principe à ces bruyantes sollicitations. Le spectacle des pauvres gens assaillis par ces bandes insolentes, et donnant leurs pfennigs par crainte des listes noires, produit un sentiment de honte générale. Tâchons du moins de sauver l’honneur. (Il est vrai que mon geste perd beaucoup de sa portée du fait que je suis étranger.)

[p. 292] Au-dessus des grandes artères, on a tendu des calicots rouge brique portant ce slogan ou « Schlagwort » : La lutte contre la faim et le froid est notre guerre. Est-ce une déclaration pacifiste ? Ou bien ne peut-on enthousiasmer l’Allemand qu’en lui parlant de « guerre », fût-ce même contre le froid ?

Dimanche dernier, c’était le jour de l’Eintopfgericht. Ce jour-là, chaque ménage se restreint à un plat unique, brouet de lard, de choux et de pommes de terre, afin de pouvoir donner la différence au WHW. À titre d’exemple et de propagande, les notabilités de la ville tiennent à prendre ce repas en public, à des tables dressées devant l’Opéra. Tout cela sans trop de gaieté, avec une sorte d’application. Apprentissage du civisme nouveau, avec un regard méfiant vers le voisin qui est membre du Parti. Morale de Sparte embourgeoisée.

La Révolution ne serait-elle qu’une façade rouge pour abriter le petit-bourgeois ? Une campagne de propagande confiée aux soins de la police ? Une diversion à la faveur de quoi l’armée se reforme et les luttes sociales s’assourdissent ? C’est bien ce qu’on me disait à Paris…

11 novembre 1935

Rencontre. — Ce matin, j’ai ressenti pour la première fois quelque chose de tragique dans la présence du régime, quelque chose qui me révèle sans doute l’un de ses aspects les plus profonds.

Dans cette église baroque de Sainte-Catherine — murs couverts d’armoiries et de cimiers vieil or, galeries de bois peintes de scènes de la Bible — c’est à peine si je trouve une place assise. Je note la proportion considérable des hommes dans l’assemblée. (Mais où sont les jeunes gens ?) Et le recueillement profond. Il m’a semblé aussi que l’on chantait mieux que naguère, sur un rythme moins alangui. Le pasteur a parlé de l’héroïsme. Le héros chrétien n’est pas celui qui meurt glorieusement pour la puissance de sa race, mais celui qui croit humblement jusqu’à la mort. Le Christ n’est pas mort en héros, mais en paria, aux yeux de sa nation.

Comme je sortais, vivement impressionné par le courage sérieux (sans nul défi) que suppose hic et nunc une telle prédication, [p. 293] un chant puissant, soudain, a retenti au tournant de la rue. C’était un défilé de chemises brunes. Ils ont passé longuement devant le porche du temple, repoussant le flot des sortants. Je comprenais à peine les paroles de ces phrases brèves, clamées à pleine voix, entrecoupées de pas rythmés. Un voisin me les répète entre les dents : il est question de « notre force » et de drapeaux qu’il faut teindre dans le sang des juifs.

Fin de novembre 1935

Huit semaines de séjour, quatre d’enseignement. Essayons de faire le point, parmi tant de petits faits contradictoires, notés au jour le jour et sans souci de leur possible insignifiance. Le mieux sera sans doute d’envisager l’un après l’autre quelques types sociaux très courants, et quelques situations bien circonscrites.

 

Les bourgeois. — J’arrivais de Paris persuadé que l’hitlérisme est un mouvement « de droite », une dernière tentative pour sauver le capitalisme et les privilèges bourgeois, comme disent les socialistes ; ou encore : un rempart contre le bolchévisme, comme disent les réactionnaires.

Je vois beaucoup de bourgeois : professeurs, médecins, commerçants, industriels, avocats, employés, rentiers plus ou moins ruinés : il me faut bien reconnaître qu’ils sont tous contre le régime. C’est un bolchévisme déguisé, répètent-ils. Drôle de « rempart ». Ils se plaignent de ce que toutes les réformes soient en faveur des ouvriers et des paysans ; et que les impôts prennent les proportions d’une confiscation de capital ; et que la vie de famille soit détruite, l’autorité des parents sapée, la religion dénaturée, éliminée de l’éducation, persécutée par mille moyens sournois, méthodiquement.

Mais si je les interroge sur leurs projets de résistance, ils se dérobent. Je parviens à leur faire avouer que le bolchévisme brun est tout de même, à leurs yeux, moins affreux que le rouge. Il n’y a pas eu de massacres. Tout se passe d’une manière progressive et ordonnée. Bientôt ils n’auront plus de fortune, mais ils conserveront leurs titres et leurs fonctions, sous des maîtres nouveaux. (Le gouverneur de la province est un ancien [p. 294] employé de postes, ventripotent et qu’on juge très vulgaire.)

Partout la même crainte paralyse en germe tout essai de résister : si ce n’étaient pas les bruns qui avaient le pouvoir, ce seraient les rouges. Ils n’imaginent pas d’autre alternative. De fait, ces « possédants » n’ont jamais cru au régime de Weimar. Il n’y a sans doute pas en Europe de classe plus indifférente à la vie politique, plus passive vis-à-vis de l’État, plus lâche devant le fait accompli — et toujours accompli par d’autres, forcément — plus dénuée d’esprit civique, pour tout dire.

Par un curieux paradoxe, c’est le régime national-socialiste qui est en train de leur faire découvrir le fait social et les problèmes qu’il pose. D’une part, la force et la rapidité de l’ascension hitlérienne ont été l’expression directe d’une carence du sens civique, loi générale qui se vérifie dans tout pays totalitaire. D’autre part, le régime nouveau a pris à tâche d’éduquer tout ce monde : d’où le didactisme pesant des innombrables discours politiques et des leaders de la presse mise au pas.

Certes, les Allemands ont toujours eu le sens du groupe, et l’on est trop souvent tenté d’expliquer le national-socialisme par ce besoin de marcher ensemble, de chanter ensemble, de boire et de penser ensemble. En réalité, ce phénomène est aussi vieux que les Allemagnes ; il ne peut donc rien expliquer de ce qui s’y passe de tout nouveau. Un régime totalitaire n’exprime point tant l’âme collective d’un peuple que le besoin de porter remède à ses carences profondes, et de les compenser. Hitler est en train d’opérer un dressage du peuple allemand (comme Staline, un dressage du russe), dressage dont les buts n’ont rien de traditionnel, bien au contraire. Tous les efforts de la propagande pour restaurer je ne sais quel hypothétique et préhistorique germanisme sont destinés — plus ou moins consciemment — à masquer le caractère antiallemand des méthodes qu’on applique en fait. Méthodes prussiennes, disent les Allemands du Sud ; méthodes slaves, grognent les Prussiens. Méthodes jacobines, à mon sens. Car ce qu’il s’agit d’inculquer à cette inerte bourgeoisie, ce n’est pas le sens du groupe, qu’elle avait, mais le sens de l’État, qu’elle n’a pas. Le sens de l’unité allemande, de la prépondérance de l’intérêt allemand sur les intérêts de classe, et sur tout intérêt privé.

Voilà la grande révolution, dans un pays où la vie intérieure [p. 295] d’une part, et la séparation des classes de l’autre, étaient les vrais fondements des mœurs.

Seulement, il y a cette différence profonde entre le jacobinisme et le national-socialisme : c’est que le premier parlait des droits du citoyen, tandis que le second ne parle que de ses devoirs.

Je ne vois pas de raisons théoriques de préférer l’un de ces systèmes à l’autre. Ou plutôt chaque raison, qui se présente, aussitôt en évoque une contraire ; c’est un vertige dialectique.

 

Un petit industriel. — Avant 1933, sa vie était impossible : grèves, menaces de mort de la part des extrémistes, discussions épuisantes avec le syndicat, trésorerie en délire. C’était la « liberté ». Maintenant, plus rien n’est libre, mais tout marche, assure-t-il, ou va marcher. Plus de discussions. Le « Führer d’entreprise » n’a pas le droit de renvoyer ses ouvriers, mais ceux-ci n’ont pas le droit de se mettre en grève. La paix sociale a été obtenue par la fixation des devoirs réciproques à un niveau de justice fort médiocre, mais stable. — En somme, vous êtes content ? Il sourit, hausse un peu les épaules, fait oui de la tête. Demain, il doit partir pour un Schulungslager (camp d’éducation sociale). Ça ne l’enchante pas.

 

Je le revois trois semaines plus tard.

— Ce camp ?

— Eh bien voilà : nous étions dans une grande maison, logeant deux par deux dans des chambres confortables. J’avais pour compagnon un ouvrier de mon usine. On apprend à se connaître en partageant la même chambre. Nous suivions des cours de politique et d’économie. Nous chantions ensemble. On nous interrogeait. La plupart des soirées libres, nous les passions en commun à l’auberge du village…

Je le sens tout rajeuni : il est retourné à l’école ; et tout délivré : ces ouvriers sont au fond des braves types, on peut leur parler sans relever le menton…

J’ai cru pouvoir déduire des propos de ce petit patron, et de quelques autres, une réponse un peu moins grossière à la question courante : le régime est-il de gauche ou de droite ? Voici : le régime est beaucoup plus à gauche qu’on ne le croit en France, et un peu moins qu’on ne le croit chez les bourgeois allemands. Mais sans doute une réponse exacte ne saurait-elle être donnée, [p. 296] la question étant elle-même fort irréelle dès que l’on quitte le plan de la polémique (relative à des partis pris opposés mais incommensurables, et par nature, indépendants de toute information précise).

 

Un Israélite. — Après les plaisanteries d’usage sur les chefs du régime, et quelques indications sur les mesures vexatoires prises à l’égard des juifs (c’est très simple : ils ne peuvent ni rester ni partir), il en vient à me parler non sans une vive nostalgie de l’œuvre de rapprochement franco-allemand qu’il avait entreprise dans cette ville. Échange d’étudiants, conférences, cercles d’études, aide bénévole aux étudiants en langues romanes, voyages, bibliothèques créées ou enrichies, concerts… « Tout cela est passé », conclut-il. Cette petite phrase contient une somme de vérité que l’esprit se refuse à concevoir. (L’esprit répugne à enregistrer le fait accompli, ou à penser l’irréversible. Et l’esprit juif sans doute plus que tout autre : c’est pourquoi il est libéral. Rien de moins juif, à mon sens, que Marx.)

Ce qui est passé, c’est une forme de culture, séduisante, aimable et « profonde », mais à tel point coupée de la vie « grossière » des masses qu’elle n’a pas résisté un seul jour au réveil brusque de certains instincts. Mais je ne vais pas redire ici ce que je suis en train d’écrire ailleurs 52. Je noterai simplement qu’un Juif, cultivé, libéral et bourgeois, ne peut vraiment concevoir l’hitlérisme qu’en tant qu’absurdité totale. Ce n’est pas l’antisémitisme qui lui demeure impénétrable — loin de là ! bien des juifs le partagent — mais c’est une conception du monde fondée sur la force du fait, où sa pensée ne trouve plus de repères.

Il est d’ailleurs injuste, ou inexact, de dire en général : le juif. Ici même, j’en distingue au moins trois espèces des plus diverses. Celui dont je viens de parler se confond à peu près avec le type européen du libéral. Il en est d’autres (on le prétend), qui sont devenus marxistes et même staliniens, tant par idéalisme que par ressentiment. Ils chérissent un anti-Führer, qui fera mieux que le Führer des goyim. Mais beaucoup de ceux [p. 297] que l’on voit encore dans un café de la place de l’Opéra paraissent, il faut l’avouer, justifier les slogans grossiers de la propagande hitlérienne. Bedonnants et bagués, le cigare au milieu de la bouche, ils représentent le type vulgarisé du capitaliste insolent. Goebbels et les Führers locaux n’ont pas eu de peine à concentrer sur eux la haine envieuse que vouent les petits aux gros à l’intérieur des classes bourgeoises. Nul besoin de recourir à des faux manifestes, tels que Les Protocoles des Sages de Sion : il suffisait de montrer du doigt ces ventres, et de rappeler aux parents humiliés que leurs enfants ne sont jamais les premiers dans une classe où se trouvent des juifs…

Ou bien le ressentiment n’est pas le seul fait des gauches ; ou bien l’hitlérisme est de gauche. Dans les deux cas, nos droites se trompent ; mais nos gauches, dans le second cas.

