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Le beau, le noble et le vainqueur. Monnaies équestres dans l'Antiquité

Le vainqueur (1ère partie)


 

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Commentaire de Matteo Campagnolo :

 

 

7. Les quadriges de Syracuse

Tenant les rênes, tu conduis, debout, à ta droite, le Précepte […] rappelant ceci : […] « Le Cronide, dont la voix rauque décoche éclairs et foudre, lui, parmi tous les dieux, honore-le ; mais, de cette célébration, n’oublie jamais tes parents »
Pindare, Pythiques VI, à Xénocrate d’Agrigente

  • Pindare, l’un des meilleurs poètes lyriques de la littérature grecque, n’était pas impressionné par la démocratie, un régime qu’il considérait comme dirigé par « une foule impétueuse » ; il prônait le principe de l’eunomía, le « bon ordre » que seule l’aristocratie traditionnelle pouvait selon lui assurer. Dans ses Odes pythiques, rédigées au début du Ve siècle av. J.-C., le poète chante les victoires remportées par Xénocrate et Hiéron, tyrans d’Agrigente et de Syracuse respectivement, aux courses de quadriges des Jeux pythiques, célébrés à Delphes tous les quatre ans. Si les tyrans de Sicile prenaient la peine d’envoyer leurs attelages jusqu’en Grèce continentale, c’était pour afficher leur richesse, pour affirmer leur prestige social et pour asseoir leur réputation politique dans le monde grec : parmi les concours panhelléniques, les Jeux pythiques étaient les deuxièmes en importance après ceux d’Olympie, sur lesquels on reviendra.



  • Ces facteurs expliquent sans doute l’omniprésence d’un quadrige agonistique conduit par un aurige sur la monnaie syracusaine (Fig. 29, 30 et 31). Le char figure toujours à l’avers, tantôt au pas (Fig. 29 et 30), tantôt au galop (Fig. 31), et repose sur une ligne d’exergue ; la scène est surmontée par une Niké ailée qui couronne de lauriers tantôt les chevaux (Fig. 29), tantôt l’aurige victorieux (Fig. 30 et 31). Au revers, une tête féminine entourée de quatre dauphins et de la légende ΣΥΡΑΚΟΣΙΟΝ (« [monnaie] des Syracusains ») représente selon toute vraisemblance Aréthuse, la nymphe tutélaire d’une fontaine jaillissant au centre de l’îlot d'Ortygie sur lequel fut bâtie la cité de Syracuse.



  • L’uniformité typologique des émissions de Syracuse est tout aussi remarquable que les évolutions stylistiques portant sur la manière de représenter les quatre chevaux : au début, ils sont parfaitement alignés, de sorte que ceux du fond sont suggérés par de minces traits au niveau des jambes (Fig. 29 et 30) ; plus tard, on préfère étaler les chevaux de manière à les rendre tous visibles (Fig. 31).
    Certains coins portent même la signature de l’artiste : les décadrachmes gravés par Évainète, des pièces commémoratives, constituent de véritables chefs-d’œuvre de la numismatique grecque (Fig. 31). Les armes hoplitiques que l’on voit sur cet exemplaire font probablement allusion à la victoire remportée par Syracuse sur les Athéniens en 413 av. J.-C., lors de la guerre du Péloponnèse : les victoires des quadriges aux Jeux vont ainsi de pair avec la puissance militaire de la cité.

  • Les émissions de Syracuse ont atteint des sommets inégalés dans l’art des gravures monétaires et ont été imitées en Sicile comme ailleurs dans le bassin méditerranéen pendant des siècles. Parmi les premiers à le faire furent les Carthaginois, et ce malgré la rivalité perpétuelle qu’ils entretenaient avec les Syracusains pour le contrôle de la Sicile. La pièce illustrée ci-dessus (Fig. 32) fut émise à Lilybée à un moment où cette cité grecque, d’une importance stratégique vitale, était tombée sous le pouvoir de Carthage, comme le trahit le toponyme typiquement punique inscrit sur l’avers (« le cap de Melqart »). Au revers, derrière la nuque d’Aréthuse, on aperçoit un grain d’orge, symbole de la prospérité agricole des comptoirs siculo-puniques.

