Introduction - Que circulent les images !
Nous vivons dans un déluge d’images – images numériques, télévisuelles, images de presse, affiches et publicités diverses, images mémorielles… Plutôt que s’en plaindre, pourquoi ne pas y réfléchir ? Et si nous participions aux flux contemporains du visuel, pour mieux comprendre ce qu’ils nous font, et ce que nous pouvons y faire ?
Cette petite exposition présente le résultat d’une année de dialogue entre des étudiants de l'atelier de Marie José Burki, aux Beaux-Arts de Paris, et le groupe du séminaire « Contagions visuelles » de la Professeure Béatrice Joyeux-Prunel à l’UNIGE. Le dialogue, commencé par le partage de lectures et d’images et poursuivi par écran, s’est vite transformé en correspondance – correspondance numérique, verbale, mais aussi papier -, avant la rencontre effective entre nos étudiants et étudiantes, et leurs disciplines si diverses.
La correspondance est aussi celle des images qu’ils ont produites, mises en ligne, postées et fait circuler. D’un groupe à l’autre, les échos se sont multipliés ; les frontières habituelles entre l’art et la critique se sont brouillées. Nos certitudes sur les images et leur circulation ont évolué elles aussi. Le résultat donne trois œuvres collectives sur trois grands thèmes qui éclairent la question des circulations visuelles par leurs étapes de circulation : celui du musée imaginaire (lieu de départ et d’arrivée de la circulation des images), celui des frontières (qu’il faut traverser), et celui du postage (qui met les images en circulation).
Béatrice Joyeux-Prunel (UNIGE) et Marie José Burki (Beaux-Arts de Paris)*
Musées imaginaires
La réflexion de nos apprentis sur les musées imaginaires aurait pu se contenter de mimer la démarche d’Aby Warburg ou d’André Malraux, quand ces historiens de l’art disposaient des dizaines d’images les unes à côté des autres pour les comparer. Thomas Gauffroy-Naudin, Adélaïde Quenson (UNIGE) et Bahar Kocabey, Chérine Boubendir et Maria Vaughan (Beaux-Arts de Paris) n’ont pas choisi le sujet si en vogue de l’atlas. Ils n’ont pas voulu non plus entrer dans ce sujet par le biais des pratiques contemporaines – murs d’images, favoris d’applications de photo, moodbooks divers de nos applications numériques. Ils n’ont pas cherché à ordonner le chaos des images. Ni à disposer des visuels harmonieusement pour qu’en émergent d’éventuelles correspondances. Partant de centaines d’images patiemment choisies dans leurs bibliothèques personnelles, Thomas, Adélaïde et Bahar , Chérine et Maria n’ont pas non plus laissé ces images sous le format numérique qui les allège. Ils ont choisi de les imprimer, une par une, leur conférant une matérialité concrète qui au contraire les alourdit. Leur assemblage d’images a été lent, difficile ; ils ont cousu ces images les unes aux autres, avant d’y appliquer d’autres images conçues par Bahar. L’œuvre fait du musée imaginaire une réalité collective, un palimpseste instable, impossible à maîtriser, mais si dynamisant.
Images et frontières : aux portes de la circulation
Le travail de Céline Bélina, Timon Demange (UNIGE), Nicolas Kyrillou, Louise Le Pape, Yasmine Louali et Zhexiang Chen (Beaux-Arts de Paris), s’interroge sur la manière dont les images traversent, défont ou font les frontières. Et d’abord les frontières entre le numérique et le non numérique. Le groupe joue, ici même, sur la manière dont c’est par l’image que nous « entrons », depuis l’exposition matérielle et concrète, dans un espace numérique développé pour l’exposition. Ces QR codes apposés sur les baies vitrées du bâtiment Dufour conduisent au site visualcontagions.net, dont une page a été développée pour mettre en valeur les travaux de Nicolas Kyrilou, de Louise Lepape, Yasmine Louali et Xhexiang Chen. Nicolas traque avec son appareil photo la frontière qui coupe en deux son pays, l’île de Chypre. L'artiste dévoile par l’image tout ce qui traverse cette séparation dramatique – animaux, rayons de lumière, poussières et brumes du matin. Yasmine Louali mêle une fascinante réflexion sur les frontières entre orient et occident, réel et numérique, son et image. Sur fond de bruits d’un marché oriental mêlé de voix francophones, la reconstitution en 3D d’un étrange cube numérique, aux couleurs métalliques typique de l’esthétique du NET art occidental, nous fait progressivement découvrir les multiples faces d’un imaginaire oriental imprimé dans la matière du cube. Les œuvres de Xhexiang Chen et de Louis Le Pape réfléchissent sur la représentation de l’espace, notre manière de l’habiter – en rêve, la nuit, ou lors d’un confinement sanitaire. Ici, c’est la frontière entre le réel, le rêve et le cauchemar qui se perd.
