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Le beau, le noble et le vainqueur. Monnaies équestres dans l'Antiquité

Le noble


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Commentaire de Matteo Campagnolo :

 

 

4. Le cavalier et la chasse

Borysthène, coursier alain de l’empereur, qui, à son habitude, volait à travers la plaine, les marais et les hauteurs de l’Étrurie à la poursuite des sangliers de Pannonie ; nul sanglier n’osa lui porter un coup de ses blanches défenses tandis qu’il le pourchassait, ou répandre l’écume de sa bouche sur l’extrémité de sa queue, comme souvent il arrive. Mais dans la fleur de sa jeunesse, sans que nulle blessure ait souillé ses membres, il est mort à son heure et repose dans ce champ.
Inscriptions latines de Narbonnaise IV, 33

  • Dans l’Antiquité, le cheval est un bien de prestige et d’ostentation, réservé à un groupe privilégié d’individus qui s’attribuent la défense, la représentation et la perpétuation de la communauté. Fier et élégant, fougueux et imposant, il incarne, par son allure comme par son comportement, les valeurs de l’aristocratie.
    Les activités que l’aristocrate pratique volontiers à cheval sont la chasse et la guerre, la première étant conçue comme un exercice de préparation à la deuxième et devenant par là même partie intégrante de la paideia grecque. Dans sa Cynégétique, Xénophon encourage les jeunes à chasser pour devenir de bons soldats, tandis que Platon vante dans ses Lois les mérites de la chasse moyennant des chevaux et des chiens, où « ceux qui ont à cœur une bravoure digne des dieux » domptent le gibier par la course, les coups et les traits lancés de leurs propres mains. Pline le Jeune prolonge le raisonnement en observant que chasser suppose de « lutter de vitesse avec les bêtes les plus rapides, de force avec les plus hardies, d’adresse avec les plus rusées ». La poursuite de l’animal sauvage annonce d’emblée le combat avec l’ennemi barbare auquel il est assimilé.

  • La chasse était un divertissement particulièrement cher aux rois de Macédoine, qui se constituèrent d’après Polybe d’immenses réserves boisées où ils assemblaient le gibier, sur un modèle emprunté aux célèbres « paradis » ou parcs de chasse perses. Le roi y chassait avec ses compagnons, les hetairoi, ce qui comportait des risques inattendus : Archélaos Ier périt lors d’une battue à la suite d’une blessure que Crateuas, son éromène, lui avait portée dans un complot déguisé en accident. Son successeur Amyntas III n’en fut pas pour autant découragé, et choisit d’illustrer sur ses statères les dangers auxquels il s’exposait (Fig. 19) : la scène de l’avers, où l’on voit un cavalier brandissant un bident pour frapper sa victime, est complétée au revers par un lion qui, se redressant du coup, brise l’arme de son adversaire dans ses mâchoires. Le choix du lion n’est pas anodin : à l’image d’Héraklès, ancêtre prétendu de la dynastie argéade, celui qui vainc le lion devient lion à son tour, ce qui explique pourquoi cet animal fut toujours la proie favorite de la chasse royale.

  • Chez les Romains, la chasse fut pratiquée par d’illustres conquérants tels que Scipion Émilien, Pompée ou encore Trajan, mais le seul à donner une publicité spectaculaire à cette activité fut le peu guerrier Hadrien. L’empereur nomade et philhellène fut aussi l’empereur chasseur par excellence : il affronta le sanglier en Italie et dans les provinces occidentales, l’ourse en Mésie et en Grèce, et le lion, bien sûr, en Égypte (Fig. 20 et 21). Ce fut précisément en se lavant du sang d’un lion égyptien dont il avait brisé le cou que le malheureux Antinoüs se noya dans le Nil.