 

Les étudiants. — Dans la plupart des universités allemandes, le nombre des étudiants en langues romanes est tombé au dixième de ce qu’il était en 1932. Certes, il fallait combattre le chômage. Mais de fait, les jeunes bacheliers sont obligés de faire six mois de camp de travail, deux ans de service militaire, et parfois une année de Lehrakademie (gymnastique et pédagogie) avant d’entrer à l’Université : d’où plusieurs années creuses, au cours desquelles on compte sans doute qu’ils perdront le goût des études. À cela s’ajoute la grande difficulté d’obtenir des livres français, à cause du régime des devises. Notre culture perd du terrain dans des proportions inquiétantes. Et la culture en général.

Parmi ceux qui suivent mes cours, la plupart sont des étudiants de quatrième ou de cinquième année. C’est la dernière génération d’avant le régime. Ils connaissent Gide, Claudel, Giraudoux, mieux que moi. L’un d’eux me présente un travail sur Les Nouvelles Nourritures de Gide, que je viens de recevoir et lui ai prêtées. Il s’étonne sincèrement du communisme affiché par l’auteur, et conclut que « ce doit être une erreur, de la part de ce poète ». Même réaction à propos de Giono, qu’ils adorent, et qu’ils jugent plus proche des idéologies préhitlériennes que du socialisme qu’il professe.

Les plus jeunes ont l’air moins ouverts. Ils sortent du camp de travail. Le professeur ne leur inspire plus ce respect dû au titre et même à l’âge, qui était naguère si frappant en Allemagne. [p. 298] C’est simplement l’indispensable technicien — d’ailleurs mauvais gymnaste et vivant à l’écart de « la vie » — dont on peut recevoir une certaine somme de « connaissances ».

Je leur demande de répondre par écrit à cette question : « Pourquoi j’étudie les langues romanes. » Trois sur dix donnent pour raison que la radio des Jeunesses hitlériennes diffuse des causeries en français et que cela prouve qu’il est « utile » de connaître cette langue du voisin.

Un peu avant le début du semestre, une ordonnance du Führer de l’Instruction publique a déclaré dissous et illégaux tous les « corps » d’étudiants sans exception. La portée de cette révolution dans les mœurs est soulignée chaque semaine par l’organe universitaire du Parti, le Bewegung. Rien en France ne donnerait une idée de la violence démagogique de ces articles. Car elle est moins dans la vivacité, voire dans la grossièreté des termes, que dans la volonté de pourchasser l’opposition vaincue jusque dans ses derniers retraits, au plus intime de la vie intérieure. On ne se contente plus d’une soumission même exemplaire : on dénonce comme « asocial » celui qui ne manifeste pas une « joyeuse » ardeur au service du Parti. Voici la « Prière du soir d’un Philistin » (Spiessers Nachtgebet) publiée par le Bewegung de cette semaine :

J’ai suivi mes cours avec zèle
et j’ai brillé au séminaire.
J’ai sacrifié un demi-sou à la criante misère du peuple
et je n’ai pas manqué le service 53, ce soir.
J’ai fait attester ma présence
et j’ai lu avec enthousiasme le VB 54.
J’ai payé aujourd’hui ma cotisation à la SA.
Car je suis un ami de l’ordre. — Amen.

Dans un autre numéro, l’article de tête est intitulé : Arrogance académique. J’en traduis quelques passages :

Il fut un temps en Allemagne où l’on se croyait tout permis, et nous pensons avec un doux ricanement à cette époque wilhelminienne où un « Akademiker » (étudiant de l’Université) [p. 299] planait à une hauteur infinie au-dessus de l’ouvrier d’usine, et où n’importe quelle ridicule tête vide toisait avec mépris ceux qui n’appartenaient pas à la « société ». Le national-socialisme a détruit les classes et les castes. Il a libéré l’ouvrier de la folle illusion de la classe, corps étranger dans la nation. Et les partis bourgeois, sans qu’il nous en ait coûté beaucoup d’efforts, ont tourné en bouillie comme un pudding raté. Pourtant, il nous semble parfois que l’épuration n’a pas été poussée aussi loin de ce côté que du côté du marxisme, et que derrière le célèbre col dur se cache encore l’opinion des « gens bien ». Ce qui nous choque en particulier, c’est l’attitude réticente des universitaires. Tout se passe ici comme s’il n’y avait jamais eu de 30 janvier. Ici plus que partout ailleurs règne l’opinion qu’avant « c’était tout de même le bon temps ». Du point de vue égoïste de ces étudiants d’hier, c’est compréhensible. Pour eux et leur caste, c’était le bon temps ! Il doit être pénible de “s’abaisser” de l’état de demi-dieu académique à celui de « camarade » (!!!) populaire. On fait bonne mine à mauvais jeu. Mais intérieurement on enrage, et à la table de café du “corps” on ne connaît plus de retenue. Certaines déclarations ordurières prononcées là n’ont certes rien d’académique…

Un tel article permet de mesurer la nature exacte des résistances au régime qui subsistent encore. On peut à peine parler d’opposition. C’est plutôt contre une inertie conservatrice que lutte aujourd’hui le Parti.

 

Un « opposant ». — Je me promène avec un de mes étudiants. Il est déjà doktor phil., et il voudrait se perfectionner en français, dans l’attente d’une situation. Il craint d’ailleurs de n’en point trouver, n’étant pas du Parti. Il a fait beaucoup de psychanalyse : « Cela m’avait même complètement démoli, un temps. On ne peut plus croire à rien. » Maintenant il est disciple de Nicolaï Hartmann : la volonté, le réel, l’orgueil de l’homme… Le régime le dégoûte et le repousse. C’est la dictature des butors et des imbéciles. Je lui pose ma question habituelle : « Que comptez-vous faire contre ces gens, contre cet état de choses ? — On ne peut rien faire. Et en tout cas, je suis déjà trop vieux. — Trop vieux, vous ? Quel âge avez-vous ? — 27 ans. Mais le Führer l’a bien dit, l’autre jour : les hommes qui avaient [p. 300] plus de vingt ans en 1933 ne comprendront jamais les temps nouveaux. »

Il prépare pour mon séminaire un travail sur Barrès : « La terre et les morts », c’est à peu près le Blut und Boden (sang et sol) des nazis. Comme il aime Barrès, cela le rassure. C’est une voie d’approche, un compromis avec le régime détesté 55.

 

Un communiste. — Dans sa petite cuisine, où nous sommes attablés, depuis deux heures il me raconte ses bagarres avec les nazis, avant 1933, quand il était en feldgrau (l’uniforme des communistes) et les autres en brun. C’est un dur. Chômeur depuis sept ans. Ancien chef d’une Kameradschaft (compagnie de miliciens rouges). Irréductible, il me l’affirme solennellement. Mais lui aussi se sent trop vieux pour continuer la lutte, il a cinquante ans. Se bagarrer encore ? Ils ne sont pas comme ça, les ouvriers allemands. « Vous autres Français, me dit-il, vous ne rêvez que révolutions et émeutes. Vous ne savez pas ce que c’est. Nous en avons eu assez chez nous. Maintenant nous voulons du travail et notre tasse de café au lait le matin. Qu’on nous donne ça, Hitler ou un autre, ça suffira. La politique n’intéresse pas les ouvriers quand ils ont de quoi manger et travailler. Hitler ? Il n’a qu’à appliquer son programme, maintenant qu’il a gagné. C’était presque le même programme que le nôtre ! Mais il a été plus malin, il a rassuré les bourgeois en n’attaquant pas tout de suite la religion… » Tout d’un coup il se lève de son tabouret et avec un grand geste, le doigt pointé en l’air : « Je vais vous dire une chose : si tous l’abandonnent, tous ces gros cochons qui sont autour de lui (et il nomme les principaux chefs du régime) eh bien moi ! (il se frappe la poitrine) moi je me ferai tuer pour lui ! » Et il répète : « Lui au moins, c’est un homme sincère, et c’est le seul… »

 

Un « vieux combattant » du régime. — On les reconnaît tout de suite : un type physique qui tranche sur celui des bourgeois et des ouvriers : plus dur, sportif, le regard froid et « objectif », teint pâle, lunettes, une lourdeur dans le bas du visage56.

Avant 1933, on ne le recevait plus dans la société de la [p. 301] ville ; depuis, il est devenu un personnage, recherché par ceux-là mêmes qui lui avaient fait subir les plus durs affronts en public ; comme par exemple ce grand industriel qu’il a invité ce soir avec nous, et qui posait naguère au social-démocrate. Nous parlons politique, sujet banni chez les bourgeois de l’opposition. Notre hôte discute brièvement et poliment mes objections (portant surtout sur le danger de guerre que représente l’hitlérisme). Il reconnaît le bien-fondé de plusieurs critiques. Mais il conclut : « Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas nier que le Führer fait de la grande politique ! »

Je lui pose la question de l’Anschluss. (Tout le monde ici répète : nous n’en voulons pas, ce serait une opération économiquement désastreuse, nous avons déjà assez de catholiques, seul le Führer y pense, etc.)

« L’Anschluss ? dit notre hôte. Cela se fera si vite que personne n’aura le temps de bouger. Aucun danger de guerre. Un éclair, et tout sera terminé. N’ayez pas peur pour la paix, nous savons calculer, et tout est calculé dans cette affaire. »

Dans la chambre de son fils : il prend le petit et l’élève devant lui en disant : « Oui, toi tu seras un vrai guerrier ! » Sa femme : « Voyons, tu es stupide de dire des choses pareilles devant des Français ! » Mais il n’a pas l’air de comprendre. Où est la gaffe ?

 

Parents et enfants. — Déjeuner chez un avocat. Madame se plaint : « Il n’y a plus de vie de famille possible, avec ce système. Tous les soirs, deux de mes enfants sur trois sont pris par le Parti. Ma fille aînée a 18 ans. Elle est “Führerin” d’un groupe de jeunes filles qu’elle doit commander deux fois par semaine : gymnastique et culture politique. De plus, elle a la charge de trouver des places pour ses subordonnées, de s’occuper des secours à donner aux plus pauvres, de les visiter quand elles sont malades (c’est un contrôle), et même, c’est arrivé plus d’une fois, de régler des questions très délicates, enfants naturels, etc., vous me comprenez. Vous imaginez qu’avec cela, nous ne la voyons plus guère. Et comment voulez-vous que les parents gardent leur autorité ? Le Parti passe avant tout. Si nous voulions empêcher notre fils, qui a 15 ans, de sortir un soir qu’il est un peu malade, par exemple, nous risquerions une mauvaise histoire avec les autorités du [p. 302] Parti. Nous ne sommes que des civils pour nos enfants. Eux, ils se sentent des militaires. »

Plainte vingt fois entendue. Les enfants sont ravis, naturellement. Ils se sentent libres. Car la liberté, pour un adolescent, c’est tout ce qui ne dépend pas de la famille, fût-ce la plus dure discipline, pourvu qu’elle soit extérieure au foyer.

Je ne dirai plus que le « fascisme » tue l’esprit d’initiative. C’est le contraire. Comparez la jeune Führerin à une jeune fille du même âge, chez nous ! Mais l’initiative qu’on exige, c’est celle qui sert l’État et qui est prévue par lui ; c’est celle que la tactique moderne exige du soldat dans le terrain. Contraindre, ce serait peu. Mais s’emparer de la liberté même des jeunes, voilà le totalitarisme.

 

La presse. — Il faut porter à l’actif du régime hitlérien le fait d’avoir su rendre la presse ennuyeuse. Car elle est ennuyeuse, tout le monde le dit ; et qu’un lecteur comme moi ne partage point cet avis confirme sa justesse en général. J’appartiens en effet à l’espèce rare de ceux qui voudraient lire les journaux comme une page d’histoire. Mais il faut reconnaître que la plupart des hommes ne demandent à leur quotidien qu’un feuilleton tragi-comique, non pas seulement celui du « rez-de-chaussée », mais celui que composent les agences et les rédacteurs politiques.

