Les trois systĂšmes de la pensĂ©e de lâenfant : Ă©tude sur les rapports de la pensĂ©e rationnelle et de lâintelligence motrice (1928) a b đ
M. J. Piaget présente à la Société française de philosophie les considérations suivantes :
Position du problĂšme. â En quel sens peut-on dire que lâintelligence dĂ©rive dâune organisation motrice prĂ©alable ? Câest ce que nous voudrions examiner en nous plaçant sur le terrain de la psychologie de lâenfant.
Nous Ă©cartons ici le problĂšme Ă©pistĂ©mologique. La psychologie doit expliquer lâhomme au moyen de la rĂ©alitĂ© physique, par lâintermĂ©diaire de la biologie. La thĂ©orie de la connaissance, au contraire, rend compte de la constitution de lâunivers au moyen de la structure de la pensĂ©e humaine. Pour la psychologie, la pensĂ©e est donc mouvement ; pour lâĂ©pistĂ©mologie, le mouvement est pensĂ©e. Ces deux points de vue sont rĂ©ciproques, Ă condition de nâĂȘtre pas confondus. Nous adoptons ici le point de vue du psychologue.
ThĂšses. â I. Câest en analysant les rapports de la prĂ©vision avec lâexplication que lâon discerne le mieux les relations de lâintelligence motrice et de la pensĂ©e rationnelle. Lâaction conduit, en effet, Ă la prĂ©vision des phĂ©nomĂšnes, mais leur explication suppose la pensĂ©e.
Or, il arrive, chez lâenfant, que la prĂ©vision soit en avance sur lâexplication. La prĂ©vision parvient Ă utiliser certaines relations que nâaperçoit pas encore la pensĂ©e explicative, et lâexplication reste accrochĂ©e Ă certaines relations dĂ©jĂ dĂ©passĂ©es par la prĂ©vision. (Pour les faits, voir notre ouvrage sur La CausalitĂ© physique chez lâenfant, sect. II : PrĂ©vision et explication.)
II. En gros, on peut donc dire que les notions utilisĂ©es par lâexplication sont prĂ©formĂ©es dans lâaction. Lâexplication rĂ©sulterait ainsi dâune simple prise de conscience des relations tissĂ©es par lâintelligence motrice et dirigeant inconsciemment la prĂ©vision. Il y aurait, antĂ©rieurement au langage et Ă la pensĂ©e proprement dite, une organisation motrice intelligente qui constituerait la substructure de la raison.
III. Mais trois circonstances compliquent cette filiation :
1° La prise de conscience renverse lâordre de la construction rĂ©elle.
2° Toute prise de conscience implique un réapprentissage des opérations sur un nouveau plan, sur le plan des signes et des notions, qui se substituent au mouvement.
3° Entre lâaction et la raison sâinterpose le moi, avec les illusions de perspective propres Ă lâĂ©gocentrisme. La socialisation de la pensĂ©e est dĂšs lors nĂ©cessaire pour permettre Ă la raison de constituer ses normes et de rĂ©tablir le contact entre la pensĂ©e et les schĂšmes moteurs.
IV. La loi de prise de conscience. â La prise de conscience renverse lâordre de la construction rĂ©elle. Par exemple, la logique des relations est ce qui apparaĂźt en dernier lieu sur le plan de la pensĂ©e, quoique la relativitĂ© soit un phĂ©nomĂšne premier sur le plan de la perception ou de lâintelligence motrice.
M. ClaparĂšde, qui a soulignĂ© lâexistence de ces renversements, les explique en disant que la conscience surgit Ă lâoccasion des dĂ©sadaptations et que les opĂ©rations les plus habituelles restent ainsi inconscientes.
Cette rĂšgle empirique nous paraĂźt Ă©clairer la nĂ©cessitĂ© oĂč se trouve la pensĂ©e de prĂȘter attention aux objets quâelle construit avant de dĂ©couvrir comment elle les construit.
V. Les dĂ©calages. â Mais la prise de conscience nâest pas que spĂ©culaire : elle ne « rĂ©flĂ©chit » pas seulement, elle reconstruit. Les schĂšmes moteurs ne deviennent pas, sans plus, objets de pensĂ©e. Il faut les traduire, les reconstituer symboliquement au moyen dâun systĂšme de signes. Une mĂȘme opĂ©ration peut ainsi ĂȘtre rĂ©apprise sur une sĂ©rie de plans superposĂ©s et il y a « dĂ©calage » entre ces manifestations successives dâun processus unique.
Il y a dâabord les « dĂ©calages en comprĂ©hension » : une opĂ©ration exĂ©cutĂ©e sur le plan de la rĂ©flexion repasse par les difficultĂ©s dĂ©jĂ vaincues sur le plan de lâaction.
Il y a, dâautre part, les « dĂ©calages en extension » : en adaptant ses opĂ©rations mentales (par exemple, la logique des relations) Ă un domaine nouveau, lâenfant repasse par des difficultĂ©s dĂ©jĂ vaincues dans les domaines prĂ©cĂ©dents.
VI. Le rythme de la pensĂ©e. â La pensĂ©e procĂšde donc, pour ainsi dire, par diastoles et systoles successives. Par lâaction, elle sâavance Ă la conquĂȘte des choses. Par la prise de conscience, elle rĂ©gresse vers sa source. Mais elle ne se saisit elle-mĂȘme quâen sâextĂ©riorisant sous forme dâopĂ©rations qui continuent les conquĂȘtes initiales. Et ainsi de suite Ă lâinfini.
Un tel rythme exclut toute Ă©volution linĂ©aire. Mais, en droit, câest-Ă -dire en supprimant par la pensĂ©e tout dĂ©calage, la raison prolonge-t-elle sans plus lâintelligence motrice ? Ici intervient une complication nouvelle.
VII. Les trois systĂšmes de la pensĂ©e de lâenfant. â La continuitĂ© entre lâintelligence motrice et la pensĂ©e rationnelle ne se rĂ©alise quâaprĂšs coup. Entre lâaction et la raison sâinterpose dâabord un milieu rĂ©fringent, qui fait dĂ©vier les ondes dâadaptation et qui est constituĂ© par le « moi ». Il faut donc distinguer, dans la pensĂ©e de lâenfant, non pas deux, mais trois systĂšmes superposĂ©s :
1° Lâintelligence motrice, qui assure lâadaptation de lâorganisme aux choses.
2° La pensĂ©e Ă©gocentrique, qui construit une reprĂ©sentation des choses dominĂ©e par le point de vue propre et Ă©chappant aux normes de rĂ©ciprocitĂ© et dâobjectivitĂ©.
3° La pensĂ©e rationnelle qui, en situant la perspective individuelle par rapport aux autres, permet Ă la pensĂ©e de se donner une reprĂ©sentation objective des choses, et ainsi de retrouver le bĂ©nĂ©fice de lâadaptation motrice prĂ©formĂ©e par lâaction.
VIII. Lâintelligence motrice. â AntĂ©rieurement au langage, ou indĂ©pendamment de lui, un certain nombre de structures mentales sont acquises, grĂące Ă une activitĂ© Ă laquelle on ne saurait refuser la qualification dâintelligente : par exemple, les schĂšmes spatiaux (lâespace actif, antĂ©rieurement Ă la reprĂ©sentation de lâespace), les connexions lĂ©gales permettant la prĂ©vision, lâorganisation des perceptions, etc.
Ă lâanalyse, on peut discerner lĂ deux groupes dâĂ©lĂ©ments :
1° Une accommodation progressive de lâorganisme aux choses, grĂące Ă la construction des schĂšmes moteurs ;
2° Une assimilation rĂ©ciproque des choses Ă lâorganisme : par exemple, le poids est senti comme une force, etc.
Mais il manque à cette activité deux propriétés pour donner sans plus naissance à la raison :
1° Il nây a pas de prise adĂ©quate de conscience du mĂ©canisme de lâaccommodation motrice. Lâenfant nâaperçoit encore que les qualitĂ©s constituĂ©es par les rĂ©sultats pĂ©riphĂ©riques de lâaction. Il ignore sa propre activitĂ© et les relations quâelle suppose.
2° Il nây a pas de vĂ©rification, de contrĂŽle actif, mais simple sĂ©lection des conduites, passivement acceptĂ©e.
IX. La pensĂ©e Ă©gocentrique. â LorsquâĂ lâaction pure se superpose lâimagination, et au mouvement le langage, la pensĂ©e est libĂ©rĂ©e et se dĂ©ploie en rĂ©cits, monologues, jeux et rĂȘveries. Il en rĂ©sulte un dĂ©placement dâĂ©quilibre : lâassimilation au moi lâemporte sur lâaccommodation aux choses.
La pensée égocentrique se définit dÚs lors par deux caractÚres :
1° Au point de vue de la structure, câest une pensĂ©e sans normes.
2° Au point de vue du contenu, câest le primat de la perspective propre.
La pensĂ©e de lâenfant, de deux-trois Ă sept-huit ans, paraĂźt dominĂ©e par cet Ă©gocentrisme, et la mentalitĂ© qui en rĂ©sulte diffĂšre de la mentalitĂ© « adulte ». Ce nâest pas Ă dire que lâĂ©gocentrisme intellectuel ait disparu chez nous, ni que la raison impersonnelle nâapparaisse pas en puissance dĂšs la socialisation primitive due Ă lâacquisition du langage. Mais le dĂ©veloppement de la raison suppose une inversion de sens par rapport aux tendances spontanĂ©es de la pensĂ©e : celle-ci cherche la satisfaction avant la vĂ©ritĂ©, et la raison ne saurait triompher quâĂ la suite dâune « conversion » progressive du moi.
X. La pensĂ©e rationnelle. â Ătre rationnel, selon la profonde remarque de F. Rauh, consiste à « se situer ». Comment lâenfant arrive-t-il Ă se situer ? Ni par lâaction pure, pour les raisons quâon a vues, ni par la pensĂ©e spontanĂ©e, qui est inconsciemment asservie par le moi, mais par la coopĂ©ration seule :
1° En tenant compte dâautrui, lâenfant apprend Ă distinguer le subjectif de lâobjectif. Cette dissociation conduit, dâune part, Ă une prise de conscience des conditions de lâactivitĂ© propre, et, dâautre part, Ă une reprĂ©sentation impersonnelle des choses.
2° La rĂ©ciprocitĂ©, condition normative de la pensĂ©e et de lâaction, succĂšde au faux absolu du point de vue individuel.
3° La logique des relations remplace, par le fait mĂȘme, le rĂ©alisme des qualitĂ©s conceptuelles.
Par cette triple acquisition, la pensĂ©e devient susceptible de prolonger lâintelligence motrice : lâadaptation organique, esquissĂ©e dĂšs les premiers mois de lâexistence, cesse dâĂȘtre une source dâillusions de perspective pour devenir instrument dâinsertion de lâesprit dans le rĂ©el.
M. Xavier LĂ©on. â Messieurs, je nâai pas besoin de prĂ©senter M. Piaget aux membres de la SociĂ©tĂ© française de philosophie. Lâauteur du Langage et la pensĂ©e chez lâenfant, du Jugement et du raisonnement chez lâenfant, de La ReprĂ©sentation du monde chez lâenfant, de La CausalitĂ© physique chez lâenfant est connu de tous : il est presque des nĂŽtres.
Je veux seulement lui souhaiter la bienvenue parmi nous, et lui dire quâen le conviant aujourdâhui Ă venir exposer devant vous ses idĂ©es, nous avons tenu Ă rendre hommage Ă un homme et Ă une Ćuvre qui font honneur, sinon tout Ă fait Ă la philosophie française, du moins Ă la philosophie de langue française, Ă un pays aussi oĂč nous comptons tant dâamis trĂšs chers, et jâai plaisir Ă rappeler devant vous les noms dâĂdouard ClaparĂšde, dâArnold Reymond, pour ne citer que ceux qui ont dĂ©jĂ pris la parole ici mĂȘme.
Mon cher Monsieur Piaget, dans la lettre que vous mâĂ©criviez en septembre dernier, Ă propos de lâorganisation de cette sĂ©ance, vous me rappeliez que lâidĂ©e premiĂšre en revenait Ă notre ami PĂ©caut. Et, en effet, au retour des fĂȘtes en lâhonneur de Pestalozzi, oĂč il vous avait rencontrĂ©, PĂ©caut mâavait parlĂ© de vous en des termes que je ne vous rappellerai pas, pour ne pas offenser votre modestie. Il avait ajoutĂ© « Il faut absolument que Piaget vienne Ă la SociĂ©tĂ© française de philosophie nous exposer ses idĂ©es. » Et puisque son vĆu se rĂ©alise aujourdâhui, jâai plaisir Ă lui exprimer notre gratitude de nous avoir procurĂ© la satisfaction de vous entendre.
M. Piaget. â Messieurs, permettez-moi dâabord de remercier de tout cĆur M. Xavier LĂ©on des paroles quâil vient de prononcer et qui me touchent infiniment. Je suis, plus que je saurais le dire, sensible Ă lâhonneur que vous me faites en rĂ©servant une de vos sĂ©ances Ă la discussion de mes thĂšses, et je vous en exprime ma vive reconnaissance.
Il existe chez le petit enfant, dĂšs avant lâapparition du langage, des actes qui sont nettement intelligents, et, cependant, il nây a encore ni parole ni pensĂ©e proprement dites. Il faut donc admettre que cette intelligence travaille essentiellement au moyen de mouvements. Câest en ce sens que nous parlerons dâintelligence motrice. Cette forme dâintelligence prĂ©sente une importance considĂ©rable pour le dĂ©veloppement de la pensĂ©e de lâenfant. Câest Ă elle, par exemple, quâest due la construction de la notion dâespace au cours de la premiĂšre et de la seconde annĂ©e du dĂ©veloppement mental. Câest elle qui construit aussi la notion dâobjet et tout lâunivers primitif avec sa causalitĂ© et sa lĂ©galitĂ© propres. Lâintelligence motrice conserve longtemps un rĂŽle essentiel ; jusque vers sept ou huit ans on constate, Ă cĂŽtĂ© dâactes de pensĂ©e proprement dits, des tĂątonnements moteurs qui assurent lâadaptation de lâenfant Ă des circonstances empiriques nouvelles. Ce que jâaimerais me demander avec vous, câest dans quelle mesure on peut dire quâil y a continuitĂ© entre cette intelligence motrice et la raison proprement dite.