  • L’ardeur cynégétique d’Hadrien est évoqué par Dion Cassius :
    « On dit qu’il eut la passion de la chasse ; il s’y brisa la clavicule et faillit avoir une jambe estropiée ; une ville qu’il fonda en Mésie reçut le nom d’Hadrianothères [«les chasses d’Hadrien»]. Cette passion ne lui fit cependant négliger aucune des affaires qui sont du ressort de l’autorité suprême. Son amour de la chasse est encore attesté par Borysthène, son cheval favori pour la chasse, puisqu’à la mort de ce cheval, il lui fit construire un tombeau, y érigea une stèle et y grava une inscription. »
    À l’imitation d’Alexandre dont on a vu l’affection qu’il avait pour Bucéphale, Hadrien rendit des honneurs funèbres à son coursier Borysthène et prit même le soin de rédiger son épitaphe, que nous avons reproduite ci-dessus. Un autre de ses chevaux de chasse, Samis, fit un séjour dans les sources thermales d’Aquae Albulae, près de la villa de l’empereur à Tivoli, pour soulager les douleurs articulaires dont il souffrait.


  • Les chasses d’Hadrien ont encore été immortalisées dans les huit « tondi » visibles aujourd’hui sur l’arc de Constantin et dont la forme circulaire rappelle celle de la monnaie (Fig. 20). Le médaillon exalte la uirtus Augusti, « le courage de l’empereur » servant à compenser le manque d’activité militaire de son règne (Fig. 21). Ce n’est point un hasard si le siècle d’or de la chasse impériale coïncide avec la pax Romana, comme ce n’est pas non plus un hasard si Dion Cassius insiste sur le fait que chez Hadrien ce loisir ne fut jamais cultivé aux dépens du métier de souverain. On est tenté d’y voir l’écho d’une critique malveillante des élites sénatoriales, d’autant plus que d’autres empereurs chasseurs, tels Domitien et Commode, furent parodiés pour leur goût excessif pour la chasse-spectacle à laquelle ils s’adonnaient dans leurs résidences d’été, voire dans l’amphithéâtre. Ces « mauvais » Césars cherchaient à manifester devant le peuple leur vigueur et leur adresse au tir à l’arc, mais ce faisant, ils transformaient en massacre facile et sans risque la « plus noble des distractions ».

5. Les Dioscures

Chantons les sauveurs des hommes qui se trouvent sur le fil du rasoir, des chevaux emballés dans la sanglante mêlée, et des bateaux qui luttent contre les vents sauvages en bravant les astres qui se lèvent et se couchent dans le ciel.
Théocrite, Idylles 22, « Les Dioscures » 6-9 (trad. Matteo Campagnolo)

  • Les Dioscures, les Gémeaux du zodiaque, les dieux jumeaux, sont des figures populaires de la mythologie indo-européenne dont les origines remontent vraisemblablement aux cow-boys des steppes asiatiques, au tournant du deuxième millénaire avant J.-C. Les Grecs en font les fils de Léda, l’épouse de Tyndare aimée de Zeus (leur nom grec, Dióskouroi, signifie « fils de Zeus »), chacun né d’un œuf différent, de telle sorte que l’un, Castor, est mortel et l’autre, Pollux, immortel. Ils prennent part à de nombreuses expéditions, comme celle des Argonautes en Colchide, à la chasse du sanglier de Calydon, en Étolie, ou encore à la guerre de Troie, où ils combattent les Troyens pour libérer leur sœur Hélène. Traditionnellement, les Dioscures sont représentés torse nu, la chlamyde au vent, surmontés d’une étoile, armés d’une lance et à cheval, en train de galoper ; ils filent en petit équipage, comme l’aristocratie des dieux et des hommes.