Or un journal allemand :

1° ne contient pas de récits de crimes ;

2° ne calomnie que pour des raisons d’État, jamais pour des raisons privées ;

3° ne donne de fausses nouvelles que dans une intention politique clairement définie, connue de tous, et constituant par là même une clef de correction très facile à manier ;

4° fournit beaucoup plus de texte que d’images ;

5° s’exprime sur les mêmes sujets, dans les mêmes termes que ses confrères ;

6° ne dénigre jamais sa nation et ses chefs ;

7° demande des articles à des écrivains et à des savants plutôt qu’à des acteurs ou à des coureurs cyclistes.

Toutes ces raisons rendent la presse allemande assommante pour le grand public. Les tirages baissent, le nombre des organes diminue, contrairement à ce qui se passe en France. C’est un [p. 303] résultat magnifique. (Il y a longtemps que Kierkegaard a vu que l’existence de la presse quotidienne « rend le christianisme impossible ».) De plus, ces journaux « mis au pas » se trouvent contenir bien plus de renseignements sur l’état du monde que les « libres » journaux français. L’Allemand sait ce qui se passe au Japon, en Amérique du Sud, et même en France. Le Français l’ignore sereinement, mais par contre, il est au courant des faits et gestes de Mlle Darrieux, la star. On nous affirme aussi qu’il est prêt à se faire tuer pour assurer la liberté de sa presse : le droit pour un journal de se vendre à qui il veut, et d’inventer lui-même ses fausses nouvelles.

 

Économie. — Mon incompétence en ce domaine n’ayant d’égale que celle des reporters qui l’exploitent d’ordinaire, je me contenterai de corriger certaines observations banales souvent reproduites par la presse étrangère.

S…, directeur d’un des plus grands trusts du Reich, naguère socialisant, aujourd’hui membre des SA, me dit qu’à son avis Hitler était le seul homme capable d’assurer des relations équilibrées (?) entre la France et l’Allemagne, et cela en instituant un contrôle des marchés. Il me rappelle aussi qu’il y avait en janvier 1933 plus de six millions de chômeurs, chiffre réduit à un million deux ans plus tard. « Mais ils font tous des armements ! — Si la France n’en faisait plus, me répond S…, combien aurait-elle de chômeurs ? »

Les journaux français sont pleins d’allusions ironiques au mot de Goering sur le beurre remplacé par les canons. Voici la réalité : le beurre est contingenté, on ne peut en acheter qu’un demi-quart à la fois. Si l’on en désire un second, il faut aller à la boutique suivante. C’est ce que nous faisons.

Les magasins sont magnifiques à voir. Perfection des vitrines, des installations matérielles. Tout cela doit entraîner de gros frais généraux, d’où les prix de détail fort élevés. Les étalages des boutiques d’alimentation sont maigres : pas un melon de plus qu’on est certain d’en vendre dans la journée. Quand rien ne se perd, quand il n’y a plus d’excès possible, c’en est fait de la douceur de vivre. Mais le tout est de savoir pour quels excès l’on se réserve.

L’argent liquide est fort rare. Presque tous les achats de quelque importance se payent par un système fort compliqué [p. 304] de billets à terme. Aux fins de mois, la caisse de l’Université a peine à faire face à ses obligations. On la ferme sous les moindres prétextes, pour gagner un jour, un week-end. Je me suis laissé dire aussi que la police des rues feint de relâcher sa surveillance au cours de la quatrième semaine du mois, en sorte que les passants enhardis traversent la rue avec témérité aux moments interdits, et ce piège rapporte à l’État beaucoup de pièces de 1 mark. Comme, au surplus, les porte-monnaie sont souvent vides à cette époque, c’est triple gain pour la police, car une amende dont on ne peut se libérer séance tenante est portée à 3 marks payables à domicile.

Voici un trait caractéristique de la hiérarchie des besoins élémentaires chez les Allemands. Les propriétaires de notre maison sont ruinés. Ils n’ont plus d’autre argent liquide que celui que leur rapporte la location des chambres. Ils se nourrissent fort mal, n’achètent ni vin ni fruits, et rarement de la viande. Mais ils viennent d’acquérir une lessiveuse mécanique au prix de 120 marks (c’est deux mois de ménage).

Durant les années qui précédèrent l’avènement d’Hitler, j’ai souvent constaté dans d’autres provinces allemandes, la propension des gens ruinés à bâtir, à agrandir leur maison, à perfectionner leur équipement ménager. C’est un des secrets de l’endettement monétaire de l’Allemagne et de sa richesse réelle.

 

Propagande. — Nous oublions trop souvent que la propagande hitlérienne flatte un des goûts profonds de l’Allemand : celui d’apprendre. Rosenberg, Goebbels, les théoriciens racistes, cherchent moins à enivrer les foules d’éloquence (à la française), qu’à enseigner des faits et une morale civique présentée comme réaliste et « scientifique ». On n’imagine pas en France le sérieux et l’application qu’apportent les partisans du national-socialisme à vous expliquer leur situation, telle que le Führer l’a révélée à leur raison. Ils vous expliquent les lois biologiques de la race, la nécessité de l’eugénisme, le fonctionnement avantageux des restrictions économiques « provisoires », les clauses du Diktat, l’état démographique de l’Europe centrale, le rôle des camps de travail dans la création d’une éthique communautaire, l’erreur des conceptions sociales sur lesquelles ils vivaient « avant janvier 1933 », etc. Ils vous expliquent surtout [p. 305] quels sont les devoirs très rationnels (à leurs yeux tout au moins) qu’exige d’eux le nouvel ordre social. Ce qui était révoltant dans les discours lancés comme des défis à l’étranger, devient presque touchant, à force de bonne volonté, dans la bouche d’un SA convaincu, ou de sa femme !

Serais-je contaminé par l’optimisme de commande en ce pays ? Je me dis parfois que si l’on parvient à éviter de nouveaux conflits armés, il se peut que l’hitlérisme apparaisse aux yeux des historiens futurs, comme une école civique élémentaire qui aura donné au peuple allemand ce qui lui manquait pour désirer la vraie démocratie. Et pour réaliser ses premières conditions, qui sont le sens vulgarisé de l’État et le sens du service social.

Compensations. — Staline proclame une religion du travail et les Russes sont les plus paresseux des hommes ; Mussolini une religion de l’Empire, et c’est à peine si les Italiens avaient jamais été une nation ; Hitler une religion de l’État, et les Allemands l’apprennent péniblement, avec un pédantisme pathétique… N’allons pas faire, nous, une religion de la Liberté ! Ce serait le signe que nous en perdons le goût et l’usage naturel, spontané.

Vertige de la relativité historique. — On est tenté de s’imaginer que certains choix entre deux causes sont simples, parce que des hommes n’ont pas hésité un instant à se faire tuer pour l’une ou l’autre de ces causes.

Pourquoi se fait-on tuer ? Dans la mesure où on l’accepte, c’est par une sorte d’acte de foi. Mais alors tout dépend de la vérité de cette foi. Les « camarades » dont parle le Horst Wessel Lied, et qui moururent sous les coups de la « Reaktion » et du « Rotfront », savaient-ils ce que serait le régime pour lequel ils se sacrifiaient ? Seuls leurs descendants le sauront. Et encore, d’un savoir bien relatif, car il n’est pas de mesure constante dans cet ordre. Ils sont donc morts pour une idée que son triomphe tuera peut-être, ou révélera fausse et mauvaise.

Pour mourir « en connaissance de cause », il faudrait être à même d’anticiper prophétiquement sur au moins quelques siècles d’histoire.

[p. 306] Le chrétien seul meurt dans la certitude, parce que sa foi lui a révélé la fin absolue de l’Histoire : la catastrophe et la résurrection pour le Jugement. Et derrière lui retentit cette parole : « Tout est accompli » — sur la Croix.

Fin de décembre 1935

Noël. Et le régime, de nouveau, qui s’efface : la vieille Allemagne pieuse et forestière ressuscite à tous les foyers, et c’est encore la vie de ces foyers qui se répand par les rues marchandes, aux devantures illuminées en plein midi, dans un parfum de sapin frais. « O Heil’ge Nacht ! », ô sainte nuit d’intimité, où de nouveau j’entends battre le cœur de mon ancienne « Germanie aimée »…

2 janvier 1936

Le fils de la propriétaire est un maigre blafard, blessé de guerre, et qui ne peut plus s’occuper que de la maison et des comptes de location. Il a coutume de descendre les escaliers en sifflant un air martial chaque fois que quelqu’un est sorti, pour vérifier si la porte a été refermée à clef. Hier soir, il m’avait remis la note du mois de décembre. En plus des 70 marks prévus : 45 marks pour l’électricité et le gaz depuis trois mois. Dans l’idée qu’il y avait erreur, je l’ai fait venir ce matin.

— Il ne s’agit pas d’une erreur, me dit-il, c’est exactement ce que j’ai dû payer pour vous, d’après le compteur !

— Mais notre contrat prévoyait l’éclairage et le gaz compris ?

— Possible, mais c’est ce que vous m’avez coûté.

— Je le regrette pour vous, cher monsieur, mais vous auriez dû le prévoir dès le début. Je m’en tiens à notre contrat. (J’ai pris la pose de Poincaré.)

— Dans ces conditions, je ne peux plus vous louer l’appartement.

— Et moi, je ne puis plus le payer.

Voilà bien mes Allemands ! Au début, par désir de se rendre sympathiques, par générosité ou maladresse, ils font des offres trop avantageuses, sans calculer les risques qu’ils encourent. [p. 307] L’expérience leur montrant qu’ils y perdent, au lieu de proposer un arrangement nouveau, ils perdent la tête, font un coup de bluff, et voilà la guerre déclarée.

C’est l’histoire du traité de Versailles.

3 janvier 1936

« Nie mehr Krieg ! ». Nous avons transigé. Morale :

Un Français né juriste et malin aurait essayé de me rouler en interprétant adroitement la lettre du contrat. L’Allemand préfère en appeler à la nécessité qui ne connaît plus de contrat. Difficulté de prononcer où est la plus grande injustice. Et au surplus, dans l’un et l’autre cas, c’est le perdant seul qui parle d’injustice, alors que l’autre est en droit d’affirmer point de justice sans révision des clauses devenues inadéquates.

10 janvier 1936

Un film de propagande. — Destin d’une communauté d’Allemands de la région de la Volga, pendant la révolution russe.

L’officier soviétique a une tête de faux Chinois et de Chinois faux (infériorité morale des non-Aryens). La seule fille du village qui trahisse son honneur : C’est qu’elle est née d’une mère russe. (Tout métis a la trahison dans le sang.) On voit un vieux pasteur qui a la faiblesse de prier pour les ennemis (sabotage moral) et de condamner la violence (libéralisme morbide). Le jeune paysan brutal qui lui tient tête figure l’Allemagne nouvelle. Grâce à lui, le village sera sauvé, les Russes proprement massacrés. Dans une scène pathétique avec le vieux pasteur, ce champion des vertus germaniques s’écrie : « Je ne crois qu’à un Dieu qui sauve l’honneur de mon peuple ! » Le village enfin délivré de la racaille asiatique, les jeunes gens se réunissent sur les ruines fumantes du temple57 et prient : « Ô Dieu, qui nous a faits libres et forts, reste avec nous, Amen ! » C’est la prière au dieu de la tribu. Quant au Livre qui dit : « Aimez [p. 308] vos ennemis », on nous explique que c’est une lettre morte (toter Buchstabe), et qui ne peut plus nous aider ». En effet.

Tout cela précise opportunément le sens des déclarations du Führer, lorsqu’il se donne pour le protecteur de la « religion » contre les sans-Dieu bolchéviques.

15 janvier 1936

Conversation avec un SA. — Il vient de passer son doctorat, et fréquente encore, par occasion, mon séminaire. Comme il se montre curieux de mes réactions vis-à-vis du régime, je l’emmène parfois à la maison pour bavarder.

Lui. — Quoi de neuf depuis notre dernière rencontre ?

Moi. — Quelques observations, en flânant dans vos rues… Flâner, c’est une activité plutôt « réactionnaire », n’est-ce pas ?

Lui. — Ah ! oui… (Silence poli.)

