Le Musée Imaginaire

À travers ce projet, nous cherchons à interroger le statut de l’image durant le processus de création. Comment les artistes constituent leurs bibliothèques - aussi bien mentales que physiques - et de là comment les images circulent, sont modifiées, puis remises en circulation. Ces choix et modifications posent ainsi la question de la valeur de l’image : comment une image attire-t-elle l’attention ? pourquoi une image circule plus qu’une autre ? etc.

Ce projet est parti de l’observation selon laquelle les artistes avec lesquelles nous avons travaillé – Bahar, Chérine et Maria – travaillent à partir de bibliothèques d’images. Toutes trois collectent les images : soit qu’elles photographient ce qui les entoure, soit qu’elles extraient des images préexistantes – dans la presse, par exemple. Elles créent ainsi des archives personnelles, dans lesquelles elles peuvent ensuite aller puiser pour réutiliser, recomposer, détourner les images. Cette technique, que l’on trouve déjà dans les collages des dadaïstes, par exemple, s’est renouvelée à l’ère numérique à travers la pratique du culture jamming[1]. Ces trois artistes mélangent les dispositifs, créant ainsi une véritable archéologie des médias : Chérine mélange collage physique et montage vidéo, Maria travaille aussi bien l’image analogique que numérique et Bahar utilise la photo numérique comme carnet de recherche pour nourrir sa pratique de la peinture.

Ainsi, l'image n'a plus de valeur en soi, mais s'impose comme un outil. Que représente donc l’image pour l’artiste ? et pour le public ? Est-ce que la banque d’image, qu’elle soit physique ou mentale, n’est pas à l’origine de tout processus créatif ? Dans ce cas, est-ce différent de travailler à partir d’une image existante plutôt que d’après une image mentale ?

Si modifier une image permet de se la réapproprier, cela signifie-t-il qu’on a peur des images ? a-t-on peur de leur pouvoir ? ont-elles encore le même pouvoir à l’heure de leur reproductibilité technique[2] ? ont-elles acquis un nouveau pouvoir à l’heure de leur viralité ?

À force de discussions, nous avons voulu expérimenter collectivement. L'œuvre aujourd’hui présentée est donc le résultat de ces réflexions et discussions.

Techniquement, l’oeuvre est un assemblage d’une chaîne spontanée, constituée des bibliothèques de chacun•es : chaque membre a imprimé sa bibliothèque personnelle de 100 images au format A4, puis le groupe s’est réuni physiquement pour composer une chaîne en cousant chaque maillons, créant ainsi un fil d’images en juxtaposition. Nous avons cherché à témoigner du (mal)traitement de l’image et de sa dégradation esthétique lors de sa circulation. Nous mettons ainsi en scène le processus naturellement présent sur internet de dégradation de l’image (cf. concept de Poor Images, Hito Steyerl[3]) en mélangeant des images de différentes qualités et de différentes origines (créations originales des artistes, images d’art, memes, etc.).  Pour manifester ceci, certaines images ont été altérées soit de manière digitale (photoshop, aperçu, paint...) soit dégradées à la main.

La cohérence de toutes ces images, assemblées dans un moment de création collective, est apportée par une sérigraphie créée par Bahar. Ce rouleau devient alors une sorte de palimpseste géant sur lequel les images se superposent les unes aux autres. Palimpseste symbolique aussi de la manière dont nous traitons les images en les collectant, les modifiant, détournant et en les remettant finalement en circulation.Quant à sa mise en place, l'œuvre s’inscrit dans l’espace sous la forme de rouleau assemblé au préalable par le groupe. Cette composition papier est pensée pour être déroulée, de manière à présenter le tissage comme un fil absurde.  Chacun•e pourra constater combien l’image est altérée, et déchiffrer certaines références ou certains symboles propres aux images. Mais la chaîne peut aussi conférer un nouveau sens à l’image, dans une sorte de lecture personnelle qui nourrit le rapport entre images voisines, voisines sur le rouleau ou dans nos imaginations.


[1] Voir notamment Magnan Nathalie, « Art, Hack, Hacktivisme, culture jamming, médias tactiques », dans Art ++, Orléans, Hyx, coll. « Script » dirigée par David-Olivier Lartigaud, 2011, vol. 1/1, p. 195-225.

[2] Benjamin Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Lionel Duvoy (trad.), Paris, France, Allia, 2016, vol. 1/1.

[3] Hito Steyerl,  “In Defense of the Poor Image”, e-flux Journal, 2009, https://www.e-flux.com/journal/10/61362/in-defense-of-the-poor-image/, consulté le 10 avril 2022.