Le problĂšme est dâordre gĂ©nĂ©ral. On a coutume, en psychologie, de considĂ©rer la pensĂ©e comme prĂ©parĂ©e par lâaction, comme consistant mĂȘme en une sorte de prise de conscience des rĂ©sultats ou des conditions de lâaction. Câest devenu un lieu commun que de prĂ©senter lâintelligence et le jugement comme constituĂ©s en derniĂšre analyse par des mouvements. Une telle thĂšse conduit Ă considĂ©rer lâintelligence gnostique comme dĂ©rivant sans plus de lâintelligence pratique. JusquâĂ quel point cette assertion est-elle exacte ? Quelles sont les prĂ©cautions Ă prendre pour lâutiliser ?
Ăcartons toute discussion sur lâessence du mouvement. Le rĂ©alisme scientifique doit tendre Ă considĂ©rer les opĂ©rations psychologiques comme des mouvements. LâidĂ©alisme critique doit ramener le mouvement au jugement. Les deux points de vue sont conciliables en tant que situĂ©s sur deux plans diffĂ©rents.
Toute Ă©pistĂ©mologie repose, en effet, sur un cercle inĂ©vitable et, du reste, lĂ©gitime : la pensĂ©e explique les faits et sâexplique par les faits. La pensĂ©e est Ă la fois un fait et une condition du fait. En tant que fait, elle ne peut se concevoir elle-mĂȘme que comme un systĂšme de mouvements liĂ©s Ă lâorganisme, et, par lĂ , Ă lâunivers physique. Mais elle dĂ©couvre par ailleurs que les choses, y compris lâorganisme, dĂ©pendent dâelle pour se constituer. La psychologie, qui est une science biologique, doit ainsi expliquer lâhomme par lâunivers et la thĂ©orie de la connaissance, pour laquelle la pensĂ©e est un idĂ©al non rĂ©alisĂ© dans les choses, doit suivre la marche inverse. Mais ces deux orientations sont rĂ©ciproques. Il est donc vain de se demander si la pensĂ©e est mouvement, ou si le mouvement est pensĂ©e : cela dĂ©pend du point de vue. Il convient seulement de ne pas mĂȘler les points de vue, sous prĂ©texte dâen faire la synthĂšse.
Nous ne nous occuperons pas ici de concilier ces attitudes diffĂ©rentes. Nous adoptons la mĂ©thode du psychologue, et câest en restant exclusivement sur le terrain psychologique que nous examinerons notre problĂšme.
I. Les donnĂ©es les plus instructives pour lâĂ©tude des rapports entre la pensĂ©e et lâaction dans la psychologie de lâenfant sont fournies par la prĂ©vision et lâexplication des phĂ©nomĂšnes physiques.
Lâaction, en effet, mĂšne Ă la prĂ©vision et suffit, en gros, Ă lâĂ©laboration des lois. Câest ce dont se sont avisĂ©s les positivistes, lorsquâils ont voulu subordonner la science Ă la pratique.
Au contraire, lâexplication implique la pensĂ©e et dĂ©borde lâaction. On sait avec quelle vigueur une rĂ©cente philosophie des sciences a ainsi opposĂ© la « cause » Ă la « loi ».
Quels sont donc, chez lâenfant, les rapports de la prĂ©vision avec lâexplication ? Contentons-nous ici dâun seul exemple, celui du dĂ©placement du niveau de lâeau, lors de lâimmersion dâun solide dans un verre rempli aux trois quarts. Et, pour abrĂ©ger, envisageons uniquement les conduites des enfants de six Ă dix ans. Ce ne sont pas les plus simples, mais les plus instructives.
Durant un premier stade, lâenfant, qui a fait ou observĂ© lâexpĂ©rience bien souvent, sait dâavance que les cailloux, les morceaux de bois, etc., feront monter lâeau si on les trempe dans le verre. Mais il explique le fait en recourant au poids : un caillou fait monter lâeau parce quâil est lourd, et que, en pressant au fond de lâeau, il produit un courant de bas en haut. Fort de cette explication, il prĂ©voit le rĂ©sultat de chaque nouvelle expĂ©rience en ne pensant quâau poids : un sac de grenaille, exigu, mais lourd, par exemple, fera monter lâeau plus haut quâun morceau de terre glaise, volumineux, mais plus lĂ©ger. Bref, explication et prĂ©vision sont fonctions de la notion de poids.
Durant un second stade â et voici le fait qui retiendra notre attention â prĂ©vision et explication se dissocient : dans ses explications lâenfant va rester accrochĂ© Ă lâidĂ©e du poids, tout en ne pensant plus, au cours de ses essais de prĂ©vision, quâĂ lâidĂ©e du volume dĂ©placĂ©. La dissociation va si loin quâelle entraĂźne dâinsupportables contradictions : dâune part, lâenfant affirme que le caillou fait monter lâeau « parce quâil est lourd » ; mais, dâautre part, il pense que la terre glaise fera monter lâeau plus haut que le sac de grenaille, tout en ayant constatĂ© que la terre glaise est plus lĂ©gĂšre. Sur ce point, il pense Ă©videmment au volume, mais il continue Ă tout expliquer par le poids. Il dit, par exemple, que la terre glaise fait monter le niveau « parce quâelle est un peu lourde ».
Durant un troisiĂšme stade, enfin, lâexplication rejoint la prĂ©vision : non seulement lâenfant sait que lâeau montera en fonction du volume dĂ©placĂ©, mais encore il explique ce changement de niveau en disant : « Lâeau monte parce que lâobjet est gros » 1.
Tels sont les faits dont nous allons chercher maintenant à dégager les enseignements.
II. Il est clair, tout dâabord, que, dans la derniĂšre explication, il ne trouve que des notions prĂ©formĂ©es par lâaction, lesquelles ont donc donnĂ© lieu Ă des prĂ©visions correctes avant de servir de matiĂšre aux explications.
En un sens, lâexplication rĂ©sulte ainsi dâune simple prise de conscience des relations tissĂ©es par lâaction, et dirigeant inconsciemment la prĂ©vision.
Dans les faits exposĂ©s Ă lâinstant on peut, par exemple, distinguer au moins deux groupes de donnĂ©es dues Ă la simple intelligence motrice : 1° lâenfant commence par admettre implicitement que le poids est toujours proportionnel au volume. Câest pourquoi il commence par prĂ©voir (faussement) que la montĂ©e de lâeau sera fonction du poids, sans se douter des discordances possibles entre le poids et le volume (discordances que lâexpĂ©rience lui prĂ©sente pour la premiĂšre fois et dont il nâarrive pas Ă tenir compte dâemblĂ©e) ; 2° lâenfant arrive ensuite, par simple intelligence motrice, Ă prĂ©voir que la montĂ©e de lâeau sera proportionnelle au volume, et non au poids comme tel.
Que cette derniĂšre acquisition soit lâĆuvre de lâaction et non de la pensĂ©e proprement dite, cela est clair puisque, durant le second stade, lâenfant parvient Ă la notion du volume dĂ©placĂ© sur le plan de lâaction ou de la prĂ©vision, sans y parvenir sur celui de la pensĂ©e ou de lâexplication. La contradiction qui existe, durant ce stade, entre les donnĂ©es de la prĂ©vision et celles de lâexplication, est mĂȘme la meilleure preuve de lâexistence de plans divers dâintelligence.
Quant Ă la premiĂšre acquisition, câest-Ă -dire Ă la corrĂ©lation entre le poids et le volume, lâobservation des bĂ©bĂ©s montre assez quâelle se fait avant lâusage de la parole. Par ses tĂątonnements, et grĂące Ă la relativitĂ© inhĂ©rente Ă toute perception (Köhler, etc.), lâenfant apprend trĂšs vite Ă considĂ©rer dâavance les objets volumineux comme plus lourds que les petits. Une jolie illusion de poids (le signe de Demoor) a mĂȘme Ă©tĂ© signalĂ©e Ă propos de cette liaison.
III. Mais trois circonstances dâimportance essentielle empĂȘchent de considĂ©rer comme simple le passage de lâintelligence motrice Ă lâintelligence rationnelle :
1° La prise de conscience renverse lâordre de la construction rĂ©elle.
2° Toute prise de conscience implique un rĂ©apprentissage des opĂ©rations sur un nouveau plan ; il en rĂ©sulte que des difficultĂ©s vaincues sur le plan prĂ©cĂ©dent rĂ©apparaissent sur le nouveau, dâoĂč des dĂ©calages en extension et en comprĂ©hension qui compliquent indĂ©finiment lâĂ©volution mentale.
3° Entre lâaction et la raison sâinterpose le moi, avec les illusions de perspective dues Ă lâĂ©gocentrisme. Par consĂ©quent, dans la mesure oĂč la pensĂ©e se libĂšre du mouvement, et perd ainsi le bĂ©nĂ©fice du contrĂŽle propre Ă la rĂ©sistance physique des choses, dâautant elle est asservie par les sentiments et les tendances Ă©gocentriques, jusquâĂ ce que la socialisation, en rĂ©duisant le moi, permette Ă la raison de constituer ses normes, et de rĂ©tablir le contact entre la pensĂ©e et les schĂ©mas moteurs. Il y a donc, non pas deux, mais trois systĂšmes Ă considĂ©rer dans la pensĂ©e de lâenfant : celui de lâintelligence motrice, celui de la pensĂ©e Ă©gocentrique et celui de la pensĂ©e rationnelle.
IV. La « loi de prise de conscience ». â La prise de conscience des rĂ©sultats dâun travail psychologique renverse lâordre de la construction rĂ©elle.
Sans sortir des faits exposĂ©s plus haut, on peut citer comme exemple la difficultĂ© quâĂ©prouve lâenfant Ă prendre conscience du rĂŽle du volume dans le phĂ©nomĂšne de la montĂ©e de lâeau. En pratique, lâenfant sait bien que, grosso modo, ce sont les objets volumineux qui font le mieux monter lâeau. DĂšs le second stade, il arrive mĂȘme Ă une prĂ©vision correcte dans le dĂ©tail. Cependant, dans le complexe « poids Ă volume », il ne remarque dâabord que lâĂ©lĂ©ment « poids ». La considĂ©ration du volume est donc premiĂšre sur le plan moteur et derniĂšre sur le plan de la rĂ©flexion.
On peut rapprocher ces faits de la difficultĂ©, trĂšs systĂ©matique chez lâenfant, Ă saisir la relativitĂ© des notions. Lâenfant dâun certain Ăąge, par exemple, nâarrive pas Ă comprendre quâun canot flotte mieux quâun caillou, parce que le premier est plus lĂ©ger, relativement Ă son volume, que le second. Lâenfant ne pense, lĂ aussi, quâau poids absolu et non au complexe « poids Ă volume ».
Cependant, si la pensĂ©e ne saisit dâabord que des absolus, la perception et lâaction dĂ©pendent dĂšs le dĂ©but des relations. La logique des relations est Ă la source de tout travail intellectuel, mais lâesprit ne prend conscience de ses exigences quâau terme de ce travail.
Comment expliquer de tels faits ? M. ClaparĂšde a proposĂ© une formule gĂ©nĂ©rale : la conscience que nous prenons de notre activitĂ© psychologique est en raison inverse du caractĂšre habituel des opĂ©rations, parce que la conscience surgit Ă lâoccasion des dĂ©sadaptations, et que les opĂ©rations habituelles sont adaptĂ©es. Lâexemple typique citĂ© par lâauteur est celui de la ressemblance et de la diffĂ©rence : lâenfant construit spontanĂ©ment, grĂące aux ressemblances, des ensembles intuitifs et conceptuels, mais il lui est beaucoup plus facile, sur le plan verbal, de dire en quoi deux objets diffĂšrent, que de dire en quoi ils se ressemblent. La prise de conscience renverse ici lâordre de la construction.
áŒÏÏαÏÎżÎœ ÎŒáœČΜ áœČΜ Ïáż áŒÎ·Î±Î»ÏÏΔÎč, ÏÏáż¶ÏÎżÎœ ÎŽáœČ áŒÎœ ÎłÎ”ÎœÎÏΔÎč, disait dĂ©jĂ Aristote. Mais la loi de prise de conscience ne trouve sa pleine signification que sur le terrain critique. Elle est comme le symbole empirique de cette vĂ©ritĂ©, que lâesprit aperçoit les objets avant de voir comment il les a construits. La raison qui cherche Ă dominer lâexpĂ©rience commence par remarquer les caractĂšres les plus extĂ©rieurs de celle-ci, avant de remonter, sous la pression des contradictions soulevĂ©es par un tel rĂ©alisme, aux sources du travail intellectuel qui rend lâexpĂ©rience possible.
Dans les exemples qui nous occupent, la relativitĂ© Ă©tant un caractĂšre constitutif de la pensĂ©e, ne peut ĂȘtre aperçue quâaprĂšs une pĂ©riode durant laquelle les qualitĂ©s sont posĂ©es en soi, absolument. Et cette relativitĂ© ne peut ĂȘtre aperçue que sous la pression des contradictions dĂ©rivant de lâattitude non relativiste. Si le poids est conçu en lui-mĂȘme avant que devienne conscient le complexe « poids Ă volume », câest quâil constitue un caractĂšre plus immĂ©diat, plus facile Ă rĂ©aliser que lâensemble des relations spatiales et physiques dont il dĂ©pend.
V. Les « dĂ©calages ». â La prise de conscience est donc rĂ©gressive, par rapport Ă une construction antĂ©rieure progressive. Il y a lĂ le dĂ©but dâun mouvement pĂ©riodique dont nous allons voir maintenant les oscillations successives.
La prise de conscience, en effet, nâest pas un acte simple. Les schĂšmes Ă©laborĂ©s par lâintelligence motrice ne deviennent pas, sans plus, objets de conscience. Toute prise de conscience suppose une construction proprement dite, qui consiste Ă refaire les opĂ©rations dont il sâagit de prendre conscience, mais symboliquement, en les reprĂ©sentant par un systĂšme de signes. Câest ainsi que lâimage se substitue Ă lâacte, le mot Ă lâimage. Bref, le signe succĂšde au mouvement, et le schĂšme mental au schĂšme moteur, quoique lâintelligence reste identique Ă elle-mĂȘme au point de vue fonctionnel. Câest en ce sens que la prise de conscience est une construction : la rĂ©flexion nâest pas spĂ©culaire, mais constitue un acte vĂ©ritable, qui transforme lâesprit tout en lâexplicitant.