Moi. — Allons au fait. Je vous disais l’autre jour : Comment voulez-vous que les Français ne vous accusent pas d’ardeur belliqueuse, quand ils voient vos jeunes gens se passionner pour le « Wehrsport58 » ? Cette manie de porter des bottes sans aller à cheval, ces uniformes, ces poignards qui pendent à vos ceinturons, ces défilés farouches — tout cela signifie guerre en français. Il n’y a rien à faire contre ce jugement. Je vous le disais : quand des Français voient des jeunes gens marcher au pas par rangs bien alignés, et surtout, faire cela pour le plaisir, il n’y a qu’une seule explication possible : c’est que ces types se préparent à la guerre.

Lui. — Ce n’est là, tout simplement, qu’un goût que nous avons. Cela n’a rien à voir avec la guerre, la guerre contre un pays déterminé. De tout temps, les jeunes Allemands ont aimé la marche et le chant par groupes. Ainsi, tenez, les Suisses se passionnent pour le tir au fusil. Vous n’irez pas leur reprocher, tout de même, d’être un danger pour leurs voisins.

Moi. — Bon. Admettons. C’est là que nous en étions restés. Je vous avais dit pour conclure : Souhaitons que vous arriviez à faire comprendre, hors d’Allemagne, que votre goût du décor [p. 309] guerrier est un goût pacifique somme toute, sportif, artistique si j’ose dire !

Lui. — Eh bien, et maintenant ?

Moi. — Je crois maintenant que c’est plus grave. Une chose me frappe : ce mot Kampf, lutte, qu’on entend et qu’on lit partout, ici, dans tous les articles de journaux, dans tous les discours politiques, à tout propos. J’admire votre « Secours d’hiver », mais je remarque que toutes les banderoles rouges tendues au-dessus des rues et qui portent des devises de propagande pour l’œuvre contiennent le mot Kampf, quand ce n’est pas le mot Krieg. « La lutte contre la faim et le froid est notre guerre. » Je sais bien ce que vous entendez par là : « Les autres peuples en sont encore à la guerre armée, nous, nous luttons pour édifier un monde sans misère : voilà notre guerre ! » Mais pourquoi faut-il que votre paix soit encore une guerre ? Ne pouvez-vous vraiment enthousiasmer vos concitoyens qu’en les appelant à la guerre, même si c’est pour la paix ? Voyez la différence : quand Briand voulait soulever l’enthousiasme des Français, il « déclarait la Paix » au monde entier.

Lui. — Mais il n’y avait aussi que des Français pour le croire. Et cela ne gênait pas beaucoup le Comité des forges. Parlons sérieusement. D’abord, l’abus de ce mot Kampf s’explique facilement : c’est le Führer qui l’a introduit dans nos habitudes de langage, avec sa fameuse autobiographie. Mais peu importe. La vérité, c’est que nous avons une conception héroïque de la vie. Tout dépend de cela.

Moi. — Nous y voilà. Je ne vais pas combattre votre conception du monde dans la mesure où elle se veut héroïque, comme celle des jeunes Russes d’ailleurs. Je voudrais bien que la jeunesse française ou suisse, ou belge, se montre un peu plus héroïque, moins exclusivement passionnée pour le cinéma et les prouesses « sportives » des coureurs cyclistes, par exemple. Seulement nous avons deux conceptions radicalement opposées de l’héroïsme. Vous mettez vos bottes et vous allez faire l’exercice dans la campagne. Bon, voilà qui est simple. Moi, c’est plus compliqué à expliquer… et peut-être aussi à faire. J’ai à me battre, aussi, contre un régime économique et culturel, contre une masse de préjugés politiques antédiluviens qui encombrent la vie publique et qui empoisonnent la pensée. J’ai à lutter, aussi, contre tous les entraînements de gauche ou de droite, [p. 310] pour avancer, pour dépasser ces vieilles hantises sentimentales, pour rester maître de ma pensée et de mes actes au milieu de l’excitation générale et stérile qui caractérise ces années. Nous avons à construire un ordre. Cela me paraît bien plus urgent que d’aller faire la petite guerre dans les bois de la banlieue. Et c’est plus dangereux aussi.

Lui. — Bien sûr. Mais n’oubliez pas que nous avons fait notre révolution, nous. Nous avons un autre problème à résoudre maintenant. Le spirituel est réglé… officiellement du moins. Mais qu’allons-nous faire de notre énergie physique ? Et c’est plus grave encore. Voyez-vous, nous ne pouvons pas échapper à cette espèce de hantise, comme vous dites : les Anciens Combattants à côté de nous. Ils ont subi une épreuve formidable, ils ont fait une expérience maximum, ils ont vécu quelque chose d’extrême, et rien ne peut remplacer cela pour nous. Nous avons honte devant eux. Nous sentons que nous ne sommes jamais allés jusqu’au bout de nos forces. Il y a un instinct profond, dans tout homme, qui réclame cette épreuve totale de ses forces. Comment le satisfaire ?

Moi. — Je vous aurais dit, il y a dix ans : le sport…

Lui. — C’est quelque chose. Ce n’est pas assez, ce n’est pas sérieux. L’adversaire n’est pas un vrai adversaire, comme à la guerre. Nous avons besoin de sentir devant nous un adversaire vraiment dangereux, il nous faut cela pour provoquer le déploiement de toutes nos forces viriles. On ne peut pourtant pas le nier, purement et simplement, au nom du « pacifisme », au nom d’une théorie quelconque…

Moi. — Admettons même que votre Wehrsport développe réellement votre virilité. À quoi cela vous mènera-t-il, sinon à la guerre ?

Lui. — Peut-être qu’il faut cela…

Moi. — Vous ne le disiez pas tout à l’heure ! Je vais sans doute vous étonner. Ce que je reproche à votre « peut-être qu’il faut cela », ce n’est pas son cynisme, c’est bien plutôt son idéalisme lamentable. La guerre actuelle n’est pas du tout un appel à la virilité. Nous ne sommes plus au temps de Frédéric le Grand. La guerre actuelle n’est pas une éducation de la violence physique, c’est une machine à tuer chimiquement, et à grande distance, c’est un massacre mécanique, un point c’est tout. Le tout au bénéfice du trust des armements, vous le savez bien. [p. 311] Je ne comprends pas votre jalousie à l’endroit des Anciens Combattants. Ils ont subi une épreuve inutile et mauvaise. Ils ont été victimes d’un effroyable accident. Une épreuve pareille n’est pas humaine, elle n’a aucune valeur pour la vie normale de l’homme. Et ils le disent bien ! C’est une mutilation. C’est une catastrophe cosmique, comme une avalanche qui passe sur un village des Alpes : je vous demande un peu quelle gloire et quel bénéfice en retirent les survivants ! Allez-vous déclencher exprès une nouvelle avalanche pour vivre aussi cela, cette « expérience héroïque », cet Erlebnis admirable qui consiste à échapper avec un membre sur deux à une destruction imbécile ?

Lui. — Et alors, quelle solution proposez-vous ? Écrire des articles pacifistes, ou traîner dans les cafés, ou gagner de l’argent, ou même faire la théorie d’un ordre nouveau ? Vous n’êtes pas trop réalistes, en France.

Moi. — Vous savez que je ne suis pas « pacifiste ». Je reconnais la réalité et la nécessité de conflits humains. Mais il y a d’autres solutions que la guerre. Faire valoir toutes les différences, tous les contrastes, à l’extrême, s’affirmer Français en face des Allemands, par exemple, cela peut conduire à une lutte ouverte, mais pas nécessairement à une destruction matérielle. Au contraire : nous autres personnalistes, nous avons un trop grand besoin des différences et des oppositions naturelles pour vouloir les anéantir. Nous sommes fédéralistes, c’est-à-dire que nous voulons que toutes les différences s’exaltent mutuellement par leur opposition, et créent des tensions fécondes. La civilisation et la culture naissent et vivent de tensions de ce genre. Prenez l’exemple d’un tableau. Il ne s’agit pas de mélanger toutes les couleurs pour aboutir à l’harmonie. Il faut au contraire poser à côté d’un rouge vif un vert violent pour que l’ensemble « chante ».

Lui. — Belle composition esthétique ! Je vous dis que vous manquez de réalisme. Vous êtes encore disciple de Rousseau plus que vous ne le croyez ! Dans la réalité humaine, l’exaltation des différences aboutit à la guerre, forcément.

Moi. — Dans votre réalité, oui ! Parce que vous placez tous les conflits dans le cadre rigide des nations. La nation-bloc, telle que vous la concevez, est un danger dès qu’elle est forte et armée. C’est bien pourquoi j’estime que votre « sport armé » [p. 312] est une menace pour la paix, que vous le vouliez ou non, parce qu’il est au service de l’État.

Lui. — Ach ! C’est uniquement pour notre éducation intérieure. Vous savez bien que nous n’avons aucune raison de vouloir la guerre avec la France. Qu’aurions-nous à y gagner, je vous le demande ?

Moi. — En effet. Mais avec la Russie ?

Lui. — C’est autre chose. Il faut être prêt à tout, bien qu’il y ait encore la Pologne entre deux. Mais surtout il nous faut une force, à l’intérieur, pour assurer la défense du régime.

Moi. — J’en reviens à notre problème de la guerre en soi. Quelle solution donnez-vous à cette question de l’utilisation des forces obscures, brutales, de l’homme ? La préparation à la guerre. Et quand je vous dis que c’est un danger européen, vous le niez, avec une sincérité que je ne puis mettre en doute, mais que je n’arrive pas à concevoir. Je suis sans doute trop rationaliste encore ?

Lui. — Je ne nie pas la difficulté. Mais est-ce qu’il n’y en a pas aussi dans votre système « fédéraliste » ? Et, de plus, vous laissez de côté cette nécessité du déploiement physique de l’homme…

Moi. — Nous ne la laissons pas de côté. Nous voulons lui créer un autre champ que celui de la guerre moderne. Nous nions que la guerre soit jamais une solution, étant donné ses instruments actuels. Nous voulons une lutte créatrice, et non pas destructrice. Tout l’effort de la civilisation est là : rendre féconds les conflits nécessaires. Et non pas aboutir à la suppression d’un des antagonistes. Je sais bien que le mot civilisation est mal vu chez vous. Mais nous ne renoncerons pas à la civilisation sous prétexte que les juifs allemands en ont donné, selon vous, une caricature. Il faut que les luttes deviennent des luttes spirituelles, dans le sens où Rimbaud a dit : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes. »

Lui. — Et pour ceux qui n’arrivent pas si haut ? Pour la grande masse des hommes qui ne comprennent la violence que sous ses formes physiques, que ferez-vous ? Allez-vous au moins réserver un terrain concret, un pays où ceux qui en auront envie pourront… comment dites-vous en français sich austoben ?

Moi. — S’en donner à cœur joie ! Ou à mort, plutôt… Je [p. 313] veux bien, pourvu que ce ne soit pas chez nous. Mais je vous répondrai plus sérieusement, d’un seul mot : c’est une question d’éducation. Pour nous, éduquer les hommes, ce n’est pas leur bourrer le crâne de notions inutiles, ni même de notions dites pratiques. Mais c’est encore moins les dresser à la brutalité. Éduquer les hommes, c’est leur donner les moyens, justement, de transporter leur violence naturelle dans des domaines où elle devient féconde.

Lui. — Je vous souhaite bonne chance !

25 janvier 1936

Ana. — L’avocat me questionnait sur la politique extérieure de la France. Le pacte avec les Soviets l’irrite vivement. « Si la France, comme vous l’affirmez, préfère en général les principes à ses intérêts, pourquoi s’allie-t-elle avec Staline ? Il a fait pire que nous contre la liberté. »

 

Chaque fois que l’on m’envoie un livre de France, je dois aller le retirer au bureau de douane. Ce matin, il s’agissait de l’innocente biographie d’une femme de bien…

— Est-ce un ouvrage politique ? me demande l’employé.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Donnez-le-moi d’abord, s’il vous plaît, et je vous répondrai dans huit jours. D’ailleurs tout est politique chez vous, même les biographies de sœurs d’hôpital, je pense.

L’insolence paralyse un fonctionnaire allemand. Il se met à suer à grosses gouttes. Il cherche une chicane… Voilà : son index inquisiteur désigne les mots dix hors-texte, sur la couverture. Je lui donne une explication technique aussi pédante que possible.

