Exposition virtuelle
Le beau, le noble et le vainqueur. Monnaies équestres dans l'Antiquité

Le beau

 

Une pièce phare
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Eclairage de Luis Silva, « Le cheval comme véhicule d'hommes et d'idées »
dans le cadre des Lundis aux moulages – éclairages sur les expositions en cours, enregistrée le 16 novembre 2020 Durée : 28 minutes

1. Le cheval en Thessalie

Au sujet de la race équine, il faut avant tout savoir qu’en Grèce la thessalienne est supérieure aux autres.
Simon l’Athénien, De l’équitation (trad. Matteo Campagnolo)

  • Les Thessaliens ne jouissaient en général pas en Grèce d’une grande considération. Surtout après qu’ils eussent « médisé », comme on disait des « collaborationnistes » lors des guerres contre les Perses, au cours desquelles les Athéniens, les Spartiates et une partie des Grecs repoussèrent valeureusement deux formidables vagues d’invasion, en 490 et 480-479 av. J.-C.

    Dans un domaine, toutefois, tous reconnaissaient la supériorité des Thessaliens : la cavalerie, comme en témoigne Simon, maître d’équitation qui exerçait son art à Athènes vers 400 av. J.-C. La cavalerie représenta l’un des points forts de l’armée d’Alexandre à la conquête de l’Orient. Ses biographes et historiens insistent souvent sur le rôle décisif des cavaliers thessaliens lors des grandes victoires macédoniennes au Granique, à Issos et à Gaugamèles. Les cavaliers montaient des chevaux thessaliens : comme on va le voir, le célèbre Bucéphale aurait été le produit du haras de Philonicos de Pharsale, en Thessalie.
    Encore bien des siècles plus tard, un vétérinaire-chef de l’armée romaine décrivait ainsi à ses collègues la race thessalienne :
    « Le cheval thessalien se signale parmi les chevaux du reste de la Grèce continentale. Il est de taille bien proportionnée, son poitrail est plutôt sec, le ventre point retroussé, les reins courts, l’encolure a de la branche, le dos est bien horizontal, idéal pour l’assiette du cavalier, il possède un beau carré de derrière. » (trad. Matteo Campagnolo)

  • La jeunesse thessalienne atteignait un degré inégalé de confiance avec le cheval, comme les Cosaques et les Mongols aujourd’hui, en s’exerçant à un jeu périlleux dont la monnaie conserve le témoignage : la taurokathapsie. Après avoir excité des taureaux, les cavaliers les rejoignaient et, sautant du cheval, qui continuait seul sa course, ils les saisissaient par les cornes et les tuaient en leur brisant le crâne d’une étreinte violente. Cette forme de corrida expéditive était appelée « l’assaut au taureau ».
    Sur la monnaie de Larissa, la principale ville de Thessalie, la taurokathapsie est très habilement représentée (Fig. 9). Marque d’indépendance, de dextérité et mise en garde aux ennemis, de nombreuses drachmes et didrachmes furent ainsi frappés aux meilleurs jours du pays, entre 475 et 395 av. J.-C.
    Quand Philippe II de Macédoine, le père d’Alexandre, fit de la Thessalie un pays vassal, les émissions monétaires de Larissa continuèrent quelques années – probablement jusqu’à l’époque de la bataille de Chéronée (338 av. J.-C.), qui marqua le déclin des cités grecques –, mais elles mirent exclusivement l’accent sur l’élevage et le dressage des chevaux, qui constituaient désormais leur principal titre de fierté.

  • Fait que l’on peut dire unique dans la numismatique grecque, les graveurs de la monnaie thessalienne ont laissé des « portraits » et des instantanées d’étalons et de juments d’un naturalisme saisissant (Fig. 10).

    Selon le mythe, le cheval aurait été créé par Poséidon. Celui-ci l’avait fait jaillir d’un rocher (Fig. 11), lors d’un pari censé déterminer qui ferait le meilleur don à l’homme. D’après les Athéniens, Athéna avait gagné en créant quant à elle l’olivier ; les Thessaliens en étaient-ils intimement convaincus ?

    Sur la monnaie thessalienne, la plupart des chevaux représentés sont des mâles, de toute évidence entiers. Cela n’a rien d’étonnant – il en est de même sur les vases – mais dans les faits, ce n’est possible que dans les démonstrations hippiques. Dans les autres cas, il s’agit d’une flagrante contre-vérité, dénoncée par les écrits zoologiques conservés. On sait, en effet, que, si un cheval entier rencontre une jument en chaleur, il devient impossible à maîtriser. Xénophon, le grand expert d’équitation, écrit que « les chevaux entiers d’un naturel violent, une fois castrés, se calment et cessent de mordre et de chercher la bagarre, mais n’en sont pas moins bons pour la guerre » (trad. Matteo Campagnolo). Élien renchérit en disant qu’on préfère les juments pour les attelages. Il cite, à la suite d’Hérodote, deux grand vainqueurs des Jeux olympiques qui avaient fait ensevelir comme des humains les juments avec lesquelles ils avaient gagné – du jamais vu de l’histoire des Jeux – trois fois de suite la course des quadriges : au début du IIIe siècle apr. J.-C., on admirait toujours à Athènes le groupe statuaire d’un de ces deux attelages.