Lâesprit se dĂ©ploie ainsi en une sĂ©rie de plans, qui vont de lâaction simple Ă lâinvention scientifique, et sur chacun desquels chaque opĂ©ration doit ĂȘtre successivement rĂ©apprise, pour devenir objet de pensĂ©e. DâoĂč lâexistence des dĂ©calages. En adaptant une opĂ©ration Ă un nouveau plan de pensĂ©e, lâesprit repasse par les difficultĂ©s mĂȘmes quâil avait dĂ©jĂ surmontĂ©es sur le plan prĂ©cĂ©dent. Il nây a donc pas synchronisme entre les constructions correspondantes exĂ©cutĂ©es sur des plans diffĂ©rents, mais dĂ©calage entre elles.
Câest ainsi que, dans lâexemple exposĂ© plus haut, la considĂ©ration du volume nâintervient dâabord que dans lâaction, puis sur le plan de la prĂ©vision (prise de conscience des rĂ©sultats de lâaction), puis seulement sur le plan de lâexplication (prise de conscience des motifs qui ont dirigĂ© lâaction).
Ă cĂŽtĂ© de ces dĂ©calages, que nous appellerons « dĂ©calages en comprĂ©hension », on peut encore parler de « dĂ©calages en extension ». Lorsquâil adapte ses opĂ©rations mentales Ă un domaine nouveau, lâenfant repasse par les difficultĂ©s antĂ©rieurement vaincues dans dâautres domaines, dâoĂč un ensemble de dĂ©calages en extension qui donnent, eux aussi, Ă lâĂ©volution mentale un aspect pĂ©riodique. Par exemple, les notions maniĂ©es par lâenfant, telles que le poids, la gauche et la droite, etc., sont conçues comme absolues avant de devenir relatives. Mais lorsque la relativitĂ© est acquise pour lâune, lâautre peut fort bien en rester encore Ă un stade antĂ©rieur. Ce sont ces chevauchements qui compliquent tant la psychologie de lâenfant, et qui empĂȘchent de parler de stades globaux, pour contraindre lâanalyse Ă nâenvisager que des stades particuliers, relatifs Ă tel ou tel contenu de lâesprit.
Notons, entre parenthĂšses, que ces deux types de dĂ©calages se retrouvent dans lâhistoire des sciences. On a maniĂ© la logique des relations bien avant de prendre conscience de son existence et de traduire symboliquement ses opĂ©rations sur le plan de la rĂ©flexion (dĂ©calage en comprĂ©hension). Dâautre part, la logique des relations Ă©tait dĂ©jĂ appliquĂ©e Ă la physique alors que la biologie en restait au conceptualisme des qualitĂ©s absolues (dĂ©calage en extension).
VI. Le rythme de la pensĂ©e. â La pensĂ©e ne procĂšde ainsi que par une succession de bonds en avant et de retours sur elle-mĂȘme. Par lâaction, elle sâavance Ă la conquĂȘte des choses. Par la prise de conscience des conditions de lâaction, elle rĂ©gresse vers sa source. Mais pour prendre conscience dâelle-mĂȘme, elle construit un systĂšme de signes qui prolonge les opĂ©rations initiales et leur permet de pousser plus loin dans la direction du monde extĂ©rieur. Lâesprit organise donc lâunivers en sâĂ©laborant soi-mĂȘme. Mais il ne sâĂ©labore quâen projetant devant lui ce quâil puise dans son passĂ©. Un tel balancement ne saurait avoir de fin.
Mais, si les dĂ©calages en comprĂ©hension et en extension sâopposent Ă toute systĂ©matisation immĂ©diate, on pourrait admettre que, une fois rattrapĂ©s les retards dus Ă ces dĂ©calages, la pensĂ©e rationnelle constitue le prolongement direct, sur le plan des signes, de la pensĂ©e motrice. La raison serait ainsi de lâaction mise en symboles. LâĂ©volution intellectuelle resterait, en droit, linĂ©aire.
Câest ici quâune circonstance essentielle vient compliquer les choses : il y a non pas deux, mais trois systĂšmes successifs Ă considĂ©rer.
VII. Les trois systĂšmes de la pensĂ©e de lâenfant. â Les explications rationnelles fournies par lâenfant, comme celle du troisiĂšme stade, dans notre exemple de tout Ă lâheure, pourraient bien ĂȘtre prĂ©formĂ©es dĂšs lâintelligence motrice des premiĂšres annĂ©es. Et assurĂ©ment les opĂ©rations de la raison plongent leurs racines jusque dans les schĂ©mas hĂ©rĂ©ditaires ou acquis de lâaction organique. Toute causalitĂ© physique repose ainsi sur les schĂ©mas spatiaux prĂ©formĂ©s dans la structure de nos organes ou acquis grĂące aux opĂ©rations motrices des deux premiĂšres annĂ©es.
Mais cette continuitĂ© entre la raison et le mouvement ne se rĂ©alise complĂštement quâaprĂšs coup. En fait, entre la pensĂ©e motrice primitive et la pensĂ©e rationnelle il y a le long intermĂšde de la pensĂ©e Ă©gocentrique. Autrement dit, la construction qui, de la pensĂ©e motrice conduit Ă la raison, ne se fait pas selon un ordre linĂ©aire : entre lâaction et la pensĂ©e sâinterpose un milieu rĂ©fringent, qui fait dĂ©vier les ondes de lâadaptation motrice, et qui est le moi. Il faut donc distinguer trois systĂšmes superposĂ©s :
1° Lâintelligence motrice, qui consiste en un mĂ©lange dâaccommodation de lâorganisme aux choses et dâassimilation des choses Ă lâorganisme.
2° La pensĂ©e Ă©gocentrique, qui est issue de cet Ă©lĂ©ment dâassimilation et construit ainsi une reprĂ©sentation du monde, colorĂ©e de subjectivitĂ©, Ă©chappant Ă toute norme impersonnelle.
3° La pensĂ©e rationnelle, qui ramĂšne le moi Ă sa juste perspective, et qui, en construisant une reprĂ©sentation objective des choses, permet Ă lâesprit de retrouver lâĂ©lĂ©ment dâaccommodation esquissĂ© par lâintelligence motrice primitive.
VIII. Lâintelligence motrice. â Reprenons notre exemple du niveau de lâeau, et demandons-nous dâoĂč vient la notion initiale du poids du caillou (le complexe « poids Ă volume », complexe dont lâenfant nâarrive pas dâemblĂ©e Ă prendre conscience de maniĂšre adĂ©quate). Un tel schĂ©ma est le produit dâĂ©lĂ©ments complexes et indiffĂ©renciĂ©s, liĂ©s aux actions de saisir, de dĂ©placer, de soulever, etc. Il y a donc lĂ une organisation motrice, jointe Ă des estimations visuelles du volume et Ă des sensations kinesthĂ©siques, des sentiments dâeffort, etc.
Ă lâanalyse, on discerne dans ce complexe deux groupes dâĂ©lĂ©ments :
1° Un Ă©lĂ©ment dâaccommodation de lâorganisme aux choses : avant toute rĂ©flexion et tout langage, lâenfant apprend que les objets volumineux sont plus lourds que les petits, etc.
2° Un Ă©lĂ©ment dâassimilation des choses Ă lâorganisme : lâenfant perçoit les choses en fonction de ses actions ; le poids est ainsi une force, la force un effort, etc.
Il y a donc, dĂšs lâintelligence motrice, construction dâinstruments adaptatifs qui seront utilisĂ©s plus tard par la raison : ce sont, par exemple, la capacitĂ© de prĂ©vision, lâorganisation spatiale, la mise en relation des perceptions, etc.
Mais de tels instruments ne peuvent donner lieu dâemblĂ©e Ă une utilisation rationnelle, et cela pour deux raisons :
1° Il nây a pas de prise de conscience adĂ©quate du mĂ©canisme de lâaccommodation. Autrement dit, lâenfant ne prend pas conscience des relations. Il nâaperçoit dâabord que les qualitĂ©s constituĂ©es par le rĂ©sultat pĂ©riphĂ©rique de lâaction : sensations dâeffort, de rĂ©sistance, de tension, etc. Et, faute de conscience des relations, il colore de ces qualitĂ©s lâobjet avant mĂȘme de se les attribuer Ă lui-mĂȘme. Câest pourquoi lâassimilation initiale est dĂ©formante et nâest pas comparable encore Ă lâassimilation rationnelle.
2° En outre, il nây a pas de contrĂŽle actif, pas de vĂ©rification. Il y a bien les sentiments dâĂ©chec ou de rĂ©ussite, mais ce contrĂŽle, dĂ» Ă la rĂ©sistance des choses, est subi plus que recherchĂ©. Le bĂ©bĂ© expĂ©rimente sans cesse, mais il dĂ©sire obtenir un rĂ©sultat plus que comprendre le « comment ». Il renonce ainsi aux conduites inopĂ©rantes, mais, câest en tant quâil est dĂ©sireux dâun succĂšs et non parce quâil est tendu vers la comprĂ©hension. Il y a donc sĂ©lection des conduites et non pas soumission Ă des normes.
En bref, lâintelligence motrice comporte un mĂ©lange dâĂ©lĂ©ments dont les uns demanderont Ă ĂȘtre Ă©liminĂ©s, les autres dĂ©veloppĂ©s et disciplinĂ©s, pour que devienne possible la pensĂ©e rationnelle.
IX. La pensĂ©e Ă©gocentrique. â à lâaction pure sâajoute maintenant lâimagination ; au mouvement se superpose le langage, câest-Ă -dire le rĂ©cit, le monologue et la pensĂ©e intĂ©rieure. Il en rĂ©sulte que lâĂ©lĂ©ment dâassimilation des choses au moi ne connaĂźt plus de freins, tandis que lâĂ©lĂ©ment dâaccommodation passe au second plan : le premier souci de la pensĂ©e, ainsi libĂ©rĂ©e de lâaction, est en effet de chercher la satisfaction.
La pensée égocentrique se définit dÚs lors par deux caractÚres :
1° Au point de vue de la structure, câest une pensĂ©e sans normes. Il y a affirmation et croyance, mais pas de preuve. AssurĂ©ment, le contrĂŽle dĂ» aux choses subsiste, sous-jacent. Mais son efficace est diminuĂ©e du fait que lâimagination attĂ©nue la conscience des Ă©checs. Dâautre part, dĂšs quâil y a langage, il y a heurt avec la pensĂ©e dâautrui. Mais lâĂ©gocentrisme enfantin crĂ©e, parce quâil est inconscient, lâillusion de lâuniversalitĂ©.
Dans lâexemple discutĂ© plus haut, nous voyons lâenfant, au cours du deuxiĂšme stade, affirmer simultanĂ©ment que le caillou fait monter lâeau parce que lourd, et que le morceau dâargile fera monter lâeau plus quâun sac de grenaille et, quoique moins lourd, que ce dernier. Nous comprenons les raisons de cette contradiction, puisque nous avons analysĂ© la dualitĂ© des plans auxquels elle est due. Mais le problĂšme subsiste de savoir pourquoi lâenfant ne cherche pas activement Ă Ă©liminer une contradiction qui nous gĂȘnerait Ă sa place. La solution la plus simple consiste Ă dire que la pression des faits sur un esprit qui pense pour lui seul ne suffit pas Ă crĂ©er le besoin de cohĂ©rence logique, et que la discussion est nĂ©cessaire Ă la preuve.
2° Au point de vue du contenu, la pensĂ©e Ă©gocentrique consiste Ă assimiler lâunivers au moi. Il faut ici prĂ©venir de nombreuses objections. Durant toute lâenfance, lâaction assure une adaptation toujours plus poussĂ©e de lâorganisme aux choses. Pour que cette adaptation conduise sans plus Ă une reprĂ©sentation objective, il faudrait que lâenfant puisse dissocier ce qui, dans toute relation entre les choses et lui, est dĂ» aux rapports entre les objets et ce qui est dĂ» Ă la perspective particuliĂšre quâentraĂźne lâintervention de son corps. Or, câest le propre de lâĂ©gocentrisme que dâĂȘtre inconscient. Lorsque le physicien tient compte du systĂšme de rĂ©fĂ©rence particulier qui lui est propre en tant quâobservateur, il Ă©chappe prĂ©cisĂ©ment Ă lâĂ©gocentrisme. Lorsquâil ignore la dĂ©formation due Ă son point de vue spatio-temporel, il croit atteindre lâabsolu, mais reste anthropocentrique. De mĂȘme, lâenfant conçoit tout Ă son image tant quâil ne se connaĂźt pas lui-mĂȘme, et il ne saurait se connaĂźtre lui-mĂȘme tant quâil reste Ă©gocentrique.
Dans notre exemple, si lâenfant reste accrochĂ© Ă lâidĂ©e du poids, câest quâil se reprĂ©sente le caillou immergĂ© comme dĂ©clenchant, grĂące Ă son poids, un courant continu qui soulĂšve lâeau au-dessus de son niveau normal ; un objet plus volumineux, mĂȘme immerger ne lui paraĂźt pas pouvoir produire un tel effet sâil nâest pas aussi lourd. Le poids est donc symbole de force, dâactivitĂ©, presque de mouvement intentionnel. Comme tel, il constitue une qualitĂ© absolue, Ă©chappant Ă la logique des relations et indĂ©pendantes des connexions spatiales. Autrement dit, le poids est conçu en fonction de lâeffort musculaire, et lâobjet pesant est une sorte de corps vivant et actif. Dans la suite, au contraire, câest-Ă -dire lorsque lâenfant abandonnera lâĂ©gocentrisme pour lâattitude rationnelle, le poids lui apparaĂźtra comme une grandeur relative Ă dâautres grandeurs.