  • À Rome, ces jumeaux divins sont les divinités tutélaires de l’ordre équestre, emblématiques des jeunes cavaliers en âge de porter les armes. La vitesse de leurs coursiers en fait avant tout des « annonciateurs », en particulier de victoire. Mais ces dieux cavaliers ont aussi pris goût à jouer le rôle de protecteurs, de sauveurs. Au lac Régille, lors de la bataille décisive mettant les Romains aux prises avec les Latins venus soutenir le roi de Rome exilé quelques années plus tôt (499 av. J.-C.), les Dioscures auraient fait leur apparition sur des chevaux immaculés, semant le trouble chez l’ennemi. Au crépuscule, après la bataille, on les aurait vu désaltérant leur monture à la source de Juturne, là où se trouvent aujourd’hui les ruines du temple qui leur fut érigé quelques années plus tard dans le Forum, et ils auraient annoncé la victoire aux Romains anxieux. Ce serait la raison pour laquelle leur effigie fut maintenue sur le denier pendant plus d’un siècle (Fig. 22).

    Probablement contemporains sinon antérieurs aux premières émissions de deniers romains (214-211 av. J.-C.) furent les statères des Brettiens, un peuple parmi les plus puissants du sud de l’Italie à l’époque de la deuxième guerre punique (Fig. 23). Les Dioscures y sont présents à l’avers, portant le pilos, un bonnet en feutre dont la forme d’œuf rappelle les circonstances de leur naissance ; on les retrouve aussi au revers, à cheval, saluant et tenant une palme pour annoncer la victoire qu’ils ont parrainée.

  • Les Dioscures étaient également les protecteurs des navigateurs, sans doute à cause de leurs liens avec l’astronomie : on sait qu’à Édesse, ils étaient vénérés en tant qu’étoile du berger, du matin et du soir, comme ils l’étaient probablement aussi chez les Brettiens, en lien avec Aphrodite. Et les Romains connaissaient cet aspect de leur culte : sur un denier républicain, on les voit s’élancer dans des directions opposées, ce qui s’explique probablement par une allu-sion à l’étoile du soir et à l’étoile du matin, que l’on croyait être deux astres différents (Fig. 24). Le navire sur lequel s’embarqua Saint Paul lors de son voyage à Rome portait l’enseigne des Dioscures, et l’on était persuadé que le mystérieux feu de Saint-Elme était l’œuvre des jumeaux divins, présage d’une navigation sans danger.

    Bien que la popularité des Dioscures sur la monnaie ait diminué à l’époque impériale – on en compte uniquement une quinzaine de représentations numismatiques entre les règnes d’Antonin le Pieux et Maxence (138-312 après J.-C.) – on ne les avait pas pour autant oubliés. L’aura des Jumeaux était telle, qu’elle ne s’est pas éteinte avec l’arrivée du christianisme : au Moyen Âge, on attribua une épi-phanie salvatrice semblable à la leur sur le champ de bataille aux saints Gervais et Protais, dans les guerres du Milanais, ou encore à Santiago et San Millán, lors d’une bataille légendaire opposant les chrétiens du royaume de León à l’armée du calife de Cordoue.

6. Les statues équestres

Quelle est cette masse, ce colosse surmonté d’un autre colosse, qui s’élève embrassant le Forum latin ? Est-ce un ouvrage du ciel descendu parmi nous ? […] Partageant la majestueuse fierté de son maître, le coursier s’anime, il lève la tête et semble prêt à bondir ; son cou se dresse, sa crinière se hérisse, la vie circule impétueusement le long de son poitrail, et ses flancs présentent une vaste surface à ces gigantesques éperons.
Stace, Silves I, 1