2. Les cornes de Bucéphale

Il avait environ trente ans quand la fatigue eut raison de lui ; auparavant, il avait partagé les nombreuses fatigues et les nombreux périls d’Alexandre, ce Bucéphale qui ne se laissait monter que par Alexandre, parce qu’il jugeait tous les autres hommes indignes de le monter.
Arrien, L’Anabase d’Alexandre V, 19, 5

  • S’il est un cheval qui a laissé son empreinte dans l’imaginaire collectif de l’Antiquité, c’est Bucéphale.
    L’attachement d’Alexandre le Grand pour son double équin était proverbial. On raconte que lorsque Bucéphale fut capturé dans une embuscade en Hyrcanie, le roi macédonien devint furieux. Peu soucieux de l’environnement, il fit couper tous les arbres du pays et annonça que si on ne lui rendait pas son cheval, il dévasterait les champs et en ferait égorger les habitants. La menace produisit son effet, et les Hyrcaniens, terrifiés, lui ramenèrent Bucéphale sain et sauf.
    Les destins d’Alexandre et Bucéphale, tout aussi indomptables l’un que l’autre, étaient inextricablement liés : le décès du cheval royal sur les rives de l’Hydaspe en 326 av. J.-C. sonna la fin de la conquête et le revirement de la fortune de son maître. Affligé comme s’il avait perdu un ami, Alexandre le fit enterrer avec des honneurs extraordinaires et fonda à l’emplacement de son tombeau la cité d’Alexandrie Bucéphale, dans le Pendjab pakistanais actuel.
    Les anciens avaient du mal à comprendre comment un cheval si extraordinaire pouvait avoir un nom si ordinaire : Boukephálas veut dire « tête de bœuf » en grec. Certains croyaient que son aspect farouche rappelait celui d’un taureau. D’autres, plus perspicaces, songeaient à une tête bovine dont la marque au fer était imprimée sur le poitrail de l’animal afin d’indiquer son appartenance au haras thessalien d’où il était issu. À ces explications rationnelles vint s’ajouter une autre qui affublait Bucéphale d’une, voire de deux cornes. Comme le merveilleux l’emporte souvent sur le vraisemblable, ce fut cette version qui finit par s’imposer dans le Roman d’Alexandre, un texte notoirement fantaisiste qui connut un énorme succès au Moyen-Âge.


  • On a souvent voulu voir un témoignage précoce des représentations cornues de Bucéphale dans les émissions monétaires de Séleucos Ier Nicator, l’un des successeurs d’Alexandre et fondateur de la dynastie séleucide. La première monnaie illustrée, frappée en Bactriane par Antiochos, fils et corégent de Séleucos, porte à l’avers une tête cornue du roi et au revers une tête cornue de cheval doté d’un toupet évoquant des flammes (Fig. 12). Le port ornemental de cornes et de flammes par les rois comme par les animaux royaux s’inscrit dans une tradition millénaire au Proche-Orient, où il constitue un symbole de divinité. Séleucos, le seul des diadoques à avoir conservé durablement l’épouse perse que lui avait attribuée Alexandre lors des noces de Suse, manipule ainsi un motif religieux et politique facilement reconnaissable en Asie afin de s’attirer le soutien des communautés indigènes dont il a besoin pour légitimer et consolider son pouvoir.

  • La deuxième monnaie a été émise à Pergame, à un moment où Séleucos tourne ses ambitions vers l’ouest, dans une tentative de reconstituer l’empire d’Alexandre qui finit brusquement avec son assassinat en 281 av. J.-C. Le cheval cornu se substitue au roi à l’avers – signe de son importance capitale – et laisse sa place au revers à un éléphant (Fig. 13). Séleucos exhibe orgueilleusement aux Grecs d’Asie Mineure ses « machines de guerre », de la même manière que les grandes puissances d’aujourd’hui font défiler leurs chars de combat, leurs missiles et leurs drones.

    En définitive, le cheval cornu séleucide n’est pas Bucéphale : c’est l’emblème de la cavalerie d’un roi toujours victorieux qui aspire à la divinité. On comprend toutefois aisément qu’un Grec, peu averti des croyances culturelles du Proche-Orient, ait eu la tentation d’identifier ce cheval au célèbre coursier du défunt Alexandre. Les monnaies séleucides ont ainsi joué – volontairement ou non – un rôle décisif dans la construction et dans la diffusion du mythe des cornes de Bucéphale. Sur la célèbre mosaïque d’Alexandre, inspirée d’une peinture d’époque hellénistique, l’artiste a-t-il voulu faire un clin d’œil à cette légende en dotant l’oreille de Bucéphale de l’allure et de la couleur d’une petite corne bovine (Fig. 14) ?