8. Philippe II et les Jeux olympiques

Philippe [...] prit le soin de graver sur sa monnaie les victoires remportées par ses chars à Olympie.
Plutarque, Vie d'Alexandre, 4, 9

  • Les Jeux olympiques, attestés en Grèce depuis le VIIIe siècle av. J.-C., étaient l’une des principales composantes de l’identité hellénique. Loin de connaître une quelconque forme d’unité politique, les Grecs anciens étaient néanmoins une société culturellement homogène – par opposition aux barbares – parce qu’ils partageaient les mêmes valeurs, les mêmes croyances et les mêmes règles de comportement. C’est ainsi que tous les quatre ans ils laissaient de côté leurs conflits internes et se réunissaient à Olympie, dans le Péloponnèse, pour célébrer des concours panhelléniques servant de vitrine où chaque cité, représentée par ses athlètes, cherchait à se mettre en valeur.
    Ces derniers s’affrontaient dans plusieurs types d’épreuves réparties en deux groupes : les épreuves athlétiques, dites gymniques parce qu’on concourait entièrement nu, et les épreuves hippiques. Parmi les épreuves gymniques, le stadion, course à pied longue d’un stade (192 m), était la « reine » des Jeux puisque le vainqueur donnait son nom à l’olympiade. Sont aussi pratiquées encore de nos jours le lancer du disque et du javelot, le saut en longueur et la lutte, tandis que d’autres épreuves, comme le pancrace ou la course en armes, ont été abandonnées.


  • Les épreuves hippiques, introduites plus tard, comprenaient la course de quadriges (Fig. 33), la course montée (Fig. 34) et la course de biges. Il était rare que le propriétaire des che-vaux concoure personnellement ; la plupart du temps, il se limitait à engager des auriges et des jockeys, souvent des esclaves.
    Les jockeys montaient nus et à cru, sans selle ni étriers, et ils recouraient à toute sorte de ruses pour remporter la victoire, comme le détaille Pausanias dans sa Description de la Grèce :
    « La jument de Phidolas de Corinthe se nommait Aura ; à ce que disent les Corinthiens, il arriva à celui qui la montait de se laisser tomber dès le commencement de la course, et elle n’en continua pas moins à courir, tourna suivant les règles autour de la borne, accéléra encore plus sa course lorsqu’elle entendit la trompette, arriva la première vers les hellanodices [les juges des Jeux], et s’y arrêta comme sachant qu’elle avait remporté le prix. Les Éléens proclamèrent Phidolas vainqueur, et lui permirent de placer à Olympie la statue de sa jument. »
    La princesse spartiate Cynisca fut la première femme à gagner un prix à Olympie, en 396 av. J.-C. On raconte que son frère, le roi Agésilas II, l’aurait poussé à aligner son quadrige à la course pour discréditer cette épreuve, en « montrant » que la victoire était due à la richesse plutôt qu’à la vertu virile. Les femmes étant d’ailleurs interdites de mettre les pieds dans le stade, Cynisca ne put pas recevoir sa couronne en personne ; en compensation, elle se fit ériger une statue dans le sanctuaire de Zeus Olympien.


  • Le roi Philippe II de Macédoine n’hésita pas à célébrer sur sa monnaie les différentes épreuves hippiques qu’il remporta durant son règne (359-336 av. J.-C.). Ses tétradrachmes en argent commémorent sa première victoire olympique à la course de jockeys, en 356 (Fig. 34), tandis que le statère d’or illustré à l’intérieur de cette vitrine représente sa victoire à la course de biges en 348. En raison de ses origines macédoniennes, Philippe II était méprisé comme un « semi-barbare » par ses ennemis politiques en Grèce, notamment par l’orateur athénien Démosthène. Sa participation aux Jeux olympiques lui permettait ainsi de se présenter comme un véritable Grec, qui plus est supérieur aux autres du fait de ses victoires.


  • Une autre émission de tétradrachmes nous montre un cavalier barbu qui doit probablement être identifié au roi lui-même, comme le suggèrent ses habilles et son geste ainsi que sa monture, plus propre à la parade qu’à la course (Fig. 35). En levant la main droite comme pour saluer une foule fictive, le roi proclame son affabilité (homilía), vertu fondatrice de son hégémonie sur le monde grec à en croire les historiens antiques. Selon Diodore, « il devait l’accroissement de sa puissance non pas tant à la force des armes qu’à son éloquence insinuante et à ses manières bienveillantes qui lui conciliaient l’affection de tout le monde ».
    Les pièces de Philippe II circulaient partout en Grèce : c’est avec elles qu’il payait ses armées, qu’il se procurait de nouveaux alliés, qu’il faisait des donations aux sanctuaires et qu’il achetait la classe politique hellène, de sorte que chacun avait une victoire du roi macédonien dans sa bourse.