Nous avons cherchĂ© ailleurs Ă expliquer la pensĂ©e de lâenfant au moyen des deux caractĂšres de cette pensĂ©e Ă©gocentrique, et nous avons conclu que lâenfant diffĂšre de lâadulte en nature, et pas seulement en degrĂ©. Il faut sâentendre. Il y a, cela est clair, continuitĂ© de fait entre lâenfant et nous : il demeure de lâĂ©gocentrisme intellectuel chez lâadulte, et il y a de la pensĂ©e rationnelle dĂšs les premiĂšres annĂ©es. Mais, en droit, une considĂ©ration est essentielle : la pensĂ©e Ă©gocentrique nâest pas un simple intermĂ©diaire entre lâintelligence motrice et la pensĂ©e rationnelle. Elle assure lâĂ©panouissement de lâĂ©lĂ©ment dâassimilation propre Ă lâattitude motrice, et empĂȘche lâĂ©lĂ©ment dâaccommodation de se prolonger sans plus en pensĂ©e rationnelle. Elle constitue ainsi un milieu rĂ©fringent dont il sâagit de corriger les dĂ©formations pour rĂ©tablir la continuitĂ© entre la raison et le mouvement. Il y a donc un ensemble de caractĂšres intellectuels qui diminuent dâimportance avec lâĂąge mental, et un ensemble de caractĂšres qui augmentent dâimportance avec lâĂąge mental. Câest ce qui nous paraĂźt justifier lâhypothĂšse dâune pensĂ©e de lâenfant. Bien plus, ces caractĂšres de la pensĂ©e Ă©gocentrique, qui demanderont Ă ĂȘtre Ă©liminĂ©s par la raison, ne se dĂ©finissent pas seulement par leur aspect nĂ©gatif. Ils ont une signification. Si la raison est seule Ă fournir des normes que lâĂ©gocentrisme ignore, lâimagination est peut-ĂȘtre seule Ă pouvoir servir de moteur Ă lâinvention. LâĂ©gocentrisme est donc lâexpression de la capacitĂ© dâinventer, et si lâinvention mĂšne au rĂȘve quand elle nâest pas disciplinĂ©e, une raison trop prĂ©coce mĂšnerait sans doute Ă la stĂ©rilitĂ©. Le rythme qui, de lâaction, conduit Ă lâĂ©gocentrisme et de celui-ci Ă la raison, nâest donc quâun aspect nouveau de cette nĂ©cessitĂ© oĂč est lâesprit de se replier sur lui-mĂȘme aprĂšs et avant chaque conquĂȘte nouvelle.
X. La pensĂ©e rationnelle. â Ătre rationnel, en science comme en morale, consiste à « se situer », selon la profonde expression de F. Rauh. La question est de savoir comment lâenfant arrive Ă se situer. Si lâaction ne suffit pas Ă constituer la raison, et si la pensĂ©e libĂ©rĂ©e du mouvement se laisse asservir dĂšs lâabord par le moi, ce ne peut ĂȘtre que dans ses rapports avec autrui que lâenfant trouvera un milieu propre Ă la construction dâune pensĂ©e impersonnelle.
La coopĂ©ration mentale de lâenfant avec son entourage (Ă©liminons ici toute considĂ©ration de rapports sociaux impliquant la contrainte, lâautoritĂ© ou le prestige, lesquels remplacent simplement une croyance irraisonnĂ©e par une autre) aboutit Ă trois rĂ©sultats, qui nous paraissent dĂ©finir la raison :
1° Opposant son moi Ă celui dâautrui, lâenfant prend conscience de sa subjectivitĂ© et parvient ainsi Ă distinguer lâinterne de lâexterne. Dâune part, une telle Ă©laboration facilite la prise de conscience et permet Ă lâesprit de se reprĂ©senter et, par consĂ©quent, de rĂ©gler son propre fonctionnement. Dâautre part, une telle distinction aboutit Ă la construction dâune reprĂ©sentation objective des choses, lâobjectivitĂ© se dĂ©finissant par la communicabilitĂ©.
2° Discutant avec autrui, lâenfant est conduit Ă considĂ©rer son point de vue propre comme une perspective particuliĂšre parmi autres possibles, et la nĂ©cessitĂ© dâun accord lui suggĂšre la notion de rĂ©ciprocitĂ©. La rĂ©ciprocitĂ© nâest pas une croyance, elle est un idĂ©al, une condition normative disciplinant la pensĂ©e sans lui poser de contenu arrĂȘtĂ©.
3° Pour satisfaire aux deux conditions dâobjectivitĂ© et de rĂ©ciprocitĂ©, toute notion est tenue de renoncer Ă son caractĂšre dâabsolu pour se muer en relation. La construction dâun univers de relations succĂšde dĂšs lors au rĂ©alisme des qualitĂ©s conceptuelles.
[p. 113]La raison apparaĂźt ainsi comme un systĂšme de normes permettant lâadaptation de la pensĂ©e individuelle au milieu physique et au milieu social. La raison exige une conversion du moi. Mais le sacrifice du moi permet Ă lâindividu de se retrouver lui-mĂȘme. Promu au rang de personnalitĂ© dans le domaine moral, il conquiert lâautonomie dans le domaine intellectuel. Alors seulement sâĂ©tablit la continuitĂ© entre lâaction et la pensĂ©e : lâadaptation motrice esquissĂ©e dĂšs les premiers mois de lâexistence cesse dâĂȘtre la source dâillusions de perspective pour devenir lâinstrument dâinsertion de lâesprit dans le rĂ©el.
[Discussion]đ
M. Delacroix. â Je veux dâabord dire tout le bien que je pense des beaux travaux de M. Piaget. Jâen louerai lâexcellente mĂ©thode, la documentation ample et sĂ»re en mĂȘme temps que la profonde valeur philosophique.
Les analyses de M. Piaget sur lâintelligence enfantine sont dĂ©jĂ classiques et ses livres se sont imposĂ©s aux psychologues et aux Ă©ducateurs ; mais, Ă cĂŽtĂ© de ses livres, combien dâĂ©tudes moins connues et Ă©galement prĂ©cieuses ! Je pense, entre autres, Ă ce joli article des Archives de psychologie, oĂč Piaget montre avec tant de prĂ©cision comment les types de description de Binet rĂ©pondent bien Ă une tendance stable des diffĂ©rents esprits enfantins, bien loin de nâavoir quâune signification Ă©pisodique.
M. Piaget possĂšde une qualitĂ© fort rare qui le met au premier rang des psychologues. Câest dâĂȘtre aussi un philosophe. Il sait poser les questions ; il sait la valeur des problĂšmes ; il sait la valeur des solutions quâil obtient. Il a de la philosophie et en particulier de lâĂ©pistĂ©mologie de notre temps une connaissance trĂšs prĂ©cise qui lui permet dâinterprĂ©ter lâintelligence enfantine Ă la lumiĂšre de lâĂ©volution gĂ©nĂ©rale de lâesprit humain, et aussi dâĂ©clairer par la psychologie gĂ©nĂ©tique beaucoup de questions relatives au fonctionnement de lâintelligence.
Sur les rĂ©sultats que nous apporte aujourdâhui Piaget, je suis en somme Ă peu prĂšs dâaccord avec lui. Je me dĂ©clare Ă peu prĂšs convaincu ; les quelques rĂ©serves que je vais faire sont avant tout des demandes dâexplication et tendent plutĂŽt Ă pousser lâauteur sur certains points quâĂ exprimer une divergence qui nâexiste aucunement entre lui et moi.
Dans la communication quâil vient de nous prĂ©senter, Piaget est parvenu Ă un rare degrĂ© de synthĂšse et de luciditĂ©. Il considĂšre en somme lâintelligence de lâenfant comme lâinteraction, la combinaison de trois systĂšmes : le plan de lâaction ou de lâintelligence sensori-motrice, le plan de la pensĂ©e rationnelle, et entre les deux le plan de la pensĂ©e autistique, de lâĂ©gocentrisme.
Cette analyse est tout Ă fait exacte. Toute espĂšce dâintelligence est aprĂšs tout un produit de dosage de ces diffĂ©rentes tendances. Elles dessinent non seulement la mentalitĂ© enfantine, mais toute espĂšce de mentalitĂ©. Nous sommes comme lâenfant : en prĂ©sence dâune difficultĂ©, nous commençons, comme lui, par tĂątonner ; nous ne cherchons par lâintelligence que lorsque nous nâavons pas rĂ©ussi dâabord par tĂątonnement ; et nous sommes Ă©gocentriques toutes les fois quâune discipline prĂ©cise ne sâimpose pas Ă nous.
La diffĂ©rence entre lâintelligence adulte et lâintelligence enfantine provient du dosage diffĂ©rent de ces systĂšmes. Il nây a pas une mentalitĂ© enfantine essentiellement distincte de celle de lâadulte. Il est trop aisĂ© de relever les circonstances oĂč lâadulte pense comme un enfant ; et chez lâenfant de tout Ăąge nous apercevons des rĂ©flexions, des remarques, des observations qui sont bien au-dessus de son niveau mental, tel que nous pouvons le dĂ©terminer par nos tests. Donc il nây a pas une mentalitĂ© enfantine et une mentalitĂ© adulte ; il y a des niveaux dâesprit, des degrĂ©s de maturation des mĂȘmes fonctions. Que lâĂ©gocentrisme prĂ©domine dans lâesprit enfantin, rien de plus certain. Mais quel rĂŽle ne joue-t-il pas, mĂȘme dans lâesprit de lâhomme ? Notre pensĂ©e nâest-elle pas continuellement dĂ©tournĂ©e de la logique par nos intĂ©rĂȘts et nos sentiments ?
Je crois Ă©galement que le tableau que Piaget nous prĂ©sente de la structure de lâesprit enfantin a, jusquâĂ un certain point, une valeur chronologique. Le bĂ©bĂ© passe bien des mois Ă coordonner ses mouvements et Ă les rĂ©gler sur les fins que le monde lui propose. Le langage est pour lui un moyen dâaction, une technique prĂ©cise, en mĂȘme temps quâil lui sert Ă dĂ©raisonner. Le langage est le support de tous les mythes, mais aussi un outil trĂšs prĂ©cis que lâenfant utilise fort Ă propos ; sa technique verbale, quâil applique Ă ses parents et Ă lâentourage, est trĂšs joliment combinĂ©e, et elle rĂ©ussit fort souvent et fort bien comme on sait : technique sociale trĂšs bien adaptĂ©e et trĂšs efficace. Lâenfant obtient bien des choses par lâartifice, par la magie de propos bien rĂ©glĂ©s, dâun discours bien conduit, Ă©mu Ă propos. Mais en mĂȘme temps le langage sâĂ©gare en systĂšmes arbitraires, en explications vides de sens. La pensĂ©e raisonnĂ©e se dĂ©gagera de la combinaison de ces deux tendances. Je prĂ©senterai fort briĂšvement quelques observations : je ne nie aucunement lâexistence de cette intelligence sensori-motrice antĂ©rieure au langage et Ă la pensĂ©e, et qui constitue lâinfrastructure de la raison. Je voudrais seulement en dĂ©velopper un peu la notion. Le comportement sensori-moteur de lâenfant me paraĂźt revĂȘtir plusieurs aspects.
Par exemple, lâenfant apprend Ă marcher. Il y a lĂ tout un montage de mĂ©canismes, toute une rĂ©gulation de fonctions qui se produit en suite du dĂ©veloppement du systĂšme nerveux. Quand certains systĂšmes auront atteint leur plein dĂ©veloppement et se seront coordonnĂ©s, lâenfant marchera ; ses essais et ses tĂątonnements marquent le dĂ©veloppement de cette fonction plutĂŽt que les moyens par lesquels elle sâĂ©tablit. Une intelligence tout objective, toute physiologique travaille en lui tout dâabord.
Bien plus tard nous le verrons sur le plan de la pensĂ©e symbolique, dont il se sert pour sâorienter parmi les choses et dans la sociĂ©tĂ©. Mais nây a-t-il point dâĂ©chelons intermĂ©diaires entre cette intelligence tout objective et cette pensĂ©e symbolique ? Nây a-t-il pas, prĂ©alablement au langage et Ă la pensĂ©e proprement dite, une puissance dâorganisation motrice dĂ©jĂ intelligente, substructure de la raison, oĂč la raison et le langage sont dĂ©jĂ prĂ©formĂ©s ?
De cette intelligence sensori-motrice, des travaux rĂ©cents nous ont fait apercevoir les germes chez les anthropoĂŻdes. Beaucoup de leurs mouvements rĂ©ussis, en prĂ©sence dâune difficultĂ©, paraissent supposer une certaine facultĂ© de construire dâun coup une solution, dâapercevoir le plan commun dâune suite de problĂšmes que lâexpĂ©rimentateur leur a posĂ©s. Ce qui leur manque, câest la puissance de dissocier, de dĂ©sarticuler ces ensembles, et câest ce qui explique chez eux lâimpuissance radicale Ă la pensĂ©e symbolique et aux langages, comme le travail si important de Yerkes et Learned le faisait ressortir. Or, Boutan constatait autrefois que lâenfant, mis en prĂ©sence des problĂšmes posĂ©s Ă ces anthropoĂŻdes (boĂźtes Ă mĂ©canisme apparent ou cachĂ© quâil faut ouvrir), travaille comme un anthropoĂŻde, lorsquâil nâest pas encore maĂźtre du langage, et travaille comme un homme dĂšs quâil est bien en possession du langage. Et câest sans doute la prĂ©sence de cette fonction de dĂ©composition et dâanalyse qui lui permet dâacquĂ©rir le langage. Il y a prĂ©alablement au langage une fonction dâorganisation et dâanalyse de lâexpĂ©rience, oĂč il est dĂ©jĂ prĂ©formĂ©. La raison sâĂ©bauche dans lâaction intelligente. Lâintelligence sensori-motrice de lâenfant est capable de dĂ©sarticuler des ensembles pour les reconstruire ensuite.
Le langage nâest quâun cas particulier de cette fonction ; il se compose, lui aussi, dâarticulations successives quâil sâagit de ranger selon un ordre, en Ă©voquant Ă leur rang les Ă©lĂ©ments dont lâensemble constitue la signification. Ă partir de ce moment, le vaste jeu du symbolisme abrĂšge et Ă©tend la pensĂ©e. Il Ă©vite dâessayer rĂ©ellement toutes les possibilitĂ©s : il donne permanence et liaison aux Ă©lĂ©ments non verbaux de la pensĂ©e ; il tient en Ă©chec les rĂ©actions affectives ; il permet de combiner les sĂ©ries dâĂ©vĂ©nements en ensembles cohĂ©rents et logiques.