La réflexion du groupe se déploie alors aussi bien en ligne que dans ce hall, à Dufour, où l’extrait d’un cliché de Nicolas est exposé. Agrandi et imprimé en transparence, posé sur une baie, l’image laisse passer la lumière du dehors, tout en rematérialisant les limites entre extérieur et intérieur. Quand les images circulent, elles bordent et débordent, elles limitent autant qu’elles promettent d’autres espaces, d’autres avenirs, et projettent dans d’autres mondes.
Cartes et images à poster
Benoît Chattaway, Tiago Ferreira Figueiredo, Arno Schucany (UNIGE) et Marika Belle, Antoine Conde, Leandro Katz (Beaux-Arts de Paris) ont travaillé sur la circulation postale des images, circulation matérielle comme électronique. Insatisfait d’une approche qui se contenterait d’e-mails ou de transferts numériques de fichiers, leur groupe s’est engagé dans une correspondance concrète par le biais de cartes postales. Ces cartes sont présentées sous diverses formes – réelle ou numérique, agrandie, en transparence et en surimpression, volantes ou juste posées. La circulation des images s’y révèle sous des aspects inattendus comme celui du soin : soin apporté à la carte qu’on va choisir, au texte inscrit à l’attention de son destinataire, à l’écriture d’une adresse, au timbre sélectionné pour affranchir le courrier ; temps passé à poster la carte ; soin de celui ou celle qui la prend en charge, comme de la personne qui l’apportera dans la boîte finale ; soin de celle qui récupère son courrier et prend le temps de le découvrir.
L’image d’une correspondance s’ouvre alors aux mémoires personnelles, aux souvenirs et aux trésors intimes de l’amitié. Elle s'étend, encore, à l'imaginaire d'un territoire - parce que c'est en effet ce que véhicule le plus souvent une carte postale. Le photographe Benoît Chattaway, qui depuis quelques temps travaille sur le paysage suisse, s'est interrogé par ce biais sur ce qui en circule par l'image, et sur ce que l'image en difracte.
Autre aspect mis en valeur par ce projet, la dimension monétaire des images. Le timbre est image et monnaie, nécessaire à la circulation des cartes postales ou des enveloppes papier. Composant parfois ses propres timbres, le groupe les a parfois utilisés pour envoyer ses cartes postales, ou juste gardés comme des images postées en version numérique sur l’espace en ligne de l’exposition. Ce geste, et la correspondance frappante des mots (poster sur internet, poster une enveloppe), rappellent que toute image peut devenir monnaie autant que message – voire qu’elle devient monnaie et message à la fois, dès qu’elle arrive sur internet.
Au terme de cette rencontre entre Genève et Paris, entre le séminaire d’une faculté de Lettres et un atelier d’artistes, les images ont été vecteur de correspondances enrichissantes et troublantes à la fois.
Rien n’arrête la circulation des images - ni les frontières politiques ni celles des matérialités, surtout à l’ère du numérique où chaque image migre si facilement d’un support à l’autre. Mais pour faire vivre cette circulation il faut des infrastructures, des matériaux, et l’engagement de personnes concrètes, avec leur temps, leurs mémoires, leurs sensibilités ; il faut un commerce de personnes, d’objets, de monnaies. Il faut du désir et du besoin. Pour que les images circulent, il faut faire société. Tout comme en circulant les images font société.