— Il y a donc des papiers joints à ce livre ?

— Oui, des papiers secrets comme vous le voyez, puisque c’est imprimé sur la couverture.

Il lance le livre sur la banquette et bat en retraite.

 

— Phrases souvent entendues chez des bourgeois de l’espèce « grand bourgeois » : « Le peuple est favorable au régime. Les employés et les ouvriers y trouvent mille occasions de s’élever. [p. 314] Voyez notre Gauleiter59 : un employé de postes ! Et voyez nos domestiques : ils ne nous respectent plus. » (Cela signifie qu’ils sont devenus moins serviles, qu’ils se respectent davantage.)

 

Je me promène dans les grandes artères, je regarde les gens, je me dis : au fond, il n’y a pas eu de révolution. Tout est à peu près comme avant, sauf qu’on ne tue plus dans la rue. (Je crois que c’est cela que les bonnes gens baptisent « l’ordre ».) Ils n’ont fait que rétablir la situation capitaliste, et retarder l’inévitable, j’entends le règlement de comptes avec les erreurs économiques du xixe siècle. Mais il faut reconnaître que leur révolution sociale a plus de réalité que l’économique : c’est que la première dépend en somme d’une propagande habile, elle est morale d’abord, égalisatrice et corrective ; la seconde exigerait un esprit créateur. Or ils ont plus de maçons que d’architectes ; plus d’orateurs que de penseurs.

Mais encore, tout cela ne me satisfait guère : il doit y avoir une clef. Quelque chose là-dessous. Quelque chose d’invisible, justement, et qui prime tout, à leur estime…

Février 1936

Après « le dernier » Carnaval. — En 1932, à cette époque, je parlais à la fin d’une étude sur Goethe du « dernier Carnaval, peut-être, pour cette bourgeoisie dont je viens d’admirer les trésors patinés, dans la haute demeure familiale des Goethe60 ».

C’était au terme d’un court séjour en cette ville où je puis aujourd’hui, après quatre ans, constater sans plaisir que je ne me trompais pas. J’ai revu le noble escalier, les pièces aux meubles rares de la maison de Goethe, plus isolée encore et plus intime dans ce temps. J’ai retrouvé le même gardien, les visiteurs respectueux, le quatrain devant le portrait des parents de Goethe, les taches d’encre sur son bureau « car il était extrêmement nerveux ». Aurais-je exagéré ? La bourgeoisie allemande est toujours là. Toujours bourgeoise. Brimée, réticente, moralement détrônée, certes, mais non toute dépouillée, ni dépourvue [p. 315] de son prestige social… Pourtant, Goethe apparaît plus lointain. Il n’est plus vivant dans la ville. Sa maison est un peu plus vide, — le musée un peu plus musée — et sa société et son temps, cette fois, bel et bien révolus.

Le Goethe des premières années de Weimar, avant le voyage d’Italie : c’est celui-là que j’aime d’une amitié vivante, et qui n’a pas cessé de me nourrir depuis dix ans. Kierkegaard est ma démesure, Goethe mon équilibre. Contemporains, ils se seraient détestés. Et c’est moins un dialogue en moi qu’une lutte quotidienne qu’ils poursuivent, avec des succès alternés. Mais ici et maintenant, et sous la menace d’un régime qui n’eût pas manqué de réduire l’un et l’autre au silence, me verrai-je contraint de choisir celui qui résiste le mieux ? Cet humaniste tourmenté mais trop habile, serait-il un obstacle sérieux pour l’entreprise de glorification des forces humaines, purement humaines que représente l’hitlérisme ? Ne trouverait-il pas vingt raisons d’accepter comme tant de bourgeois une tyrannie prétendue provisoire, d’où naîtra peut-être un homme neuf, un bonheur neuf, un orgueil mieux fondé ? C’est Goethe le premier qui nous apprit à considérer notre vie dans une durée biographique et historique où l’instant se relativise. Ainsi les décisions dernières perdent leur urgence absolue. Il faudrait tout savoir pour calculer son acte, et ce savoir est accessible : il est au terme du progrès, de l’évolution de notre individu. Les nazis corrigent : de la race. C’est encore un progrès « scientifique »… Que pourrait objecter M. le Ministre ? Mais Kierkegaard nous dit : C’est dans l’instant présent, dans la décision immédiate et prise au nom de l’Absolu, non d’une Histoire hypothétique, que se joue le salut de ton être. Alors il n’y a plus de prétextes. Ou bien tu crois, ou bien tu te révoltes. — Et je vois que les seuls qui résistent sont en fait ceux qui communient dans la foi où vivait le Danois.

Mais moi qui ne suis pas de ce pays, moi qui ne vis pas encore sous la menace directe, dans la question tragique de ce régime, je puis encore — et je le dois sans doute — méditer sur le cours de l’Histoire. Préparation aux décisions prochaines.

Je vois se former un abîme entre la jeunesse hitlérienne qui va sortir des camps de travail, et la jeunesse des démocraties. Laquelle des deux est en retard sur la « vérité » historique ? Sur la marche « fatale » des choses ?

[p. 316] Faut-il penser que les régimes totalitaires ne sont que des folies passagères ? Ou bien sont-ils ce que l’on nommera la vérité politique de ce temps, celle qui s’impose déjà à la moitié de l’Europe, et qui demain la dominera ?

Si le régime totalitaire est le châtiment qu’a mérité l’Europe, si plus rien ne peut s’opposer à son triomphe tôt ou tard, il nous faut l’étudier de très près, sur place, avec une passion froide. Car il y va de toute notre culture. Comment sauver au plus secret d’un tel régime les valeurs qui nous sont vitales ? Pour un chrétien, il y va de bien plus : de la forme que pourra revêtir l’annonce de l’Évangile, le témoignage des fidèles. Le grand danger serait de lier la foi à des valeurs humaines périmées. C’est pourquoi la lutte que poursuit la chrétienté allemande sous la croix est pour nous d’une valeur exemplaire : jusqu’où peut-on céder à ce César sans rien céder de ce qui est à Dieu ? Tragique révision des valeurs, qui nous oblige à dépouiller enfin tout l’élément humain de nos religions. Il fallait cette épreuve du feu pour les chrétiens embourgeoisés.

7 mars 1936

Comme je traversais la place de l’Opéra, hier vers minuit, des camelots criaient une édition spéciale du journal local du Parti : « Convocation du Reichstag pour demain ! »

Onze heures du matin. J’entends la radio à l’étage supérieur sans comprendre. Ce doit être le discours du Führer. Personne dans la maison ne répond plus aux sonneries, et toutes les portes ont été fermées à double tour.

Une heure. Le discours vient de prendre fin. Un chant : le Deutschland über alles. Des portes claquent à l’étage. Des pas précipités dans l’escalier. Le fils de la propriétaire sort de la cave en gesticulant, une bouteille à la main, et remonte quatre à quatre en sifflant le Horst Wessel Lied. Conversation excitée chez les voisins. Je distingue le mot « Frankreich » crié à plusieurs reprises. Déjà des drapeaux paraissent aux balcons. Qu’a-t-il dit ?

Après-midi. Les édition spéciales annoncent la « libération de la Rhénanie ». Libérer, c’est armer, dans ce pays. Nous voici reportés au temps des Francs et Wisigoths, où la dignité [p. 317] d’homme libre était attestée par le droit de porter une arme à la guerre et de la conserver à son foyer en temps de paix.

La ville entière est pavoisée. Des cortèges bruns circulent en chantant. Je n’ai pas vu les troupes : elles ont passé à l’aube, en direction du Rhin.

« Est-ce la guerre ? m’a demandé le vendeur du kiosque à journaux. — La guerre, grands dieux ! Parce que vous mettez quelques soldats à vos frontières ? Les Français ne sont pas si fous ! »

Il a paru complètement déconcerté.

9 mars 1936

Journaux français. « Nous opposerons la force du droit au droit de la force ! » Signifie : nous opposerons de la rhétorique à des canons. C’était couru.

Pourtant, ils ont eu peur, ici. Une dame me téléphone, encore anxieuse : « Dès que le discours a été terminé, je me suis précipitée à la fenêtre pour voir s’il n’y avait pas d’avions français dans le ciel ! »

Extraordinaire affectivité qui s’attache dans ce pays aux armes, à la chose guerrière. Je ne puis m’empêcher de trouver vaguement obscène l’excitation de ces populations « libérées ». Je songe que befreien (libérer) est bien près de freien qui signifie : épouser. La réoccupation de la Rhénanie est une espèce d’acte sexuel, au moins autant qu’un acte politique. Comment expliquer autrement cette euphorie bizarre qui est dans l’air de la ville, dans la circulation de la foule, dans les regards croisés, les propos égarés ?

On est en train de coller sur les piliers de publicité d’énormes affiches rouges : « Le Führer parle ! » C’est pour après-demain, à la Festhalle. Les places sont déjà plantées de hauts mâts blancs. Des équipes du service de travail installent des haut-parleurs tous les cent mètres, entre les tilleuls des avenues.

L’allure des passants s’accélère. Les glandes endocrines sécrètent. Il serait curieux de mesurer les variations du volume des affaires dans une ville qui attend son Maître.

[p. 318]

Nuit du 10 au 11 mars 1936

Le tambour des SS, deux coups lents, trois coups rapprochés, n’a cessé de battre hier par toute la ville. Il est trois heures du matin j’ai été réveillé par son roulement proche, et je l’entends encore au loin. Cette fois-ci nous y sommes. C’est le grand tam-tam de la tribu qui est déclenché. Le sommeil même doit être mis au pas, et l’inconscient rythmé lugubrement.

11 mars 1936

Une cérémonie sacrée. — Trois heures de l’après-midi, dans un café près de l’Opéra. Je dis à mon compagnon, le dramaturge suisse allemand L… :

— Vous y croyez, vous, à l’âme collective ? Est-ce que ce n’est pas une formule grandiloquente pour désigner l’absence d’âme personnelle chez les individus charriés par les mouvements mécaniques d’une foule ?

L… hoche la tête :

— Allez écouter le Führer, nous en reparlerons demain. Seulement allez-y tout de suite, car les portes s’ouvrent à 5 heures.

— Mais il n’est annoncé que pour 9 heures, et j’ai une carte.

— Venez voir !

Du seuil du café, l’on aperçoit toute la place de l’Opéra. Des milliers de SA et de SS y sont déjà rangés, immobiles. Le Führer viendra au balcon à 11 heures. D’ici là, ces hommes ne bougeront pas.

Je me perds dans des labyrinthes de barrages jusqu’aux abords de la Festhalle — tout un peuple campe alentour, depuis le matin — et je ne puis franchir les portes qu’à 5 h 10. Comment fait-on pour occuper en dix minutes 35 000 places assises ? Je me glisse dans des rangs compacts derrière les bancs. Je verrai très bien la tribune, qui se dresse au centre de l’ovale, comme une tour carrée, tendue de rouge et violemment éclairée par des projecteurs convergents. Des masses brunes s’étagent jusqu’à la troisième galerie, les visages indistincts. Immense roulement de tambour, rarement interrompu par une fanfare [p. 319] de fifres. On attend, on se serre de plus en plus. Des formations du front du travail viennent occuper les couloirs, la pelle sur l’épaule. Les affiches annonçaient un appel général du Parti dans les 45 salles de la ville, pour la même heure. Avec tout ce que les trains spéciaux ont déversé depuis la veille dans cette cité de 700 000 habitants, et les autocars, et l’afflux des campagnards venus à pied, il y aura un million d’auditeurs immédiats.

Je suis venu avec l’idée d’écouter aussi la foule. Je me trouve au milieu d’ouvriers, de jeunes miliciens du Service de Travail, de jeunes filles, de femmes pauvrement vêtues : ils ne disent presque rien. On se passe une lorgnette, une saucisse. On se demande l’heure. Parfois un bruit de houle parvient par les baies ouvertes, cent-mille hommes battent les murs de la halle.