Entre lâaction directe et la formulation verbale, il semble donc que nous trouvions Ă intercaler plusieurs Ă©chelons fonctionnels que lâanalyse des psychologues nâa pas encore suffisamment distinguĂ©s : pensĂ©e constructive, forme propositionnelle⊠etc. Lâun des problĂšmes les plus intĂ©ressants de lâavenir sera lâanalyse et la distinction de ces diffĂ©rentes Ă©tapes. La psychologie animale, celle de lâenfant, les rĂ©centes recherches sur lâaphasie nous ont fourni des suggestions intĂ©ressantes, mais insuffisamment dĂ©veloppĂ©es. Je crois que la psychologie de lâenfant, de la naissance Ă lâacquisition du langage, est loin dâĂȘtre constituĂ©e et quâelle rĂ©serve au chercheur des trouvailles aussi intĂ©ressantes que celles que vous avez dĂ©jĂ faites. La tĂąche essentielle, je le rĂ©pĂšte, câest de dĂ©mĂȘler les diffĂ©rents aspects et les diffĂ©rentes Ă©tapes de cette intelligence sensori-motrice, qui assure lâadaptation de lâorganisme aux choses et dont vous faites trĂšs justement le premier systĂšme de la pensĂ©e enfantine. Câest sur ce point que je vous demanderai dâabord quelques explications.
Je suis tout Ă fait dâaccord avec vous sur cette loi de prise de conscience que vous formulez, aprĂšs ClaparĂšde. Nous jouons notre connaissance avant de la connaĂźtre et, quand nous en prenons connaissance, câest avec ce dĂ©calage que vous avez si bien dĂ©fini tout Ă lâheure. Nous ignorons les mĂ©canismes que nous mettons au travail. Nous ne connaissons guĂšre que les fins poursuivies et les rĂ©sultats obtenus. Les mouvements nous Ă©chappent. Nous connaissons lâaction et non pas le mouvement. Câest un tout autre travail que de manier une machine ou de la connaĂźtre, quâil sâagisse de notre corps ou dâun autre. Toute lâanalyse des mouvements volontaires nous rĂ©vĂšle que nous manions des ensembles dont nous ne connaissons pas les Ă©lĂ©ments.
Sur le rapport du social et du rationnel vous nous avez dit des choses excellentes et les conclusions de votre dernier livre me paraissaient dĂ©jĂ trĂšs fortes. Jâirai peut-ĂȘtre encore plus loin que vous. La rĂ©ciprocitĂ©, dites-vous, est surtout de nature sociale, le relativisme de nature intellectuelle. Certes, il y a bien, dans la rĂ©ciprocitĂ© comme dans toute notion, un moment social, et câest bien sous la forme de la coopĂ©ration, comme vous dites, que beaucoup de problĂšmes et de solutions sâoffrent Ă nous. Mais la rĂ©ciprocitĂ© suppose quelque chose de plus profond que lâaccord social. Elle ne suppose pas seulement la simultanĂ©itĂ© et le renversement des points de vue : elle suppose comme condition de ces opĂ©rations lâimpersonnel que nous pensons au-dessus du toi et du moi. Câest au moyen de lâobjectif et de lâimpersonnel que nous confrontons et concilions les diverses attitudes subjectives.
Me sera-t-il permis, en terminant, dâexprimer un souhait ? Que lâĆuvre que vous avez si brillamment commencĂ©e se complĂšte par vous et lâĂ©quipe de travailleurs que vous menez si bien dans deux directions Ă la fois.
Je crois quâĂ lâheure actuelle nous aurions Ă©normĂ©ment Ă apprendre dâune pĂ©dagogie largement ethnographique. Lâenfant que nous Ă©tudions vit dans un milieu trĂšs fortement rationalisĂ© et, par lâeffet de nos institutions scolaire et familiale, tout lui arrive comme un dĂ©veloppement prĂ©maturé ; il serait trĂšs intĂ©ressant de savoir comment se comportent les enfants dans des sociĂ©tĂ©s trĂšs diffĂ©rentes des nĂŽtres. Nous avons bien ici et lĂ quelques indications. Mais une vaste enquĂȘte de pĂ©dagogie ethnographique serait infiniment intĂ©ressante.
Et, dâautre part, il y aurait lieu de poursuivre sur le terrain du caractĂšre et de lâaffectivitĂ© des Ă©tudes aussi poussĂ©es que celles que vous avez conduites sur lâintelligence. Nous avons dĂ©jĂ un tableau de lâesprit. Il faudrait que nous pussions le replacer dans ce monde dâintĂ©rĂȘts que nous connaissons encore si mal.
Je sais bien que cette tĂąche est extrĂȘmement difficile ; mais la difficultĂ© ne vous a jamais rebutĂ©s, ni vos collaborateurs, ni vous.
M. Piaget. â Je remercie bien vivement M. Delacroix pour les profondes remarques quâil vient de nous exposer. Il nâignore pas combien je sens la valeur et de lâadhĂ©sion quâil veut bien accorder aux grandes lignes de mes thĂšses, et des rĂ©serves quâil a formulĂ©es.
En ce qui concerne lâintelligence motrice, je suis en train de lâĂ©tudier dans les deux premiĂšres annĂ©es de lâenfance, et nây ai fait allusion que pour pouvoir situer dans sa vĂ©ritable perspective la pensĂ©e Ă©gocentrique. Je me suis aperçu, en effet, que, loin de correspondre Ă des faits premiers, ce que jâai pu dire de la pensĂ©e Ă©gocentrique ne prend de signification acceptable que si lâon intercale cette forme de pensĂ©e entre lâintelligence motrice et la raison proprement dite.
Analyser pour elle-mĂȘme lâintelligence motrice nous eĂ»t entraĂźnĂ© trop loin. Une telle analyse soulĂšve la sĂ©rie des questions que vient de poser M. Delacroix. Je crois quâil y a, en effet, toutes sortes de types ou de degrĂ©s Ă distinguer dans cette forme dâintelligence. Il y a dâabord lâadaptation organique proprement dite, dont on saisit les manifestations non pas tant dans le rĂ©apprentissage individuel dâun processus hĂ©rĂ©ditaire, comme est la marche, mais dans lâinvention biologique elle-mĂȘme, dans lâadaptation de lâorganisme Ă des conditions nouvelles pour lui. Il y a ensuite, avant ces habitudes de dĂ©coupage et de regroupement inhĂ©rentes au langage lui-mĂȘme, un type plus ou moins autonome dâintelligence motrice. Sa fonction propre consiste Ă construire sur le plan du mouvement lâĂ©quivalent des synthĂšses intellectuelles ultĂ©rieures : des schĂšmes moteurs, que lâintelligence utilise Ă la maniĂšre des concepts, en les gĂ©nĂ©ralisant ou en les spĂ©cialisant, et qui, cependant, prĂ©cĂšdent de beaucoup lâapparition du langage.
Quant au second point, la loi de prise de conscience, je suis absolument dâaccord avec ce que vient dâen dire M. Delacroix. Nous ne sommes pas conscients du travail de notre esprit. ClaparĂšde a montrĂ© que la conscience apparaĂźt seulement Ă lâoccasion des dĂ©sadaptations. Cela signifie que notre esprit est tournĂ© non pas vers lâintĂ©rieur, mais vers les objets quâil construit dans la rĂ©alitĂ© extĂ©rieure. Câest quand survient une dĂ©sadaptation, quand nous nous trouvons en prĂ©sence dâĂ©checs ou de contradictions, que la pensĂ©e prend conscience dâelle-mĂȘme et quâelle est obligĂ©e de sâintĂ©rioriser.
En ce qui concerne le troisiĂšme point, la question du social et du rationnel, il me semble que ce quâa dit M. Delacroix nâest point contradictoire avec ce que jâaimerais montrer en parlant de coopĂ©ration. Ce quâimpose la contrainte, la pression morale et matĂ©rielle du groupe sur la pensĂ©e, câest un ensemble dâopinions Ă prendre ou Ă laisser. Câest un Ă©tat de fait, Ă©tranger Ă toute distinction entre lâidĂ©al et le rĂ©el, et par consĂ©quent Ă©tranger Ă la raison. DĂšs quâil y a coopĂ©ration, au contraire, il y a deux choses Ă considĂ©rer : les opinions du groupe et la mĂ©thode mĂȘme que suppose le libre Ă©change entre individus. Cette distinction suffit Ă assurer lâopposition de lâidĂ©al et du fait. Nous sommes donc dans le rationnel. Mais je ne crois pas que lâuniversel « subsiste » quelque part indĂ©pendamment de la coopĂ©ration. Les lois de la raison ne sont pas des absolus qui planent au-dessus des phĂ©nomĂšnes psychologiques ou sociaux : ce sont des formes dâĂ©quilibre, des lois de covariance, qui se dĂ©gagent peu Ă peu des rapports mĂȘmes que les opĂ©rations mentales soutiennent les unes avec les autres, soit au sein dâun seul individu, sur le plan de lâintelligence motrice, soit entre individus, sur le plan de la pensĂ©e rationnelle.
Je vous remercie enfin trĂšs vivement des suggestions que vous me faites en ce qui concerne les enquĂȘtes Ă entreprendre. La pĂ©dologie ethnographique serait certes Ă faire. Mais câest terriblement difficile. Quant aux sentiments, nous espĂ©rons publier bientĂŽt le rĂ©sultat dâinvestigations portant, non sans doute sur les sentiments eux-mĂȘmes, mais sur leur expression intellectualisĂ©e sous forme de « jugement moral ».
M. Xavier LĂ©on. â M. LĂ©vy-Bruhl nâa-t-il pas quelque chose Ă dire Ă M. Piaget ?
M. LĂ©vy-Bruhl. â Je nâai pas, je lâavoue, de lumiĂšre spĂ©ciale sur la question. Je suis venu ici pour Ă©couter et mâinstruire. Si vous le voulez bien, je resterai dans ce rĂŽle. Il y a ici des psychologues qui se sont occupĂ©s plus particuliĂšrement de lâenfant. Le temps est prĂ©cieux et je crois prĂ©fĂ©rable de le leur laisser.
M. Xavier LĂ©on. â Nous demanderons donc aux psychologues de bien vouloir prendre la parole, et je mâadresse pour commencer Ă Roustan.
M. Roustan. â En entendant M. Piaget, jâavais un scrupule au sujet de lâexemple quâil a choisi : lâenfant qui, dâabord, explique le phĂ©nomĂšne de lâeau qui dĂ©borde par le poids, au lieu de lâexpliquer par le volume. Comme je nâai pas fait dâexpĂ©rience, je nâai aucune objection Ă formuler, mais je demande un Ă©claircissement. Il y a tout de mĂȘme quelque chose qui peut troubler lâenfant, câest que, si lâon jette un objet dâun volume assez gros, mais un objet trĂšs lĂ©ger, comme une balle, dans lâeau, cette balle flotte, ne fait pas dĂ©border le vase. Si nous nous entendons entre adultes pour exclure ce cas, dĂšs que nous avons parlĂ© de lâimmersion dâun corps, il nâest pas dit que lâenfant qui prend les mots avec moins de rigueur, qui nâattache pas un sens trĂšs prĂ©cis au mot immersion, ne pense pas Ă des cas comme celui de la balle ; il peut avoir remarquĂ©, par exemple, que, sâil jette un gros bouchon, le bouchon ne sâenfonce pas et que le niveau de lâeau nâaugmente pas visiblement. Alors, au fond, il nâest pas absolument permis de dire que le volume intervient seul. Ce qui intervient, câest la densitĂ©, câest quelque chose de plus complexe, et je me demande sâil nây a pas dans lâesprit de lâenfant une confusion entre deux choses ; si, lorsquâil parle de poids, il nâa pas lâintention de faire cette juste remarque que, si le corps Ă©tait trĂšs lĂ©ger, il ne ferait pas monter lâeau, parce quâil ne sâenfoncerait pas.
M. Piaget. â Je remercie beaucoup M. Roustan de cette question. Je crois que la difficultĂ© dont il parle joue un grand rĂŽle. Mais il est possible dâĂ©carter lâobjection en faisant lâexpĂ©rience avec des objets qui sont complĂštement immergĂ©s, comme le sucre, par exemple, ou un morceau dâargile. Je crois que ce que lâenfant appelle poids, dans le premier stade, et volume dans le second, est bien un complexus oĂč la notion de volume entre dĂ©jĂ et oĂč entre aussi la notion dont vous parlez (lâidĂ©e que le poids est nĂ©cessaire pour que lâobjet soit immergĂ© et le volume dâeau dĂ©placĂ©). Mais lâenfant ne prend conscience que dâune chose : de lâĂ©lĂ©ment poids. En effet, lorsque je le mets en prĂ©sence dâun objet petit, mais lourd, et dâun objet gros et lĂ©ger, qui tous deux sont complĂštement immergĂ©s, il sâen tirerait facilement sâil nây avait pas la confusion dont je parle.
Je reconnais donc pleinement que le facteur dont a parlĂ© M. Roustan joue un rĂŽle Ă un moment donnĂ© et dans presque chaque cas, mais je crois quâil est possible dâĂ©viter la difficultĂ©.
M. Charles Blondel. â Je me fĂ©licite de lâoccasion qui mâest offerte de rendre un nouvel hommage Ă lâintĂ©rĂȘt et Ă la valeur des travaux de M. Piaget. Il y a surmontĂ© avec bonheur bien des difficultĂ©s. Par exemple, il lui faut, ainsi que M. Roustan vient de nous le rappeler, toujours interprĂ©ter les propos des enfants, et cette interprĂ©tation est en chaque cas dĂ©licate ; elle est mĂȘme, presque en chaque cas, sujette Ă discussion, car le langage de lâenfant est constamment inadĂ©quat. Cependant la convergence des rĂ©sultats obtenus par M. Piaget tĂ©moigne amplement du bien-fondĂ© de lâensemble de ses interprĂ©tations.
Mais venons Ă mes propres objections qui, pour lâessentiel, peuvent se rĂ©duire Ă deux. Quâest, dâabord, cette raison, qui constitue le troisiĂšme stade de M. Piaget et « qui permet Ă la pensĂ©e de se donner une reprĂ©sentation objective des choses » ? Il semble bien quâil faille distinguer deux reprĂ©sentations objectives des choses : une reprĂ©sentation objective de consensus, sur laquelle lâaccord se fait entre les esprits individuels, non quâelle rĂ©ponde Ă la rĂ©alitĂ©, mais du seul fait quâelle est consacrĂ©e et imposĂ©e par la collectivitĂ©, et une reprĂ©sentation effectivement objective, expression de lâesprit et de lâeffort scientifiques. En omettant cette distinction, M. Piaget est-il bien sĂ»r de ne pas risquer dâen confondre indĂ»ment les termes ? PrĂ©sentons la difficultĂ© sous une forme concrĂšte. Jâai eu rĂ©cemment lâoccasion dâobserver dans un hĂŽpital militaire un tirailleur algĂ©rien, qui avait Ă©tĂ© sergent pendant la guerre et en lequel force nous est bien, en consĂ©quence, de voir un adulte. Cependant, interrogĂ© sur la maniĂšre dont marchaient les bateaux et les trains utilisĂ©s par lui pour venir dâAlgĂ©rie au front, il mâa rĂ©pondu exactement comme les enfants dont M. Piaget nous parle dans son dernier livre. Ainsi il est des adultes dont la pensĂ©e est, Ă certains Ă©gards, analogue Ă la pensĂ©e de lâenfant et, cependant, ces adultes doivent bien diffĂ©rer des enfants. Quelle diffĂ©rence y a-t-il donc entre la pensĂ©e de lâenfant et la pensĂ©e de lâadulte, parvenu mentalement au mĂȘme stade ? Câest une premiĂšre difficultĂ© qui rĂ©sulte de la maniĂšre dont M. Piaget prĂ©sente ses rĂ©sultats et dont il nous doit la solution.