3. Le cheval dans le monde punique

Les Puniques, malmenés par les flots et les tempêtes, retirèrent du sol un signe que leur avait annoncé la royale Junon : la tête d’un cheval plein de feu. Incomparable dans la guerre, pourvue de toutes subsistances, telle serait à travers les siècles leur nation.
Virgile, Énéide I, 441-445

  • C’est à Cicéron que l’on doit le lieu commun de représenter Carthage comme une puissance éminemment commerciale qui négligeait l’agriculture et les armes. Comment expliquer alors que les Carthaginois commencèrent à battre monnaie relativement tard ? Il faut en effet attendre la fin du Ve siècle av. J.-C. pour voir apparaître la légende punique Qrtḥdšt – « la nouvelle ville » – sur des tétradrachmes d’argent frappés en Sicile. L’introduction de la monnaie dans le monde punique répond plus à l’exigence pratique de verser la solde des mercenaires engagés sur l’île qu’à un véritable besoin de l’économie carthaginoise.

    L’iconographie de la première monnaie punique est d’inspiration grecque (Fig. 15). On y reconnaît à l’avers l’avant-train d’un cheval couronné par une Victoire ailée qui n’est rien d’autre qu’un « zoom » légèrement modifié sur les quadriges des tétradrachmes syracusains. Carthage proclame ainsi haut et fort son intention renouvelée de disputer l’hégémonie en Sicile à Syracuse, son ennemie traditionnelle. Au revers figure un palmier, dit phoinix en grec, « l’arbre phénicien », qui évoque l’identité de l’autorité émettrice et ses origines phéniciennes.


  • D’après la tradition, lorsque Didon et ses compagnons commencèrent à creuser le sol pour établir les fondations de Carthage, ils déterrèrent d’abord une tête de bœuf, qu’ils interprétèrent comme le signe d’un sol fécond mais de difficile culture, et d’un esclavage perpétuel. Ils décidèrent alors de construire à un autre endroit : en fouillant de nouveau, ce fut une tête de cheval qui apparut, présage manifeste du potentiel guerrier et de la prospérité économique de la nouvelle cité. On retrouve la tête équine sur une série monétaire émise, en Sicile encore une fois, à la fin du IVe siècle av. J.-C. (Fig. 16). Le plus souvent, cependant, le cheval carthaginois est représenté en entier, que ce soit au galop ou au repos, comme on peut le voir sur la monnaie illustrée à l’intérieur de cette vitrine.

  • Durant plus d’un siècle (264-146 av. J.-C.), les armées et les flottes de Rome et de Carthage se livrèrent une lutte acharnée en Méditerranée occidentale dans une « guerre totale » aboutissant à l’anéantissement de la métropole africaine. Rien n’aurait laissé prévoir le destin tragique de Carthage au début du IIIe siècle av. J.-C., lorsque Romains et Puniques manœuvraient main dans la main contre Pyrrhus et faisaient tous deux figurer des têtes de cheval sur des émissions à peu près contemporaines (Fig. 16 et 17). La confrontation des pièces permet toutefois d’apprécier des différences fondamentales entre ces deux « superpuissances » antagoniques de l’Antiquité.
    Sur la monnaie carthaginoise, le cheval est accompagné d’une divinité féminine, qu’on identifie tantôt à Koré, tantôt à Tanit. Le cheval romain, quant à lui, est associé à Mars, le dieu de la guerre, barbu et coiffé du casque corinthien conformément aux codes iconographiques grecs. Il s’agit d’une allusion au célèbre « cheval d’octobre », que les Romains immolaient tous les ans sur l’autel de Mars lors d’une cérémonie marquant la fin de la saison militaire.
    Le cheval punique est svelte et en liberté, tandis que le cheval romain apparaît plus lourd et harnaché, soit domestiqué par l’homme. La nature hétéroclite des armées de mercenaires à la solde de Carthage – Polybe y dénombre des Ibères, des Gaulois, des Ligures, des Numides et des Grecs – dégénérait parfois dans l’anarchie, à tel point que les généraux puniques employaient une équipe d’interprètes pour se faire comprendre. Les Romains, en revanche, se vantaient d’avoir une armée composée de citoyens, dont seuls les plus fortunés pouvaient se permettre de posséder et d’équiper un cheval. Si à Carthage le cheval évoque la richesse de la communauté dans son ensemble, à Rome il est avant tout un élément de fierté aristocratique.