Quelques femmes s’évanouissent, on les emporte, et cela fait un peu de place pour respirer. Sept heures. Personne ne s’impatiente, ni ne plaisante. Huit heures. Les dignitaires du Reich apparaissent, annoncés par les clameurs de l’extérieur. Goering, Blomberg, des généraux, salués par des heil joyeux. Le gouverneur de la province nasille des lieux communs, mal écouté. Je suis debout, malaxé et soutenu par la foule, depuis bientôt quatre fois soixante minutes. Est-ce que cela vaut la peine ?

Mais voici une rumeur de marée, des trompettes au-dehors. Les lampes à arc s’éteignent dans la salle tandis que des flèches lumineuses s’allument sur la voûte, pointant vers une porte à la hauteur des premières galeries. Un coup de projecteur fait apparaître sur le seuil un petit homme en brun, tête nue, au sourire extatique. Quarante mille hommes, quarante mille bras se sont levés d’un seul coup. L’homme s’avance très lentement, saluant d’un geste lent, épiscopal, dans un tonnerre assourdissant de heil rythmés. (Je n’entends bientôt plus que les cris rauques de mes voisins sur un fond de tempête et de battements sourds.) Pas à pas il s’avance, il accueille l’hommage, le long de la passerelle qui mène à la tribune. Pendant six minutes, c’est très long. Personne ne peut remarquer que j’ai les mains dans mes poches : ils sont dressés, immobiles et hurlant en mesure, les yeux fixés sur ce point lumineux, sur ce visage au sourire extasié, et des larmes coulent sur les faces, dans l’ombre.

Et soudain tout s’apaise. (Mais la marée de nouveau s’enfle au-dehors.) Il a étendu le bras énergiquement — les yeux au [p. 320] ciel — et le Horst Wessel Lied monte sourdement du parterre. « Les camarades que le Front rouge et la Réaction tuèrent — marchent en esprit dans nos rangs. »

J’ai compris.

Cela ne peut se comprendre que par une sorte particulière de frisson et de battement de cœur — cependant que l’esprit demeure lucide. Ce que j’éprouve maintenant, c’est cela qu’on doit appeler l’horreur sacrée.

Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, la grande cérémonie sacrale d’une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance même physique, que tous ces corps horriblement tendus.

Je suis seul et ils sont tous ensemble.

12 mars 1936

Le journal de ce matin écrit :

Lorsque le Führer s’écria : « Je ne puis vivre que si ma foi puissante dans le Peuple allemand est sans cesse renforcée par la foi et la confiance du Peuple en moi ! », un seul cri des masses confessant leur fidélité lui répondit.

Je n’oublierai plus ce « cri », cette clameur instantanée de 40 000 humains dressés d’un seul élan. « Une ère nouvelle commence ici… »

Non, ce n’est pas de haine qu’il s’agit, mais d’amour. J’ai entendu le râle d’amour de l’âme des masses, le sombre et puissant râle d’une nation possédée par l’Homme au sourire extasié, — lui le pur et le simple, l’ami et le libérateur invincible…

 

J’ai envoyé un récit du discours à des amis de France : copie des notes de ce journal. Je n’ai ajouté que ceci, en conclusion :

« Chrétiens, retournez aux catacombes ! Votre “religion” est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la foi. Mais la vraie lutte commence là. »

[p. 321]

13-21 mars 1936

Huit jours à Paris. — Extrême difficulté de faire comprendre ici la chose qui est en jeu là-bas : il m’a fallu, sur place, des mois pour la comprendre. Je m’étonne après coup de mon aveuglement, comme l’initié qui se souvient de ses vaines frayeurs, de ses questions naïves quand il passait par les premières épreuves ; et maintenant tout s’éclaire et s’enchaîne. Je collectionnais des observations de détail et des interprétations théoriques, vraies et vraisemblables une à une, mais dont l’ensemble me laissait une impression assez confuse. Capitalisme et socialisme, bellicisme et passivité, esprit spartiate et goût du confort, jeunesse cynique et vieux bateaux réactionnaires, bourgeois inquiets, opposants complices. Et seuls mes amis juifs me donnaient du régime une interprétation étonnamment conforme aux préjugés français-moyen, comme s’ils ne sentaient rien de ce qui se vivait autour d’eux, comme s’ils ne sentaient pas ce je ne sais quoi dans l’atmosphère qui faisait que toutes les descriptions « objectives » de nos journalistes paraissaient, vues d’ici, décrire un monde factice, où nul Allemand ne pouvait reconnaître ni ses souffrances secrètes ni son espoir. « Il doit y avoir une clé », écrivais-je à ce moment. Je l’ai trouvée, cette clé, mais à présent, comment faire sentir aux Français ce que j’ai senti, ce que j’ai miterlebt ? (Le mot n’est même pas traduisible.) Les plus puissantes réalités de l’époque sont affectives et religieuses, et l’on ne me parle que d’économie, de technique politique et de droit. Lorsque j’essaie d’évoquer ce discours qui m’a révélé « leur » secret, pour peu de passion que j’y mette, on m’apprend que je suis hitlérien ! C’est que les hommes de notre temps ne croient pas au jugement de l’esprit mais seulement au frisson des tripes. N’allez pas leur décrire un massacre à la mitrailleuse dans le tas : loin de s’indigner, ils vous en redemanderont. Ainsi, me jugeant d’après eux, ils n’imaginent pas un instant qu’ayant éprouvé ce que j’ai dit, à ce degré d’intensité, je n’aime pas cela comme ils l’aiment déjà.

 

Hitler. — On me questionne sur le Führer. Je ne suis pas son confident. Et vous avez les journalistes…

Je l’ai entendu pendant une heure et demie, et je l’ai vu à [p. 322] la sortie de son culte, debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue étroite, mal éclairée. Une seule chaîne de SS le séparait de la foule. J’étais au premier rang, à deux mètres de lui. Un bon tireur l’eût descendu très facilement. Mais ce bon tireur ne s’est jamais trouvé, dans cent occasions analogues. Voilà le principal de ce que je sais sur Hitler. Vous pouvez réfléchir là-dessus. Réfléchir ou même délirer.

On ne tire pas sur un homme qui n’est rien et qui est tout. On ne tire pas sur un petit-bourgeois qui est le rêve de 60 millions d’hommes. On tire sur un tyran, ou sur un roi, mais les fondateurs de religion sont réservés à d’autres catastrophes. Je sais qu’il y a des fous, des accidents de circulation et des erreurs de l’histoire. Le Führer déclarait un jour qu’il ne craint pas les Ravaillac, parce que sa mission le protège. Il faut croire un homme qui dit cela. Qu’il soit un instrument de la Providence comme il l’affirme, ou qu’il soit un fléau de Dieu (c’est une nuance), son destin ne dépend plus des hommes, pas même de l’homme Adolf Hitler. À plus forte raison, notre jugement sur lui doit être absolument indépendant des mérites qu’il a ou n’a pas, de la sympathie ou des haines qu’il excite. Et cela définit un génie, au sens démoniaque de ce terme. Le seul trait qui me frappe en lui, si je le regarde en psychologue, c’est la surhumaine énergie qu’il développe pendant un discours. Une énergie de cette nature, on sent très bien qu’elle n’est pas de l’individu, et même qu’elle ne saurait se manifester qu’autant que l’individu ne compte plus, n’est que le support d’une puissance qui échappe à nos psychologies. Ce que je dis là serait du romantisme de la plus déplorable espèce si l’œuvre accomplie par cet homme — et j’entends bien par cette puissance à travers lui — n’était pas une réalité qui provoque la stupeur du siècle. On demande sottement s’il est intelligent. Ne voyez-vous donc pas qu’un homme intelligent, qu’il le soit très peu ou follement, si cela compte en lui le moins du monde, il ne vaut rien pour un destin pareil ? Un génie n’est ni fou ni bête, ni sensé ni intelligent. Il ne s’appartient pas, n’a pas de qualités propres, de vices ou de vertus, ni même de compte en banque, et à peine un état civil. Il est le lieu de passage des forces de l’Histoire, le catalyseur de ces forces qui déjà sont dressées devant vous ; et après cela, vous pouvez le supprimer sans rien détruire de ce qui s’est fait par lui.

[p. 323] Qu’il y ait eu dans ces temps aveugles à toute réalité non numérable le fait qu’il vous faut bien nommer Hitler, c’est une effrayante ironie machinée par la Providence : « Ah ! vous ne croyez plus au mystère ? Eh bien, je pose ce fait dans votre histoire, expliquez-le si vous pensez encore que cela suffit à vous en protéger. » Mais les malins sont déjà tous en train de faire des canons et des abris sous terre. Ce n’est pas une manière de prouver qu’ils ont quelque chose à défendre, à supposer que ce soit une manière de se défendre, ce dont il est prudent de douter. Dites-vous encore que j’admire le Führer ? Laissez-moi plutôt admirer la convergence providentielle de sa puissance et de vos désirs secrets « d’ordre » à tout prix, au prix même de l’humain… À croire que ceux-ci créent celle-là… Mais ce serait trop beau dans le genre édifiant. Notre destin ne dépend pas seulement de nos bassesses. Arrêtons-nous sur le seuil du mystère, car dès ici le diable en sait plus que nous.

 

J’aurais pu dire tout cela beaucoup plus vite, mais on redoute de n’être pas compris… J’aurais pu dire par exemple que ceci définit Hitler : seul un prophète peut lui répondre.

 

(Note pour certains de mes contemporains : un prophète n’est pas un devin, astrologue ou conteur de l’avenir, mais un homme qui prononce la Parole absolue, le Jugement intemporel qui tombe sur tel instant de l’histoire et le confronte à la justice de Dieu. Non pas l’avenir, mais l’éternel Présent, ou la présence de l’Éternel, voilà ce que disent les lèvres du prophète. Et cet homme-là, comme l’autre, ne compte pas, car où serait sinon sa puissance ?)

 

À force de vouloir « expliquer » le régime hitlérien, je m’aperçois que je suis contraint, bien malgré moi, de le défendre ou de m’en donner les airs. Par exemple, on me dit : les nazis veulent la guerre. Je réponds : non, ils en ont peur. On me dit qu’ils sont capitalistes et bourgeois. Je réponds : non, ils tournent le dos à tout cela, vers quoi se jettent depuis peu vos communistes staliniens. On me dit que socialement, ils n’ont rien fait de sérieux, et que leur socialisme est une façade. Je réponds : non, c’est leur « nationalisme » (au sens bourgeois) qui est pour eux un moyen de propagande, un moyen de [p. 324] séduire les droites et de faire peur à l’étranger ; mais l’arrière-pensée du régime, c’est le socialisme d’État le plus rigide qu’on ait jamais rêvé ; pas un bourgeois n’y survivra. On me dit encore : la plus grande part du peuple allemand gémit sous la botte du tyran. Je réponds : non, l’opposition se réduit réellement de jour en jour ; il y a moins de colère chez eux qu’ici contre le régime établi ; et quand il y en aurait autant, ce serait peu au regard de l’amour que le grand nombre a voué au Führer. Que voulez-vous, Adolf Hitler persuade mieux que M. Sarraut.

Je ne dis pas cela, comme on le croirait, par souci d’impartialité. Un général qui étudie le terrain de sa bataille décisive n’est pas précisément ce qu’on nomme impartial, mais s’il est incapable d’estimer objectivement les forces en présence, il ferait mieux de s’occuper de politique. Or ceux qui parlent pour ou contre Hitler, en France, parlent en réalité pour ou contre Blum, en toute ignorance d’Hitler. Vous, déserteurs de la bataille économique, vous qui exportez vos capitaux, l’homme que vous admirez vous ferait décapiter : voici le texte de la loi, je n’invente pas. Et vous, rêveurs d’une liberté sociale assurée par l’État prolétarien, celui que vous haïssez réalise votre rêve, et plus habilement que Staline : loin de vous fusiller, il vous donnerait un grade dans son Front du Travail, comme à vos camarades… Mais je rencontre un peu partout des gens qui déploient une si grande énergie pour éviter le reproche de naïveté dans le monde ou dans les affaires, qu’après cela, on n’oserait plus leur demander le petit effort supplémentaire de distinguer entre l’Hitler d’Allemagne et l’Hitler de M. Bailby. Ils sont fatigués d’avoir peur. Un peu de vérité tuerait leurs dernières raisons de résister.