Dâautre part M. Piaget nous donne la pensĂ©e rationnelle comme le fruit de la seule coopĂ©ration et, si jâai bonne mĂ©moire, dâaprĂšs un de ses derniers articles, cette coopĂ©ration ne sâopĂšre quâentre Ă©gaux. Dans ces conditions, il faut quâen ce qui me concerne je renonce Ă la pensĂ©e rationnelle. En effet, je ne me connais guĂšre dâĂ©gaux. Si je me connais quelques infĂ©rieurs, je me connais surtout des supĂ©rieurs. Dans mes conversations, dans mes lectures, il mâest difficile, sinon impossible de me dĂ©gager des influences subtiles quâexercent sur moi, sans que jâen aie nettement conscience, lâautoritĂ© que je prĂȘte Ă celui que jâĂ©coute ou que je lis, et lâensemble des prĂ©jugĂ©s moraux, religieux, philosophiques et mĂȘme, osons le mot, scientifiques, au sein desquels jâai passĂ© ma vie et qui mâont de toutes parts pĂ©nĂ©trĂ©. Nâen serait-il pas ainsi au moins de quelques-uns, parmi ceux mĂȘmes qui oublient de sâen apercevoir ? Peut-ĂȘtre donc y aurait-il quelque intĂ©rĂȘt Ă moins se complaire dans le mirage dâune coopĂ©ration idĂ©ale et Ă faire Ă©tat davantage de ces coercitions trop rĂ©elles qui accompagnent sans arrĂȘt nos Ă©changes dâidĂ©es et dont il est imprudent, jâen ai peur, dâassimiler les effets Ă ceux de lâĂ©gocentrisme, car il se pourrait quâelles eussent plus de part que ne le croit M. Piaget Ă la formation de notre raison, câest-Ă -dire Ă notre accession au niveau mental de la collectivitĂ© dont nous faisons partie.
Mais ce sont lĂ questions et querelles de doctrine, qui nâĂŽtent rien Ă la valeur positive des faits que M. Piaget nous a apportĂ©s et Ă la reconnaissance que nous lui avons pour un effort dont son Ăąge, son activitĂ©, permettent heureusement dâespĂ©rer des rĂ©sultats toujours plus riches et plus nombreux.
M. Piaget. â Je remercie bien sincĂšrement M. Blondel de ce quâil vient de nous dire. Il sait tout ce que je dois Ă son Ćuvre, et peut ainsi deviner lâimportance quâont pour moi les objections quâil mâa prĂ©sentĂ©es, dans son article de 1924 ou aujourdâhui mĂȘme.
M. Blondel conteste la valeur de la coopĂ©ration « entre Ă©gaux », parce quâil lui semble impossible de se dĂ©gager des influences multiples de la contrainte sociale. Je crains, sur un tel point, quâil nây ait Ă©quivoque de par la maniĂšre mĂȘme dont est posĂ© le problĂšme.
Il faut bien se rendre compte, en effet, que coopĂ©ration et contrainte ne sont pas situĂ©es sur le mĂȘme plan : la contrainte existe dans la mesure oĂč on la subit, donc dans la mesure oĂč elle est rĂ©alisĂ©e, tandis que la coopĂ©ration et lâĂ©galitĂ© intellectuelle opĂšrent dans la mesure oĂč on les dĂ©sire, indĂ©pendamment du degrĂ© effectif de rĂ©ciprocitĂ© qui est rĂ©alisĂ©.
Sur le fait mĂȘme quâil y a toujours contrainte et que la coopĂ©ration couvre une surface minime par rapport Ă ces contraintes, je suis donc entiĂšrement dâaccord. Mais, pour savoir si la raison ressortit ou non Ă la coopĂ©ration, la question Ă poser nâest pas celle-lĂ . La seule question est de savoir si, lorsquâon pense rationnellement, on accepte ces contraintes ou si lâon tend Ă les Ă©liminer. Or, on y tend. Quâon y rĂ©ussisse ou non, câest lĂ un tout autre problĂšme, problĂšme de fait et non plus de droit. De mĂȘme, un acte est moral dans la mesure oĂč il tend vers le bien et cela quoique tout acte soit nĂ©cessairement entachĂ© dâun certain coefficient dâĂ©goĂŻsme. Si lâon sâen tenait donc au fait, il nây aurait pas dâactes moraux : pourtant la moralitĂ© sâimpose en tant quâobligation idĂ©ale. La raison se prĂ©sente sous un jour exactement identique. Nâaurait-on jamais rĂ©alisĂ© une coopĂ©ration absolue, dans le sens dâune Ă©galitĂ© complĂšte des interlocuteurs, que lâobligation subsiste dâĂ©liminer les Ă©lĂ©ments de contrainte. La raison est donc un idĂ©al. Quâon arrive ou non Ă la rĂ©aliser complĂštement, peu importe. Lâessentiel est que, psychologiquement, lâon distingue le droit et le fait, les formes dâĂ©quilibre idĂ©ales et les faux Ă©quilibres rĂ©els, enfin, par consĂ©quent, les rapports sociaux tendant vers cette forme dâĂ©quilibre quâest la rĂ©ciprocitĂ© et les rapports sociaux indiffĂ©rents Ă une telle obligation intellectuelle.
En bref, et jâen reviens Ă ce que je rĂ©pondais tout Ă lâheure Ă M. Delacroix, la contrainte est un Ă©tat de fait, tandis que la coopĂ©ration est un processus, une mĂ©thode impliquant ainsi la distinction du fait et du droit. Ceci mâamĂšne Ă votre premiĂšre question : la distinction des deux objectivitĂ©s, objectivitĂ© de consensus et objectivitĂ© rationnelle !
LâobjectivitĂ© de consensus ne me paraĂźt pas constituer une objectivitĂ©. La solidification que la croyance acquiert en milieu social de contrainte nâest pas lâĂ©quivalent de lâobjectivitĂ© rationnelle. Câest une consolidation alogique en sa nature. LâobjectivitĂ© rationnelle suppose, en effet, que lâesprit soit parvenu Ă construire un instrument de vĂ©rification, et câest pourquoi, loin de tendre Ă ramener lâun Ă lâautre les deux types dâobjectivitĂ©s, comme votre question me fait craindre que jâen donne lâapparence, je me fonde prĂ©cisĂ©ment sur la distinction de ces deux types pour opposer lâune Ă lâautre la contrainte et la coopĂ©ration.
Je crois donc quâun enfant ne devient adulte que lorsquâil sâessaie Ă refouler lâĂ©lĂ©ment de consensus et lâĂ©lĂ©ment de contrainte pour tendre Ă lâobjectivitĂ© du second type. Je suis convaincu quâĂ un moment donnĂ© il le cherche, quâĂ un moment donnĂ© il ne croit plus sur parole lâentourage, ni tel ou tel individu marquant, mais quâil essaie de penser conformĂ©ment aux lois de la coopĂ©ration, câest-Ă -dire sur un plan dâĂ©galitĂ© â dâĂ©galitĂ© au moins intĂ©rieure⊠Maintenant, quâil y ait des adultes nâarrivant jamais Ă cela, jâen suis persuadĂ© comme vous, et lâexemple du tirailleur algĂ©rien me paraĂźt trĂšs reprĂ©sentatif. Mais, du point de vue intellectuel, je les appellerai des enfants, parce quâils sont soumis, comme les enfants, Ă ce mĂ©lange dâĂ©gocentrisme et de foi en lâentourage qui caractĂ©rise si nettement la pensĂ©e naĂŻve et qui dĂ©montre, du mĂȘme coup, la parentĂ© Ă©troite des produits de lâĂ©gocentrisme avec ceux de la contrainte. Ăgocentrisme et contrainte se rejoignent dans lâalogique. Câest pourquoi, comme lâa fait remarquer M. Brunschvicg, Descartes croyait Ă la nĂ©cessitĂ© dâune « mĂ©thode » : parce que nous avons tous Ă©tĂ© des enfants et que la majeure partie de nous-mĂȘmes reste dominĂ©e par la mentalitĂ© enfantine.
M. Bourjade. â Je suis heureux de pouvoir joindre les sentiments de profonde admiration que je professe pour votre Ćuvre Ă ceux que des voix plus autorisĂ©es ont dĂ©jĂ exprimĂ©s ici. Vos ouvrages mâont procurĂ© cette impression de perfection virtuelle qui correspond Ă lâidĂ©al du « SystĂšme naturel » que nos philosophes français du xviiie siĂšcle nâavaient pu que dĂ©finir. Ce « systĂšme naturel » est celui que les faits eux-mĂȘmes organisent dans un esprit capable de saisir leur complexe unitĂ©. Tel est votre systĂšme de la pensĂ©e enfantine. Rejetant le schĂšme vraiment simpliste dâĂ©volution homogĂšne et comme rectiligne, vous nous proposez un schĂšme dâĂ©volution en trois Ă©tapes qui va de lâintelligence motrice Ă lâintelligence logique en traversant lâĂ©gocentrisme. Ainsi tous les paradoxes disparaissent et les faits en apparence les plus contraires sâĂ©clairent mutuellement. Au point de vue nĂ©gatif, la loi de dĂ©calage explique le dĂ©faut de parallĂ©lisme entre le plan de lâintelligence logique et le plan de lâintelligence motrice, tandis que lâintercalation de lâĂ©gocentrisme explique le dĂ©faut de continuitĂ©, dans le temps, entre le plan de lâintelligence motrice et le plan de lâintelligence logique. Du point de vue positif, la socialisation de la pensĂ©e enfantine dans les relations rĂ©ciproques entre enfants contemporains explique la dĂ©cadence de lâĂ©gocentrisme, lâapparition du besoin critique de contrĂŽle, bref, lâaccession finale au plan de lâintelligence logique et objective. Le sentiment presque invincible de certitude rĂ©sulte ici de la complĂšte convergence de lâexactitude expĂ©rimentale et de lâunitĂ© dâinterprĂ©tation.
Pourtant quelques doutes subsistent encore dans mon esprit. Il me semble que, jusquâici, vous avez surtout insistĂ© sur la phase intermĂ©diaire, sur lâobstacle, sur cet Ă©cran opaque de la mentalitĂ© Ă©gocentrique qui sâinterpose entre lâintelligence motrice et lâintelligence logique pour retarder le contact. Ainsi cette mentalitĂ© Ă©gocentrique ne paraĂźt guĂšre avoir quâune fonction toute nĂ©gative, ce qui implique curieusement une sorte de rationalisme Ă rebours. Dans une conception biologique complĂšte ne faudrait-il pas assigner une fonction positive Ă la mentalitĂ© Ă©gocentrique ? Câest, Ă mon sens, ce qui est rendu nĂ©cessaire par la conception que vous nous prĂ©sentez de cette mentalitĂ© Ă©gocentrique. Jâai lâimpression quâelle a une signification plus accusĂ©e que celle que M. Delacroix semblait lui reconnaĂźtre tout Ă lâheure. La mentalitĂ© Ă©gocentrique a pour vous une pleine originalitĂ© qualitative comme comportant non seulement un autre mode dâexercice des mĂȘmes fonctions que chez lâadulte, mais une autre structure mentale. Il y aurait donc lieu de discuter la consistance propre de cette mentalitĂ©. Mais ce problĂšme serait implicitement rĂ©solu si lâon parvenait Ă rĂ©soudre un second problĂšme qui, pour moi, subsiste encore, celui du passage de la mentalitĂ© Ă©gocentrique et subjective Ă la mentalitĂ© logique et objective.
Sur ce point, voici mes inquiĂ©tudes. Vous considĂ©rez comme tout naturel que les enfants de la campagne se dĂ©livrent des explications animistes ou artificialistes plus tĂŽt que les enfants des villes. Mais, dans votre systĂšme dâexplication, cela ne paraĂźt pas si naturel. Pour vous la dĂ©cadence de lâanimisme et de lâartificialisme est due Ă peu prĂšs exclusivement Ă la socialisation de la pensĂ©e enfantine, dâailleurs, plutĂŽt par le fait des relations rĂ©ciproques interindividuelles entre contemporains que par le fait des relations dâindividu Ă groupe ou collectivitĂ©. Or, il nây a pas de diffĂ©rence sensible Ă ce point de vue entre les petits rustiques et les petits citadins, et, sâil y en a une, cette diffĂ©rence joue trĂšs probablement en faveur des petits citadins. La cause spĂ©cifique que vous invoquez ne sâapplique donc pas facilement Ă lâexplication de cet effet qui risque, au contraire, dâapparaĂźtre comme une exception. Nâest-on pas conduit Ă penser que, contrairement Ă votre opinion constante, lâexpĂ©rience joue ici un rĂŽle dĂ©cisif, les petits rustiques se distinguant des petits citadins principalement, on en conviendra, en ceci quâils sont plus directement et plus frĂ©quemment en relation, disons en familiaritĂ©, avec les processus naturels, lesquels sâimposent donc Ă eux avec une particuliĂšre insistance ? Mais il y a mieux : vous indiquez que les mĂȘmes enfants, au mĂȘme Ăąge, Ă la mĂȘme phase dâĂ©volution, peuvent se trouver encore Ă la pĂ©riode de lâanimisme ou de lâartificialisme en ce qui concerne lâexplication des processus naturels spontanĂ©s, alors quâils ont dĂ©passĂ© cette pĂ©riode de lâanimisme ou de lâartificialisme en ce qui concerne lâexplication du fonctionnement des machines. Vous me direz sans doute quâil y a lĂ un phĂ©nomĂšne de dĂ©calage. Mais comment ce dĂ©calage sâexplique-t-il et comment lâartificialisme est-il rĂ©duit prĂ©cisĂ©ment dâabord dans le domaine de lâartificiel ? Nâest-il pas naturel de penser que la raison profonde sâen trouve en ceci que les processus naturels spontanĂ©s, par leur continuitĂ© et leur implication, nâoffrent que des obstacles Ă lâanalyse, tandis que le fonctionnement des machines, par sa discontinuitĂ© relative et son imparfaite implication, offre au contraire des facilitĂ©s spĂ©ciales Ă lâanalyse ? Le fonctionnement comporte des phases distinctes et la machine des piĂšces distinctes. Câest pourquoi lâesprit enfantin accĂšde de prĂ©fĂ©rence aux explications positives et objectives par lâintelligence des procĂ©dĂ©s avant dâacquĂ©rir celle des processus. Ces faits nous obligent, semble-t-il, Ă donner Ă lâexpĂ©rience, dans le dĂ©veloppement mental de lâenfant, un rĂŽle trĂšs sensiblement plus important que celui que vous lui attribuez.
