Avril 2022

Entretien

La parole à... Valérie Dullion

Valérie Dullion est professeure associée à la FTI depuis 2011. Spécialisée en traduction juridique et institutionnelle ainsi qu’en histoire de la traduction, elle est membre du centre d’études Transius. Elle enseigne la traduction et la révision, principalement de l’allemand vers le français, et dirige des programmes de formation continue dans ces domaines. Elle contribue ainsi à la formation de traductrices et traducteurs en activité dans de nombreuses institutions suisses. De 2011 à 2019, elle a été responsable de l’Unité de français et codirectrice du Département de traduction de la FTI. Valérie Dullion est diplômée en traduction de l’Université de Genève et docteure en linguistique de l’UCLouvain.

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À première vue, les liens entre traduction juridique et histoire de la traduction ne sont pas évidents. Quel est l’intérêt d’associer ces deux domaines ?

En prenant du recul par rapport aux pratiques professionnelles que nous connaissons aujourd’hui, par exemple en traduction juridique, on constate que ces pratiques ne découlent pas simplement d’impératifs techniques : elles résultent aussi d’orientations qui ont été définies dans le passé, choisies parmi plusieurs possibles et parfois vivement débattues. Réciproquement, étendre l’histoire de la traduction aux activités dites « pragmatiques », y compris dans les domaines les plus spécialisés et codifiés, permet de mesurer la place de ces activités dans le fonctionnement effectif des sociétés multilingues, au quotidien et au fil des transformations.

Entre les régimes linguistiques (c’est-à-dire les principes qui déterminent le statut et l’emploi des langues au sein de l’État) et la réalité sur le terrain s’ouvre ainsi tout un espace, largement occupé par la traduction institutionnelle. Dans mes recherches sur le cas de la Suisse, j’observe par exemple une complémentarité entre la traduction officielle et diverses formes de traduction officieuse, voire privée, qui persistent sur le long terme, ou encore des interactions entre la traduction et d’autres pratiques plurilingues. J’observe aussi des liens étroits entre l’évolution de la traduction institutionnelle au XIXe siècle, pendant les premières décennies de l’État fédéral moderne, et celle de la définition des rapports entre l’État et les citoyennes et citoyens, au regard du fédéralisme et de la démocratie semi-directe.

Vous codirigez un nouveau projet de recherche intitulé « Lieux de traduction ». Il est consacré à l’histoire des politiques de traduction à l’échelon des villes, en Belgique et en Suisse. Pouvez-vous nous en dire plus sur les grandes lignes de ce projet ?

Il s’agit d’une étude comparative qui portera sur l’émergence des politiques locales de traduction dans ces deux pays au XIXe siècle. Nous examinerons comment la traduction était réglementée, pratiquée et débattue, à partir de documents juridiques et administratifs recueillis dans les archives d’institutions publiques. Nous rassemblerons ces textes dans une base de données et les analyserons à l’aide d’outils numériques. Je codirige le projet avec la Professeure Reine Meylaerts, du Groupe de Recherche sur la Traduction et le Transfert Interculturel de la KU Leuven. L’étude se déroulera sur quatre ans. Elle est financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et le Fonds voor Wetenschappelijk Onderzoek Vlaanderen (FWO) en application d’un accord (Weave) qui facilite les collaborations internationales. Notre projet permet notamment de financer deux doctorats, dont un à Genève, au centre Transius.

Pourquoi se concentrer sur les villes ? Et pourquoi précisément en Belgique et en Suisse au XIXe siècle ?

Pas seulement parce que le « local » est à la mode ! Les villes ont une population multilingue, et leurs institutions sont en contact direct avec celle-ci. La Belgique et la Suisse sont deux États qui ont aujourd’hui plusieurs langues officielles et qui, depuis plus d’un siècle et demi, se réfèrent à un modèle politique libéral et démocratique. Or leurs régimes linguistiques ont évolué à partir de bases très différentes, posées lors de la fondation de l’État moderne, respectivement en 1830 et en 1848. Dans notre recherche, nous nous intéresserons en particulier à l’interaction entre le niveau local et le niveau national : quelle est l’influence du régime linguistique national sur la capacité des villes à développer des politiques de traduction adaptées à leur réalité sociolinguistique, qui comprend des langues non nationales ? Nous étudierons le cas de plusieurs villes, en principe Berne, Genève et Bienne pour la Suisse, et Bruxelles, Anvers et Liège pour la Belgique. Les décennies qui vont jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale correspondent à une période d’émergence, pendant laquelle on peut observer comment des politiques de traduction se constituent et quels effets elles produisent, et analyser par exemple des processus d’institutionnalisation et de professionnalisation.

Quels sont vos autres axes de recherche ?

Je travaille sur les compétences et l’interdisciplinarité en traduction juridique, avec un intérêt particulier pour le traitement de la terminologie. Au XIXe siècle, on œuvrait avec une grande économie de moyens techniques, d’où une attention prioritaire à la sélection des textes méritant d’être traduits et au choix de modalités pratiques adéquates. Nous avons aujourd’hui la capacité technique de produire des traductions en masse, mais de nouvelles difficultés surgissent pour définir et assurer la qualité à cette échelle. En traduction juridique, c’est notamment la précision qui est en jeu.

Quels sont les liens entre votre travail de recherche et vos autres activités et projets à la FTI ?

J’enseigne la traduction juridique et institutionnelle en maîtrise, de l’allemand et de l’italien vers le français. Dans le cadre de la formation continue, je prépare une nouvelle session sur les enjeux, ressources et méthodes de la traduction juridique dans le contexte suisse, prévue à l’automne 2022. Elle proposera un perfectionnement pour se repérer en droit suisse, se documenter par la recherche juridique informatisée et aborder la diversité des types de textes.

Dans mes activités liées à la formation, les résultats de mes recherches m’aident à mettre l’accent sur une sensibilisation à la variété des contextes professionnels. Prendre conscience de cette variété est utile pour savoir se situer dans la production et la réception des textes juridiques, et définir des stratégies adaptées. Les études historiques et comparatives apportent, par exemple, des éléments factuels pour considérer avec une distance critique le mythe selon lequel le littéralisme serait une nécessité en traduction juridique. Cette capacité de réflexion et de mise en perspective est d’actualité. Traduire des textes juridiques, aujourd’hui, ce n’est pas seulement permettre des échanges entre des systèmes nationaux bien délimités : c’est aussi participer, parmi d’autres acteurs et actrices, à la vie d’un droit aux structures internationales complexes. Ce dernier est souvent multilingue dès son origine, ne serait-ce qu’en raison des sources auxquelles il se réfère.