Avril 1936 (De retour en Allemagne)

Les jacobins en chemise brune. — J’ai fait admettre comme sujet de mon cours d’été la littérature de la Révolution française. Il sera curieux de montrer à mes étudiants que le national-socialisme est un jacobinisme allemand61. Les nazis sont contre [p. 325] l’esprit de 89 ? Sans doute. Mais c’est qu’ils sont, sans le savoir, pour la Terreur et Robespierre. Non point pour la Terreur sanglante et les exécutions spectaculaires, mais pour le contrôle des esprits, le nivellement rationaliste, la divinisation des masses et la suppression des personnes.

Des sans-culottes aux chemises brunes, le progrès est pourtant notable : Robespierre n’a pas réussi, il a posé les principes dans l’abstrait. Il fallait le génie prussien pour organiser cette affaire, et pour qu’elle devienne rentable. Mais l’inspiration est la même. Même esprit centralisateur ; même obsession de l’unité-bloc ; même exaltation de la nation considérée comme missionnaire d’une idée ; même sens des fêtes symboliques pour l’« éducation » des esprits ; même défiance des « individus » et de tout « intérêt privé ». Ce parallélisme, ou plutôt cette identité d’attitude ne concerne pas seulement la politique : dans l’un et l’autre cas, l’on est totalitaire. La religion doit y passer, comme le reste, et peut-être avant tout. Ici et là, mêmes tentatives pour instaurer une « religiosité » purement nationale et civique, et que l’on destine à remplacer les confessions « vieillies » et « divisées ». Il faut créer « une religion d’hommes sans Dieu », disait Naigeon ; « une foi concrète et patriotique », disait l’abbé Grégoire. C’est le « christianisme positif » du 24e point d’Hitler, la « piété » des Deutsche Christen, la « foi allemande » de Rosenberg. On rejette le Dieu personnel parce qu’il est le Dieu des personnes, et l’on adore un Dieu cosmique, non révélé, non incarné, qui est l’instinct sublimé de la masse, le bain tiède où se dissout le moi jadis pécheur et responsable. Liquidons Dieu et gardons le fanatisme : voilà ce qu’il faut pour une Inquisition.

Précisément, L’Ordre nouveau de ce mois-ci m’apporte une remarquable étude de Pierre Gardère sur La psychologie du jacobin : l’analogie des deux mouvements totalitaires y est illustrée d’exemples d’une précision terrible.

Le Prussien Anacharsis Cloots, député jacobin de l’Oise, passe pour avoir inspiré Robespierre. La Convention fit éditer l’un de ses discours dont Gardère nous donne l’analyse. Il s’agit de répondre à cette question : Les spectacles ou leur influence dans l’éducation publique peuvent-ils être livrés à des spéculations particulières ou privées ? Non, estime Cloots, bien que « la tolérance soit un mal nécessaire dans les conditions [p. 326] actuelles ». Car les spectacles populaires sont un moyen de dressage civique. Il s’agit de faire de tout le peuple de France un bloc monolithique réagissant d’une manière uniforme aux impulsions du centre. On le pourra, puisque déjà « le coup électrique de la raison est si prompt d’un bout de la France à l’autre ». Et maintenant, confrontons ces deux déclarations :

« C’est en m’identifiant avec les groupes, avec le forum, que ma philosophie a pris une consistance inébranlable… Je suis sûr de moi depuis que je suis sûr du peuple. » (Cloots.)

« Je ne puis vivre que si ma foi puissante dans le peuple allemand est sans cesse renforcée par la foi et la confiance du peuple en moi ! » (Hitler.)

Refuser de réfléchir sur ces deux textes, sur leur identité vertigineuse, c’est se mettre hors d’état de rien comprendre à ce qu’il y a, dit-on, d’irréductible et de « proprement germanique » dans la religion nationale-socialiste. Je dis ceci pour les Français qui croient connaître « leur » Révolution, ou qui regrettent qu’elle ait été trahie avant d’avoir accompli ses promesses. Qu’opposeraient-ils à Rosenberg ?

1er mai 1936

En l’honneur de la fête du Travail, le journal du Parti publie un photomontage qui couvre toute sa première feuille. Un marteau et une roue dentée se dressent, énormes, sur le ciel rouge. Au-dessous, une vingtaine de visages d’ouvriers, éclatants de santé et de joie. Au milieu, cette devise :

Honneur, paix et liberté dans le monde.
Communauté, égalité et pain pour le Peuple.

N’oublions pas, dans nos démocraties, que la grande majorité du peuple allemand croit cela, et vit dans cette croyance. Et ensuite, mais ensuite seulement, traduisons chacun de ces termes par la réalité qu’il cache. Liberté veut dire réarmement. Paix veut dire Anschluss sans opposition de la France. Honneur veut dire mépris des traités. Et ce qu’on souhaite au peuple — et qu’on lui donne — c’est le droit de se nourrir, mais mal ; de travailler beaucoup, mais pour peu de salaire ; et de ne pas [p. 327] penser davantage que le voisin, qui est bien trop prudent pour penser. Programme communiste atténué.

10 mai 1936

Au café avec mes étudiants. Je les interroge sur leurs expériences de camp de travail. Ils en parlent avec nonchalance et même avec ironie, mais sans rancune, exactement comme un jeune Français vous parle de son temps de caserne. J’espérais provoquer quelques jugements de principe sur la valeur de cette institution. Je les connais assez, personnellement, pour m’assurer que s’ils ne m’ont rien dit, ce n’est point par crainte ou par méfiance, mais simplement parce qu’ils n’ont point d’idées là-dessus.

Ceci me rend attentif à une erreur que nous commettons fréquemment, nous qui regardons l’Allemagne ou l’URSS du dehors ; nous croyons que tous ceux qui y vivent sont affectés d’un signe de haine ou d’approbation enthousiaste pour le régime qui leur est imposé. La vérité est que le grand nombre admet le régime avec indifférence, j’entends : ne le met plus en question. À tel point qu’ils peuvent se permettre de « rouspéter » contre ceci ou cela, comme le faisaient tout à l’heure mes camarades, sans pour autant se considérer le moins du monde comme opposants.

J’admire cette faculté humaine d’accepter le fait accompli, fût-il le plus artificiel, et incommode, et inhumain. De l’accepter au point de l’oublier.

Aux débuts de l’automobile, qui aurait cru qu’en une vingtaine d’années les hommes seraient capables de conduire ces machines en pensant à n’importe quoi, dans une parfaite liberté d’esprit ? Les contraintes totalitaires nous hypnotisent. Elles nous privent de toute liberté à la manière d’une obsession. À chaque phrase, je risque l’accident… Qu’adviendra-t-il quand ces dangers n’exciteront plus que nos réflexes ? Retrouverons-nous une liberté nouvelle ?

1er juin 1936

Instruction spirituelle donnée aux étudiants hitlériens (extrait de lettre d’un étudiant allemand). — « J’ai été convoqué par [p. 328] ma corporation à un camp d’instruction de deux semaines organisé à Darmstadt par le NSDStB62 du 28 août au 9 septembre 1935. Les cours ne commencèrent que le second jour, avec une conférence de X… chargé de l’instruction de la province. Sujet : “Notre sang, notre conception du monde.” Il débuta en rappelant les présuppositions sur lesquelles les participants doivent évidemment être au clair. Il s’exprima comme il suit — je sténographiai les formules marquantes.

» Il importe de distinguer entre les membres du Parti et les nationaux-socialistes ou porteurs de notre conception du monde… Le Führer a en effet déclaré à la journée du parti de 1935 : “Le national-socialisme est une conception du ‘monde.’” Cette conception du monde est décrite dans Le Mythe du xxe siècle de Rosenberg… Dans les camps du NSDStB il s’agit de forger une troupe d’assaut pour Rosenberg, en vue de la lutte qui s’engagera sans doute l’hiver prochain, lutte pour l’âme allemande dans l’esprit et selon la volonté du Führer… Le Führer au cours d’une séance spéciale, qui n’a pas duré moins de 7 heures, a chargé le camarade Derichsweiler, chef du NSDStB, de faire de cette organisation une troupe de choc culturelle (einen weltanschaulichen Stosstruppe).

» Trois conceptions du monde existent en Allemagne : la chrétienne, la marxiste, la nationale-socialiste… Elles s’excluent mutuellement sans compromis… La conception chrétienne et la marxiste sont l’une et l’autre libérales, parce qu’individualistes… La piété germanique n’est qu’une attitude de profond respect en face des lois de l’Harmonie et du Beau… Les hommes qui n’ont pas notre foi, ou ne peuvent l’avoir à cause de leur infériorité raciale, doivent être rejetés, ce qui se produit en partie grâce aux mesures de stérilisation, que l’on peut bien qualifier d’assassinat (Mord)… La conception nationale-socialiste n’est destinée qu’à la race germanique, et non pas à toutes les races, comme le christianisme…

» Le 24e point du programme du Parti n’entend parler que de “religiosité positive”. C’est uniquement parce que la religiosité courante en ce pays était le christianisme, et pour plus de clarté, qu’on a utilisé le terme de “christianisme positif“.

[p. 329]  » La formation politico-culturelle consiste en une prise de conscience de l’âme raciale inconsciente et endormie… Il faudra en venir à une lutte ouverte avec les diverses confessions ; mais non pas à une lutte par la violence, car les confessions mourront d’elles-mêmes, de toute façon… Nous ne rejetons pas seulement les cent formes diverses de christianisme, mais le christianisme en soi… Tous les membres des diverses confessions sont plus ou moins des trafiquants de devises et des traîtres au peuple… Même les chrétiens qui ont le loyal désir de servir le peuple — et il y en a — doivent être combattus, car leur erreur est préjudiciable à la communauté populaire, et antinaturelle puisqu’elle est d’origine raciale étrangère. Ce qu’il faut attaquer dans le christianisme : les obscènes contes juifs, le dogme du péché originel (né de la volonté de domination mondiale des juifs) ; le dualisme de l’âme et du corps, d’origine juive ; la négation de la vie ; l’immoralité de l’amour du prochain sans choix préalable ; l’internationalisme, etc.

» Toutefois, l’orateur s’efforce d’être objectif. L’essentiel est qu’il affirme sans cesse que ce n’est pas une opinion personnelle qu’il expose, mais la position officielle du Parti et du Führer. »

À la suite de ce discours, l’étudiant et deux de ses camarades allèrent trouver le chef du camp et demandèrent l’autorisation de se retirer, étant chrétiens. Suit le récit de plusieurs entrevues prolongées avec les responsables, qui essaient de les persuader non de la vérité en soi de leur point de vue, mais bien de son orthodoxie nationale-socialiste. Ils insistent surtout sur le fait qu’Hitler soutient Rosenberg sans réserve. Ils font remarquer en outre que le point 24 du programme n’est pas une hypocrisie, comme le prétendait l’étudiant, mais qu’il témoigne d’une grande sagesse : « Il arrive qu’on soit obligé de ne pas dire la vérité à un grand malade, de peur de lui ôter sa dernière volonté de vivre. Le peuple n’est pas encore mûr pour la nouvelle conception du monde, et une guerre de religion lui serait fatale. »

Finalement le chef des étudiants du Reich arrive au camp. Il déclare que « le temps vient où beaucoup de camarades du Parti seront désillusionnés, qui avaient cru mener un combat purement politique. Ils auront à se décider ! Certains cercles protestants, ajoute-t-il avec un sourire, paraissent n’avoir point encore remarqué la nature essentielle de l’opposition entre le [p. 330] national-socialisme et le christianisme… Il fait évidemment allusion aux Deutsche Christen. » Finalement, les étudiants récalcitrants reçoivent l’autorisation de quitter le camp.

Ils ont dû émigrer tôt après en Angleterre « pour échapper à la prison et peut-être à la mort », ajoute mon correspondant.

11 juin 1936

L’Église confessionnelle (Bekenntniskirche) groupe autour d’une confession de foi inspirée par Karl Barth et la théologie dialectique, l’ensemble des chrétiens luthériens et calvinistes qui refusent de laisser « mettre au pas » l’Évangile. Cette Église organise dans plusieurs villes d’Allemagne, successivement, des « semaines évangéliques » au cours desquelles des milliers de fidèles viennent écouter les chefs de leur mouvement, et communier dans la prière.