Je me demande aussi si, pour expliquer le passage de la phase Ă©gocentrique Ă la phase positive et objective, on est en droit de nĂ©gliger totalement lâinfluence que lâintelligence des adultes exerce sur celle des enfants. Il y a chez vous Ă ce point de vue une disparitĂ© curieuse entre lâinfluence morale et lâinfluence intellectuelle. Ă la suite de Bovet, vous nous montrez comment le milieu familial oriente vers une conception morale de lâunivers physique la pensĂ©e de lâenfant. Mais, eu Ă©gard Ă lâinfluence intellectuelle des adultes, vos enfants font vraiment figure dâorphelins de la raison, si jâose dire ; on nous les reprĂ©sente comme complĂštement Ă©trangers Ă la vie intellectuelle, comme complĂštement insensibles aux attitudes intellectuelles des adultes. Je sais bien que lâon peut donner une explication de cette disparitĂ© en faisant remarquer que lâinfluence morale des parents et adultes va dans le sens mĂȘme des tendances essentielles de la mentalitĂ© Ă©gocentrique animiste et artificialiste, tandis que lâinfluence intellectuelle les contredit violemment ; mais cette contradiction mĂȘme nâest-elle pas un ferment dâinquiĂ©tude, une suggestion de doute pour lâintelligence enfantine ? Pour ĂȘtre complet et tout Ă fait exact, nâest-on pas obligĂ© de tenir lâinfluence intellectuelle des adultes sur la mentalitĂ© enfantine pour un facteur peut-ĂȘtre secondaire, mais pourtant efficace, de la dissociation de cette mentalité ? Je vous livre lâimpression dâune maĂźtresse dâĂ©cole maternelle, trĂšs expĂ©rimentĂ©e, sur votre dernier ouvrage : Ă son avis et Ă son expĂ©rience, il suffirait souvent dâune trĂšs discrĂšte intervention de lâadulte pour que les enfants sortent des difficultĂ©s au milieu desquelles ils se dĂ©battent et nây retournent plus. Nâavez-vous pas dit vous-mĂȘme, dans votre premier ouvrage, que les enfants, au moins en ce qui concerne les explications verbales, comprenaient aussi bien (peut-ĂȘtre mieux) les adultes que leurs camarades ? Et mĂȘme, en se plaçant dans votre hypothĂšse, il serait peut-ĂȘtre plus naturel quâun enfant comprit mieux un adulte quâun autre enfant, sur un point, cela va sans dire, qui est du domaine de son expĂ©rience. Car, dans la relation qui relie une explication enfantine Ă une explication de lâadulte pour le mĂȘme problĂšme, la correction de lâĂ©gocentrisme est faite au moins dâun cĂŽtĂ©, tandis que, dans la relation qui relie une explication enfantine Ă une autre explication Ă©galement enfantine pour le mĂȘme problĂšme, la correction de lâĂ©gocentrisme nâest faite ni dâun cĂŽtĂ© ni de lâautre.
M. Piaget. â Je suis, de mon cĂŽtĂ©, fort heureux de lâoccasion qui mâest offerte de dire Ă M. Bourjade combien je lui suis reconnaissant de lâintĂ©rĂȘt quâil porte Ă mes quelques enquĂȘtes de psychologie infantile, et combien je lui suis spĂ©cialement redevable des critiques quâil a bien voulu formuler Ă leur sujet. Son livre sur lâexplication causale chez les Ă©coliers est de ceux qui mâont le plus donnĂ© Ă rĂ©flĂ©chir, et si la discussion publique qui a suivi sa parution reposait en partie sur quelques malentendus, ceux-ci sont entiĂšrement dissipĂ©s. Câest donc en regardant en face les difficultĂ©s rĂ©elles qui subsistent â et elles ne sont que trop pressantes â quâil me faut maintenant rĂ©pondre Ă M. Bourjade.
En ce qui concerne le rĂŽle de lâexpĂ©rience et de lâobservation, je suis extrĂȘmement loin de nier son importance pour le dĂ©veloppement intellectuel de lâenfant. Sur le plan moteur, lâexpĂ©rience est tout. Sur le plan de la pensĂ©e, le rĂŽle de lâobservation reste fondamental. Mais nous ne pouvons pas rĂ©partir les faits de la psychologie de lâenfant en deux compartiments sĂ©parĂ©s, dont lâun correspondrait au moment durant lequel lâenfant apprend en observant, et lâautre, au moment durant lequel il subit lâinfluence de lâentourage social. Lâobservation est toujours conditionnĂ©e par des facteurs sociaux, positifs ou nĂ©gatifs, et rĂ©ciproquement. En face du mĂȘme spectacle, toutes choses Ă©tant Ă©gales dâailleurs, un enfant, qui a lâhabitude de la discussion observera plus objectivement quâun enfant qui ne lâa pas. Si les choses ne sont pas Ă©gales, dâailleurs ; si, par exemple, un petit paysan se trouve constamment en face du mĂȘme phĂ©nomĂšne naturel ignorĂ© de lâenfant des villes (la germination des graines, etc.), il va de soi que lâĂ©lĂ©ment dâobservation sera dĂšs lors prĂ©pondĂ©rant et que lâenfant des campagnes sera sur ce point particulier en avance sur celui des villes.
Quant Ă lâexemple des machines, je crois quâun facteur dâintĂ©rĂȘt joue ici un rĂŽle essentiel et quâil nâest pas question seulement de plus grande facilitĂ© dâanalyse. Il suffit de voir dessiner ou modeler des enfants de trois, quatre Ă huit ans pour constater leur intĂ©rĂȘt systĂ©matique Ă lâĂ©gard des machines, dâoĂč, naturellement, une avance de lâexplication causale sur ce point. « Comment lâartificialisme est-il rĂ©duit prĂ©cisĂ©ment dâabord dans le domaine de lâartificiel ? » demandez-vous. Mais nous en avons donnĂ© tous deux par avance la raison en dĂ©crivant ce type dâartificialisme que vous avez appelĂ© « opĂ©ratoire » et que jâavais dĂ©signĂ© sous le nom de « technique ». Ăpris de fabrication, lâenfant sâintĂ©resse tĂŽt ou tard aux procĂ©dĂ©s mĂȘmes de la fabrication. Et alors son artificialisme, de mythique devient technique, parce quâil dĂ©couvre les limites et les conditions de la technique adulte. Ă ce moment lâenfant cesse individuellement dâĂȘtre artificialiste et cela prĂ©cisĂ©ment par lâanalyse de lâartificiel.
Mais tout cela nâest rien Ă cĂŽtĂ© de la grosse question que vous mâavez dĂ©jĂ posĂ©e dans votre ouvrage et me posez Ă nouveau aujourdâhui : celle de lâinfluence des adultes. PrĂ©venons tout dâabord un malentendu possible. Vous vous Ă©tonnez de la disparitĂ© qui existerait, selon moi, entre lâinfluence morale et lâinfluence intellectuelle de lâadulte. Or, je travaille en ce moment Ă un ouvrage sur Le Jugement moral chez lâenfant et suis au contraire frappĂ© du parallĂ©lisme qui existe entre les effets moraux et les effets intellectuels du complexus contrainte Ă égocentrisme, dâune part, et de la coopĂ©ration, dâautre part. Mais il serait trop long dâaborder ici la question des jugements moraux : disons seulement que la soumission Ă lâautoritĂ© nâest pas plus morale en soi (câest-Ă -dire conforme Ă ce que lâadulte, dans nos sociĂ©tĂ©s, appelle moral), que la rĂ©pĂ©tition des propos du maĂźtre nâest rationnelle comme telle. Je ne crois pas que le rationnel puisse se transmettre. DĂšs quâintervient un Ă©lĂ©ment dâautoritĂ©, une proposition, mĂȘme absolument correcte, imposĂ©e par lâadulte Ă lâenfant, cesse par cela mĂȘme dâĂȘtre rationnelle dans lâesprit de lâenfant. Or, lâautoritĂ© intervient indĂ©pendamment de la volontĂ© de lâadulte. La raison ne peut donc se communiquer que par excitation mutuelle. Cette coopĂ©ration est dâailleurs possible entre lâenfant et lâadulte dans la mesure oĂč tous deux le souhaitent, et le propre dâun bon maĂźtre est dâencourager ce dĂ©sir.
La correction de lâĂ©gocentrisme intellectuel, dont vous parlez Ă trĂšs juste titre, ne saurait donc sâopĂ©rer au moyen dâune pression directe de lâadulte sur lâenfant, pas plus que la correction de lâĂ©gocentrisme moral ne saurait sâopĂ©rer au moyen dâune simple coercition quelle quâelle soit. Câest par comprĂ©hension mutuelle que la chose est possible : câest donc en mettant lâenfant sur un pied dâĂ©galitĂ© avec lui que lâadulte pourra, dans la mesure oĂč il est capable de cette renonciation Ă ses prĂ©rogatives, agir utilement sur lâenfant.
M. Bourjade. â AssurĂ©ment le rationnel ne peut pas se transmettre directement. Si lâautoritĂ© intervient, le contenu rationnel de lâexplication adulte passe au second plan et Ă©chappe Ă lâenfant. Mais prĂ©cisĂ©ment une pĂ©dologie plus naturiste que vraiment naturaliste oublie trop ici que lâautoritĂ©, dans ce quâelle a dâartificiel, est de nature sociale, tandis que le rapport de lâenfant aux adultes, et spĂ©cialement aux parents, est naturel, dans le sens le plus fort du mot. Dans le deuxiĂšme livre de lâĂmile, Rousseau a montrĂ©, dâune façon gĂ©niale Ă notre avis, que tout le problĂšme de lâĂ©ducation morale nĂ©gative consistait Ă prĂ©server le caractĂšre naturel, fonctionnel, de ce rapport, Ă lâempĂȘcher de sâaltĂ©rer pour devenir un rapport artificiel, dâautoritĂ© dâune part, de soumission dâautre part. Pour nous le problĂšme se pose de la mĂȘme façon en ce qui concerne lâinfluence intellectuelle de lâadulte sur lâenfant. Le besoin fonctionnel dâassistance que lâenfant manifeste dans lâordre pratique et qui est un appel Ă lâadulte, lâenfant le manifeste aussi dans lâordre intellectuel oĂč il a la mĂȘme signification. Lâinterrogation spontanĂ©e, phĂ©nomĂšne dâune prĂ©cocitĂ© et dâune frĂ©quence Ă©videntes, chez lâenfant, atteste indĂ©niablement le besoin et le dĂ©sir, de sa part, de sâassocier Ă la vie intellectuelle de lâadulte, de trouver un encouragement et un appui, peut-ĂȘtre une correction, dans la vie intellectuelle de lâadulte. La relation nâĂ©tant pas imposĂ©e dâen haut, mais nouĂ©e dâen bas, elle ne sera donc pas stĂ©rile, mais fĂ©conde.
DâaprĂšs ce que je comprends, les interrogations spontanĂ©es de lâenfant nâauraient pas selon vous la signification ni la valeur que je leur attribue. Pourtant, il me paraĂźt difficile de nier quâil y ait souvent dans les interrogations spontanĂ©es de lâenfant, et de trĂšs bonne heure, un appel au contrĂŽle de la raison adulte. Dâailleurs, en dehors de cette relation directe qui se noue par lâinitiative de lâenfant entre son intelligence et celle des adultes, il y en a une, plus indirecte, plus diffuse, mais aussi plus continue, qui rattache constamment la pensĂ©e de lâenfant aux attitudes intellectuelles de lâadulte : il est impossible que lâenfant soit indiffĂ©rent Ă ces attitudes. Elles constituent une atmosphĂšre qui enveloppe la pensĂ©e de lâenfant ; et peut-elle lâenvelopper constamment sans la pĂ©nĂ©trer, lâimprĂ©gner Ă quelque degré ?
M. Piaget. â Sur le fait lui-mĂȘme, nous sommes presque dâaccord. Il est incontestable quâil y a dans lâinterrogation, chez lâenfant, un besoin de contrĂŽle. Encore faut-il ne point gĂ©nĂ©raliser, car il y a des questions que lâenfant sâadresse Ă lui-mĂȘme, sans aucun souci de la rĂ©ponse adulte. Il y a aussi souvent le besoin de contradiction et mĂȘme le besoin de conserver son indĂ©pendance (lorsque lâenfant feint dâignorer ce sur quoi il a par-devers lui des idĂ©es prĂ©cises). Mais je suis loin de nier que le besoin du contrĂŽle adulte soit de premiĂšre importance. On peut mĂȘme dire que lâenfant Ă©prouve souvent le besoin dâautoritĂ© et dâobĂ©issance, sur le plan moral, comme le besoin de soumission au verbe, sur le plan intellectuel. Baldwin a dit lĂ -dessus des choses fort justes, Ă propos de sa notion du « syndoxique » opposĂ© au « synnomique ».
Câest sur la valeur de ces besoins que nous diffĂ©rons peut-ĂȘtre encore. Car la vĂ©ritĂ© adulte, Ă laquelle lâenfant fait appel, il lâaccepte comme une sorte de rĂ©vĂ©lation et non comme une hypothĂšse Ă contrĂŽler : câest cette circonstance, presque inĂ©vitable, qui explique le lĂ©galisme de bien des conduites morales Ă©lĂ©mentaires et le verbalisme de bien des croyances primitives, et cela dâautant plus que lâenfant est jeune et plus Ă©loignĂ© de la coopĂ©ration.