9. Le triomphe romain

Ainsi, tout le peuple pourra contempler ce triomphe, lire le nom des chefs et des villes conquises, voir les rois captifs marcher le cou chargé de chaînes devant les chevaux parés de guirlandes, et remarquer les visages qui portent l’empreinte du malheur, et ceux qui restent fiers et impassibles.
Ovide, Tristes 4, 2, 19-24

  • Chez les Romains, le triomphe était la cérémonie de célébration d’une victoire militaire. Le général vainqueur (imperator) faisait son entrée dans l’enceinte sacrée de Rome sur un magnifique chariot à la tête de ses officiers et de ses troupes qui le suivaient à cheval et à pied ; devant lui défilaient les prisonniers ainsi que le butin de guerre. Le cortège se promenait dans les rues de la Ville jusqu’au temple de Jupiter Capitolin, où le triomphateur dédiait sa victoire au Sénat, au peuple et aux dieux immortels.
    La description que fait Appien du triomphe de Pompée sur l’Asie en 61 av. J.-C., l’un des plus brillants de l’histoire de Rome, nous permet de nous faire une idée du faste éclatant qui accompagnait ces cérémonies :
    « Il dura deux jours successifs, et beaucoup de nations étaient représentées dans le cortège […] Il y avait des litières remplies d’or et d’autres ornements de diverses sortes, ainsi que […] 75 millions de drachmes en pièces d’argent. Le nombre de chariots portant des armes était infini, ainsi que les rostres des navires. Après cela venait la multitude de captifs et de pirates, […] tous vêtus dans leurs costumes indigènes. Devant Pompée se trouvaient les satrapes, les fils et les généraux des rois contre qui il avait combattus, au nombre de 324. […] Pompée lui-même était monté sur un char incrusté de pierres précieuses, portant, dit-on, un manteau d’Alexandre le Grand. »

  • Si la tradition romaine attribue la célébration du premier triomphe à Romulus, fondateur légendaire de Rome, ce fut un roi étrusque, Tarquin l’Ancien, qui le premier conduisit un char doré attelé de quatre chevaux, revêtant une toge peinte et une tunique décorée de palmes (Fig. 39). Il n’existait pas de règle écrite concernant les équidés, mais ceux-ci étaient d’habitude au nombre de quatre et d’une blancheur éclatante. Les chevaux blancs étant toutefois l’apanage de Jupiter et du Soleil, le choix de cette robe exposa certains triomphateurs comme Camille et César sous le feu des critiques, accusés comme ils le furent d’aspirer au pouvoir suprême. Pompée, quant à lui, tenta d’éclipser ses prédécesseurs en conduisant un char tiré par quatre éléphants lors de son triomphe africain de 81 av. J.-C., mais il dut renoncer en voyant que les pachydermes ne pouvaient pas franchir la porte de la Ville, pour le plus grand amusement du public présent.
    Le triomphe était au fond une cérémonie monarchique dans une cité oligarchique, et l’on comprend mieux les enjeux et les contradictions qui en découlaient lorsque l’on retrace l’évolution des représentations triomphales sur la monnaie romaine.


  • Au début, seuls les dieux avaient le droit de figurer sur des quadriges triomphaux ; ceux-ci donnèrent même leur nom à l’une des premières dénominations monétaires romaines en argent, antérieure même au denier : le quadrigatus, « la monnaie au quadrige » (Fig. 37). Au revers de ces pièces, on voit Jupiter, reconnaissable par le foudre et le sceptre qu’il tient dans ses mains, debout sur un quadrige au galop qui est conduit par une Victoire ailée. Le motif reproduit vraisemblablement une statue de Jupiter sur son quadrige que les édiles de 296 av. J.-C. avaient placé au sommet de son temple au Capitole, destination finale du cortège des triomphateurs romains.


  • La monnaie suivante, frappée pour commémorer le triomphe de Marius sur les Cimbres et les Teutons en 101 av. J.-C. (Fig. 38), marque un tournant en ce sens où, pour la première fois, le quadrige illustré ne transporte pas une divinité mais un être humain, soit Marius lui-même. Ce qui nous permet de l’affirmer, c’est que le quadrige n’est plus au galop « volant » comme sur le quadrigatus, mais au pas, indice certain de l’historicité et du caractère profane de l’épisode représenté. Le personnage de petite taille chevauchant la monture de droite de l’attelage n’est autre que le fils de Marius ; on sait en effet que les enfants des triomphateurs avaient le droit d’être associés à la cérémonie. Marius créa un précédent que d’autres imperatores du Ier siècle av. J.-C., tels que Sulla et Pompée, n’hésitèrent pas à suivre. En revanche, Auguste se montra un peu plus prudent dans la célébration monétaire de ses victoires militaires, se limitant à illustrer les enseignes triomphales et un quadrige vide (Fig. 39).