  • Les statues équestres ont fait leur apparition dans le paysage de la Grèce antique au VIe siècle av. J.-C., tirant parti des stèles funéraires et des bas-reliefs du Proche-Orient où il était de coutume d’héroïser le défunt et le souverain en le représentant à cheval. Elles connurent un succès limité dans des cités comme Athènes, où le régime démocratique voyait sans doute d’un mauvais œil la manière dont ce type de statue élevait son bénéficiaire à un rang supérieur à celui de ses concitoyens. Des controverses similaires ont été soulevées en Suisse au moment de l’érection des statues équestres du général Dufour, à la place de Neuve (1884), et du général Guisan, à Ouchy (1967). C’est pourquoi en Grèce classique on érigeait davantage des statues équestres aux vainqueurs dans les jeux sacrés.
    Il faut attendre l’époque hellénistique pour que les statues équestres des grands chefs politiques et militaires connaissent leur essor, sous l’impulsion d’une multitude de dynastes rivalisant pour l’héritage d’Alexandre : l’œuvre de Lysippe représentant le conquérant macédonien à cheval au milieu des cavaliers de son escadron qui avaient péri au passage du Granique était particulièrement renommée, à tel point qu’elle fut ramenée à Rome comme butin de guerre en 148 av. J.-C. pour être exposée dans le portique de Metellus, près du cirque Flaminius.


  • Les statues équestres étaient extrêmement populaires dans la Rome républicaine, où elles constituaient selon Cicéron « le plus grand honneur » auquel on pouvait aspirer (Fig. 25 et 26). Au IIe siècle av. J.-C. la « statuomanie » avait acquis une telle ampleur que les censeurs de l’an 158 décidèrent de faire enlever une foule de statues des endroits publics, à l’exception de celles qui avaient été érigées par un décret du peuple ou du Sénat.

  • Les statues équestres romaines étaient généralement faites en bronze, ce qui explique pourquoi la plupart d’entre elles n’existent plus de nos jours. Les monnaies constituent dès lors, avec les sources écrites, un témoignage précieux nous permettant de mieux comprendre comment les hommes de pouvoir de l’Antiquité cherchaient à se faire représenter. C’est le cas de la statue colossale de Domitien, décrite avec toute sorte d’éloges par le poète Stace et illustrée sur un sesterce datant des dernières années du règne de l’empereur (Fig. 27). Érigée au centre du Forum romain, cette statue était censée marquer l’emprise visuelle de la dynastie flavienne sur la ville de Rome : Domitien inaugurait ainsi une conception urbanistique que l’on rencontre toujours dans les places publiques de nos villes modernes.

  • L’image du cavalier que l’on cherche à transmettre varie selon les attributs de ce dernier et la posture adoptée par sa monture. Le cheval peut être représenté cabré, se dressant sur ses jambes arrières avant de se lancer au galop (Fig. 25), ou piaffant, avec l’un de ses antérieurs levé pour évoquer le trot (Fig. 26 et 27). Les difficultés techniques découlant de la volonté des sculpteurs de donner du dynamisme à leurs œuvres expliquent la présence d’éléments naturels – des arbres, des rochers – servant à tenir le poids des jambes du coursier (Fig. 25 et 27). Le cavalier, quant à lui, figure en toge ou cuirassé, tenant dans ses mains, outre les rênes, un bâton, une arme ou un trophée (Fig. 26), ou alors simplement levant la main droite dans un geste pacificateur devenu très populaire chez les empereurs romains (Fig. 27).



  • Dans l’Antiquité tardive, les représentations monétaires de statues équestres cédèrent progressivement le pas à celles, stylistiquement très proches, de l’adventus, une cérémonie ayant pour objectif de célébrer l’arrivée de l’empereur dans la ville de Rome (à l’intérieur de cette vitrine). La scène se distingue néanmoins par l’incorporation d’un manteau flottant au vent, comme pour préciser que le cavalier est bel et bien en mouvement. L’empereur se promenait à cheval dans la Ville sans perdre l’occasion d’admirer ses aînés immortalisés en bronze, comme le rapporte Ammien Marcellin à l’occasion de l’adventus de Constance II en 357 apr. J.-C. :
    « Quand il fut parvenu au forum de Trajan, [...] il s’arrêta interdit devant la statue équestre de cet empereur, cherchant par la pensée à mesurer ces proportions colossales, qui bravent toute description et qu’aucun effort humain ne saurait reproduire. »