Ce soir, le pasteur Niemöller parle ici à cinq-mille auditeurs réunis dans les deux plus grands temples.

Commandant de sous-marin pendant la guerre, Martin Niemöller fait figure de héros national. Son autobiographie est célèbre : Du sous-marin à la chaire. Elle nous le montre à Kiel, en janvier 1919, refusant à un supérieur d’aller livrer son U. Boot aux Anglais. Après quoi il quitte l’armée et travaille quelque temps comme valet de ferme. La pensée de servir son peuple déchu ne cesse de tourmenter son cœur, tandis qu’il fauche ou conduit la charrue. Il décide de se faire pasteur. À peine inscrit à l’Université, c’est le putsch de Kapp et la révolution en Rhénanie. Il s’engage et combat contre les rouges dans un corps franc. Survient l’inflation. Sa pension d’officier ne suffit plus à l’entretien de sa femme et de son enfant. Pendant les vacances universitaires, il travaille donc comme ouvrier d’équipe à la gare de Münster, puis comme comptable. Finalement on le nomme vicaire au service de la « Mission intérieure ». Depuis 1931, il est pasteur d’un quartier berlinois. Et maintenant, je le vois sortir de l’ombre où il était assis au fond de la chaire, poser les deux mains sur l’appui et regarder son auditoire. Beau visage énergique et tourmenté, stature mince et très droite, vêtue de noir.

Et cette certitude saisissante, après quelques minutes de [p. 331] son discours : voici un homme qui parle sérieusement. Chacun de ces mots qu’il détache est un témoignage de la foi — et peut le faire jeter en prison.

Il m’est arrivé de souhaiter que les écrivains de nos démocraties soient soumis pendant quelque temps à des sanctions conditionnelles très précises, édictées par un État fort et maître de l’opinion publique : cette cure ayant pour but de réveiller chez les écrivains en question le sens de ce qu’on engage en publiant. « Que l’esprit redevienne passible de prison : cela rendrait un peu de sérieux aux esprits libres » — j’écrivais cela, il y a deux ans. Je n’oserais plus le répéter, devant Niemöller.

On ne peut pas jouer avec le sérieux, c’est-à-dire qu’on ne peut pas l’imaginer d’avance, ni même le désirer vraiment, mais on s’y trouve jeté par force, malgré soi, et c’est cela justement qui est sérieux ! Le témoignage rendu à Dieu quand Dieu le veut et que les hommes l’interdisent, ah ! ce n’est pas un choix de l’homme ou une école d’énergie, ni rien qui flatte le romantisme du martyre, ni rien de beau ou d’héroïque aux yeux des foules ! C’est au contraire une situation devant laquelle le jugement humain se dérobe avec une sorte de honte ou de révolte. Car le jugement humain ne saurait voir que des raisons de se taire, d’attendre encore, de ménager ses chances ; ou ce qui serait peut-être encore plus sage : de s’en remettre à la Providence !… Mais voici que cette Providence m’abandonnera, sera contre moi, si je me tais !

La propagande nationale-socialiste répand le bruit que l’Église confessionnelle est le refuge de l’opposition démocratique et socialiste. Et il se peut que les chefs nazis le croient vraiment63. (De même qu’ils croient qu’en enfermant Niemöller ils abattront la résistance des chrétiens : ils se figurent que le christianisme est un parti.) La vérité est autrement tragique. La vérité est que le très grand nombre des fidèles de cette Église sont des « nationaux » convaincus, politiquement d’accord avec Hitler. On trouve même parmi eux beaucoup de vieux membres du NSDAP d’avant 1933. Le Parti ne [p. 332] leur en sait aucun gré. Le Parti n’aime pas les chrétiens. Ils sont là comme l’œil de Caïn dans la tombe, — la tombe autarcique. Peu à peu, on leur a fait comprendre que ce régime, qu’ils servaient loyalement, ne pouvait se contenter de leur zèle, qu’il était jaloux de leur foi. Peu à peu, on les a contraints à distinguer l’Église de la Nation. Malgré eux, à leur cœur défendant, contre leurs traditions les plus chères, ils ont dû dire non à l’État. Parce que l’État brimait la Liberté ou les « valeurs spirituelles » des libéraux ? Non, c’était plus sérieux que cela. Ils ont dit non parce que l’État prétendait modifier et limiter la prédication de l’Évangile. Je ne sais si tous ont compris la profondeur de cette opposition, et sa logique impitoyable. Je crains que certains ne se figurent encore qu’elle résulte d’abus de pouvoir de la part des chefs du régime ; alors que la lutte actuelle n’est que le premier affrontement de l’Église chrétienne et d’un système « total » dont les chefs ont beau jeu de prouver qu’on ne peut accepter les lois sans accepter l’esprit qui les édicte… Car telle est la misère du temps : César ne sait plus gouverner s’il n’usurpe les droits de Dieu. Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, cela s’appelle alors du sabotage, et cela conduit au camp de concentration.

Je regarde ce grand auditoire recueilli. Il n’y aura pas de Heil ! hurlés quand Niemöller aura fini de parler. Mais un amen à mi-voix de la foule. Je ne veux pas chercher autour de moi les faces d’agents de la Gestapo, qu’on sait nombreux. Rien n’empêchera que nous soyons ici des frères en communion avec l’Église universelle. Rien n’empêchera que dans ce lieu où le néant de l’homme est déclaré, Dieu n’ait retrouvé des humains.

21 juin 1936, nuit

Fête du solstice d’été. — Dans la nuit noire, sur une plaine inégale, où le pied bute, nous suivons des foules silencieuses et hâtives, vers ce carré de lumière circonscrit d’étendards. Trois-mille « chefs » des Jeunesses et du Parti attendent, rangés sur les quatre côtés, que s’allume à minuit le feu du centre. Les torches enflammées tenues par ceux du premier rang forment [p. 333] une rampe clignotante et rougeoyante à la hauteur des chemises brunes ou noires, des blouses blanches. Au-dessus, sur le fond de la nuit, ondule une paroi de bannières, paroi de flammes, sous les projecteurs dont le faisceau se perd dans la hauteur.

Nous nous sommes assis sur l’herbe, à côté des porte-drapeaux de la vieille garde du Parti, quatre civils honteux, à la hauteur des bottes. Derrière nous, la plaine est vide, parfois parcourue de moteurs.

Une voix dure et nasillarde s’élève d’une tribune que nous ne voyons pas. (J’ai déjà entendu ce discours, et le résume d’avance pour mes voisins, Emmanuel Mounier et sa femme.) C’est le discours classique du chef local, anthologie de « paroles » du Führer. Mais voici qu’on annonce un jeu radiophonique.

Chœur parlé : « Nous gisions dans la boue, maintenus au sol et humiliés… » Quelques rythmes de tambour lugubres en sourdine. « Le Peuple était divisé, égaré… » On entend des bruits de guerre civile, cris, tac-tac de mitrailleuse, fragments de chœurs désordonnés, haineux. Silence morne. Alors une voix plus claire s’élève : « Mais la vieille légende germanique nous annonçait que le Libérateur descendrait des montagnes neigeuses… » Musiques populaires, puis fanfares : « La vieille légende est devenue réalité ! Il est venu réveiller son Peuple ! » Et maintenant des voix militaires décrivent les fastes du nouveau Reich, la communauté recréée, les usines qui rendent à plein, l’armée motorisée, la liberté reconquise…

Ce drame est visiblement inspiré par la liturgie protestante ; il en copie le plan général : Décalogue, confession des péchés, promesses de grâce, credo. Mais au lieu d’une Loi sainte et dont les exigences amènent au repentir et à l’humilité, on nous parle d’un odieux traité, générateur de rancune, d’humiliation. Au lieu de la grâce, le héros venu « d’en haut » apporte à son peuple l’orgueil. Et les articles du credo sont remplacés par l’énumération très orthodoxe des prouesses du nouveau régime. Dans ce pays, comme en Russie, c’est l’ici-bas qui a raison, qui montre enfin ce dont il est capable !

Qu’il est triste, le Horst Wessel Lied, quand il ne retentit pas comme un défi dans les rues martelées de bottes, ou comme un hymne sacral au Führer sous les voûtes d’une halle sonore — quand il monte et se perd dans une belle nuit d’été, vers le [p. 334] ciel vide ! Minuit. La flamme jaillit de l’énorme bûcher, illuminant des faces rouges, immobiles. Où est la joie des feux de la Saint-Jean sautés avec des cris aigus ? (Ce feu-là est beaucoup trop gros, et d’ailleurs, on ne quitte pas les rangs.)

Plus tard, les chants des escouades de jeunes filles s’éloignant vers la ville avec la foule nous rappelleront la nostalgie heureuse des Wandervögel d’autres temps. Pauvre Allemagne, gauche et raidie dans un orgueil qu’on lui apprend, qu’elle croit viril (comme ces grandes bottes tout de même embarrassantes quand on n’a pas de cheval à enfourcher) — tout ce qu’on aimait en elle, elle le châtie avec une sombre rage honteuse. Pour nous faire peur ? Non, pour se rassurer par la peur qu’elle se fait à elle-même.

Au cri d’Allemagne réveille-toi ! Hitler a-t-il hypnotisé son peuple, maintenant en proie au cauchemar de la force ? Ou bien serait-ce aujourd’hui seulement que la vérité de cette nation paraît, et alors, c’est nous qui rêvions lorsque nous lui trouvions des charmes…

30 juin 1936. Départ

Nous quittons l’Allemagne ce soir. Hier, nous chantions encore avec les étudiants, dans une auberge forestière. Des tyroliennes, et des chansons de la vieille France, dont ils étaient les seuls à savoir toutes les strophes…

— Quelle impression emportez-vous de l’Allemagne ? me demandaient-ils sur le chemin du retour, tandis que le jour baissait dans la forêt.

— Quelle impression ? Ah ! si je pouvais garder celle de ce soir, et celle-là seule, la dernière et la plus ancienne, tous mes souvenirs de Souabe, tout votre romantisme ! Mais vous avez d’autres soucis… Que vous dirai-je ? Je ne puis pas aimer ce qui vous blesse. Ai-je le droit de le critiquer ? Vous me dites que tout cela devait être, vous me le prouvez à l’évidence… « Vous avez vos problèmes, et nous les nôtres », je vous retourne cette petite phrase par laquelle l’un de vous m’accueillit.

Il est facile d’avoir raison, de loin, contre un peuple qu’on ne voit pas. Mais face à face avec un jeune Russe, un jeune Allemand, [p. 335] vous sentirez, mes jeunes amis français, la vanité d’avoir seulement raison. Hélas, on n’a jamais raison contre aucun mal qui se fait dans notre monde. S’il existe vraiment un réalisme à peu près digne de ce nom, c’est bien celui qui consiste à reconnaître que nous sommes tous responsables de tout ; et que la question sérieuse n’est pas de savoir qui l’est le plus ou qui l’est le moins, mais comment nous allons nous y prendre pour éviter ce mal chez nous, pour prévenir ces fatalités. Alors, si nous y parvenons, nous aurons le droit de répondre, et de juger l’effort pathétique du voisin. Vieille histoire, oubliée chaque jour.

Quand je vois ces Allemands résignés mais obscurément satisfaits, je me dis parfois : ils aiment être battus ; ils ont, au fond, ce qu’ils méritent. Mais attention : nous autres « démocrates », nous ne pouvons pas encore en dire autant… Savons-nous ce que nous méritons ? Savons-nous ce que préparent nos luttes ? Un peu de prudence dans le cynisme, nous dirait Machiavel, le vrai, qui n’est pas celui qu’invoquent nos réalistes pour justifier les sottises de leur classe.

Je ne suis pas « contre » le fascisme des Allemands : ils en font leur affaire, et je n’en suis pas. Mais j’essaie de savoir ce qu’il est, pour le reconnaître ailleurs à sa naissance, là où il peut nous concerner ; là où si peu que ce soit dépend de notre effort, et de notre lucidité. Que sert de critiquer la « religion » des autres ? Il vaut mieux croire d’une foi plus vraie, et le prouver. Les faux dieux font de faux miracles ; mais les sceptiques et les malins sont destinés à les prendre au sérieux. La foi seule nous délivrera des religions nées de la peur des hommes.