Mais, si nous sommes presque dâaccord sur les faits, nous ne sommes pas loin, non plus, de nous entendre sur leurs consĂ©quences. Ce que vous nous dites Ă propos de Rousseau, du caractĂšre « social » (au sens de la sociĂ©tĂ© de contrainte), de lâautoritĂ© et de la soumission, et du caractĂšre « naturel » (au sens de la coopĂ©ration) des rapports normaux entre enfants et parents, me paraĂźt personnellement trĂšs acceptable. Je crains seulement que le « naturel » soit au terme et non aux sources de lâĂ©volution mentale. Il est vrai que le terme nâest souvent quâune prise de conscience des sourcesâŠ
M. PiĂ©ron. â Je nâai que peu de choses Ă dire, car je suis dans les grandes lignes tout Ă fait dâaccord avec M. Piaget. Si je dois parler, ce sera aussi pour lui poser des questions et demander des Ă©claircissements. En prenant lâopposĂ© de Blondel, qui envisage surtout le rapport avec le cĂŽtĂ© social, jâenvisagerai le rapport avec le cĂŽtĂ© biologique. Il est Ă©vident quâil y a lĂ des problĂšmes qui se posent au point de vue de la relation entre lâĂ©volution de la mentalitĂ© enfantine et lâĂ©volution de la mentalitĂ© des mammifĂšres et des singes supĂ©rieurs.
M. Delacroix a posĂ© dĂ©jĂ des questions qui sont extrĂȘmement importantes au sujet des formes supĂ©rieures de cette intelligence motrice, qui a besoin dâĂȘtre dissociĂ©e, et qui comporte des Ă©tages nombreux. Je me demande, dâautre part, sâil nây a pas un rĂŽle dĂ©jĂ trĂšs marquĂ©, chez lâenfant, de la pensĂ©e symbolique, grĂące Ă une influence de la constitution hĂ©rĂ©ditaire elle-mĂȘme, et sâil nây a pas, entre les singes supĂ©rieurs et les jeunes enfants une grande diffĂ©rence, qui tiendrait surtout Ă cela. Ăvidemment nous savons trĂšs bien que le symbolisme nâest pas hĂ©ritĂ© comme tel ; il est fourni par la collectivitĂ© Ă lâenfant. Le langage nâa pas spontanĂ©ment une forme dĂ©finie, mais il y a tout de mĂȘme des balbutiements enfantins qui marquent lâexistence de mĂ©canismes montĂ©s ne demandant quâĂ se prĂ©ciser. Certains enfants nâarrivent pas Ă apprendre Ă parler ; il y a quelque chose qui, constitutionnellement, nâest pas en Ă©tat chez ces enfants-lĂ , et qui se trouve chez les autres. Je me demande si les essais pour obtenir des rĂ©flexes conditionnels verbaux chez les singes nâĂ©chouent pas parce que câest un domaine dans lequel la difficultĂ© doit ĂȘtre trĂšs grande pour engendrer de tels rĂ©flexes faute de dispositions spontanĂ©es, tandis que chez lâenfant cela se rĂ©alise trĂšs facilement grĂące Ă des mĂ©canismes tout prĂȘts. Peut-ĂȘtre, si lâon gĂ©nĂ©ralisait, en admettant une disposition hĂ©rĂ©ditaire au symbolisme, expliquerait-on la pensĂ©e autistique de lâenfant, trĂšs diffĂ©rente de lâautisme pathologique et qui surprend un peu parce quâelle va Ă lâencontre de la rĂ©ussite pratique, alors que lâintelligence motrice a ce contrĂŽle de la rĂ©ussite qui sera retrouvĂ© ultĂ©rieurement au cours de lâexercice de la pensĂ©e rationnelle. Entre la rĂ©ussite des tĂątonnements primitifs et la rĂ©ussite rationnelle, il y a place pour une sorte de jeu de pensĂ©e autistique, de jeu intĂ©rieur qui, lui, ne rĂ©ussit pas, en somme, qui nâaboutit pas Ă des succĂšs pratiques, mais, restant intĂ©rieur, ne se heurtant pas Ă la rĂ©alitĂ©, Ă©chappe aux sanctions et peut se poursuivre impunĂ©ment. Ne serait-ce pas un exercice fonctionnel, un apprentissage dâune fonction, le symbolisme, dont les mĂ©canismes seraient prĂ©parĂ©s, mais qui ne pourraient pas prendre immĂ©diatement leur forme dĂ©finitive ? En somme, cela reprĂ©senterait le jeu de mĂ©canismes montĂ©s par la collectivitĂ©, mais qui ont pris une forme organique dans la constitution de lâindividu, et qui sâexercent avant que la collectivitĂ© leur ait donnĂ© leur forme dĂ©finitive dans le cadre de la pensĂ©e rationnelle, un jeu autistique qui prĂ©parerait lâapprentissage de la pensĂ©e rationnelle, mais qui ne le prĂ©parerait que parce que dĂ©jĂ il est insĂ©rĂ© dans lâorganisme de lâenfant modifiĂ© par une longue Ă©volution mentale. DĂšs lors, au point de vue de lâenfant, cette psychologie ethnographique dont a parlĂ© M. Delacroix serait extrĂȘmement intĂ©ressante parce que, peut-ĂȘtre suivant lâĂ©volution des civilisations dans ces stades du jeu mental, caractĂ©risant la pensĂ©e enfantine, mettra-t-elle en Ă©vidence des diffĂ©rences significatives dĂ©pendant de la direction et du niveau de cette Ă©volution antĂ©rieure. Ce sont lĂ des problĂšmes qui peuvent se poser et que je soumets Ă M. Piaget.
M. Piaget. â Je remercie M. PiĂ©ron, qui vient de poser un problĂšme extrĂȘmement important. La pensĂ©e de lâenfant serait ainsi un jeu dans le sens de K. Groos, un exercice fonctionnel prĂ©parant la pensĂ©e adulte. Pour ma part, je vois lĂ une question encore troublante et je ne suis pas sĂ»r de pouvoir y rĂ©pondre aujourdâhui. Je ne suis, en effet, pas encore au clair sur la question du jeu, que jâĂ©tudie actuellement Ă propos des deux premiĂšres annĂ©es de lâenfance. Jâai un peu peur de la formule du prĂ©exercice et ne suis pas sĂ»r quâelle Ă©puise la psychologie des jeux dits dâimagination. Mais, dans les grandes lignes, je suis bien dâaccord sur le fait quâil doit y avoir quelque chose de fonctionnel dans la pensĂ©e Ă©gocentrique : si cette pensĂ©e est un obstacle au contrĂŽle logique, elle est en tout cas ferment dâinvention ; et peut-ĂȘtre lâadulte le mieux douĂ© sous ce dernier rapport a-t-il Ă©tĂ© dans ses jeunes annĂ©es le plus complĂštement enfant.
M. Wallon. â Je dirai tout dâabord que lâĆuvre de Piaget est une Ćuvre pleine dâenseignements pour nous et particuliĂšrement pour moi. Je lâai Ă©tudiĂ©e dâextrĂȘmement prĂšs. Lâensemble de ses livres a apportĂ© un renouvellement aux Ă©tudes de psychologie de lâenfant. Câest une source Ă laquelle nous puisons tous. Si donc je lui prĂ©sente quelques demandes dâexplications, câest lui dire, en rĂ©alitĂ©, lâintĂ©rĂȘt profond que jâai pris Ă son Ćuvre.
Tout Ă lâheure, M. Blondel a envisagĂ© la question par lâune de ses extrĂ©mitĂ©s et M. PiĂ©ron par lâautre bout. Eh bien ! je vais lui poser certaines questions sur la partie intermĂ©diaire. Il y a deux notions qui jouent dans son Ćuvre un rĂŽle considĂ©rable. Câest la notion dâĂ©gocentrisme et la notion de sociabilitĂ©.
DâaprĂšs lui, il y a une pensĂ©e motrice qui doit aboutir Ă la pensĂ©e rationnelle, câest-Ă -dire Ă la pensĂ©e positive, Ă la pensĂ©e expĂ©rimentale, dont relĂšvent toutes les Ă©preuves quâil a citĂ©es tout Ă lâheure : lâĂ©preuve, par exemple, des corps que lâon plonge dans lâeau. Ce sont bien lĂ de petites Ă©preuves de physique, quâil sâagit dâexpliquer Ă la maniĂšre dont nous expliquons, câest-Ă -dire scientifiquement. Pour M. Piaget, il semble que, nĂ©cessairement, ce quâil appelle la pensĂ©e motrice devrait aboutir Ă la pensĂ©e scientifique, si chez lâenfant quelque chose nâintervenait qui est lâĂ©gocentrisme.
Je sais toutes les prĂ©cautions que M. Piaget a prises en adoptant ce terme dâĂ©gocentrisme. Il lâa expliquĂ© plusieurs fois de la façon dont je lâexpliquerais moi-mĂȘme. Mais cette explication mâapparaĂźt en contradiction avec la comparaison quâil a faite de lâĂ©gocentrisme et de lâautisme. LâĂ©gocentrisme consiste dans le mĂ©lange intime du sujet lui-mĂȘme avec les choses quâil perçoit, dans lâimpuissance oĂč il est de se connaĂźtre et de se dissocier dâavec les rĂ©alitĂ©s quâil essaie dâexpliquer. Par consĂ©quent lâĂ©gocentrisme serait une sorte dâaliĂ©nation de soi-mĂȘme dans les choses, lâenfant se mettrait dans les choses quâil perçoit et nâarriverait pas Ă faire la part de sa perception, de sa structure mentale, de la structure de sa perception par rapport aux choses. Et je crois que câest tout Ă fait vrai, sâil sâagit de ce que nous appelons la pensĂ©e motrice. Je crois quâen effet cette pensĂ©e, cette activitĂ©, quand elles commencent Ă devenir conscientes, nous prĂ©sentent Ă nous-mĂȘmes comme confondus avec lâobjet de notre action et de notre perception.
Si vous le voulez, prenons une autre comparaison. On vient de rappeler des Ă©tudes faites sur les singes anthropoĂŻdes. Les solutions quâils trouvent aux situations dans lesquelles ils sont mis semblent rĂ©sulter de ce quâon a pu appeler une pensĂ©e structurale, câest-Ă -dire que lâindividu est comme en continuitĂ© dynamique avec les buts et les moyens que lâambiance, ou la perception quâil en a, offre Ă ses appĂ©tits, Ă ses dĂ©sirs, Ă ses intĂ©rĂȘts de toutes sortes. Sous leur action, la perception peut se renouveler, se transformer, jusquâĂ lâinstant oĂč, par elle, objet et dĂ©sir seront unis. Câest un champ de forces aux lignes variables entre lâobjet et le dĂ©sir. Mais ce nâest pas combinaison dâĂ©lĂ©ments dâabord dissociĂ©s et connus chacun pour lui-mĂȘme. La structure se rĂ©alise dâemblĂ©e, en rapport, Ă©videmment, avec les aptitudes perceptives et affectives de lâindividu, mais sans quâil sache sâisoler lui-mĂȘme de sa perception, de la situation qui la provoque, ni de la structure dont il fait momentanĂ©ment partie. Par lĂ cette forme de pensĂ©e se distingue de la pensĂ©e analytique ou de relations. Lâindividu commence par ne pas se distinguer parfaitement des instruments quâil emploie pour arriver au but. La premiĂšre forme de pensĂ©e rĂ©flĂ©chie qui peut se dĂ©velopper, ce sera donc la pensĂ©e Ă©gocentrique, câest-Ă -dire une pensĂ©e oĂč lâenfant se confond avec lâobjet de sa pensĂ©e, et sây incorpore.
Je ne vois lĂ -dedans rien qui soit conforme Ă ce quâon appelle la pensĂ©e autistique. Elle est tout Ă fait diffĂ©rente. Câest une pensĂ©e isolĂ©e des choses et de lâaction. La pensĂ©e autistique, telle quâelle a Ă©tĂ© dĂ©finie par les aliĂ©nistes, est une sorte de retrait et de convergence en soi-mĂȘme. La pensĂ©e de lâenfant est tout autre, elle ne fait pas retour sur lui. Il nâa pas encore circonscrit sa vie intĂ©rieure, il est tout en rĂ©actions : rĂ©actions de dĂ©sirs, rĂ©actions de mouvements et de gestes, vis-Ă -vis du milieu extĂ©rieur. Je ne vois donc pas lâenfant comme une sorte de tout fermĂ©, ni son Ă©gocentrisme comme une lentille qui viendrait sâintercaler entre son action primitive, dont nous nâavons pas Ă dĂ©tailler ici le mĂ©canisme, et les lois de la pensĂ©e rationnelle. Son Ă©gocentrisme est pour moi en continuitĂ© directe avec sa pensĂ©e pratique, qui le mĂȘle aux choses quâil manie. Je nâimagine pas comment nous pourrions passer de cet Ă©gocentrisme Ă lâautisme.
Câest pourtant bien lâĂ©gocentrisme au sens dâautisme quâimplique la thĂ©orie suivant laquelle lâaccession de lâenfant Ă la pensĂ©e de relation dĂ©pendrait de lâinstant oĂč, sortant enfin de lui-mĂȘme, il arriverait Ă distinguer entre ce qui est son propre point de vue et le point de vue des autres, parce quâalors il serait devenu un ĂȘtre social capable dâentrer en contact avec autrui. Je ne sais pas si, ici encore, les choses se passent de la sorte, et si la sociabilitĂ© chez lâenfant attend cet Ăąge-lĂ pour se dĂ©velopper. Elle me semble, au contraire, ĂȘtre plus prĂ©coce que le dĂ©veloppement de lâintelligence. Mais, Ă chacun des Ăąges de lâenfant, elle ne peut se traduire que sous la forme dâactivitĂ© qui existe Ă ce moment-lĂ . Elle prendra, dans les premiers jours, des formes alimentaires ; plus tard, des formes affectives ; ensuite des formes intellectuelles et plus particuliĂšrement la forme de la discussion. Mais elle ne pourra la prendre que prĂ©cisĂ©ment le jour oĂč le degrĂ© de maturitĂ© atteint par lâenfant lui permettra la discussion.
Au lieu de faire de sa sociabilitĂ© lâagent, le facteur de la pensĂ©e de relation, je renverserais plutĂŽt les termes, et je dirais que le jour oĂč, par suite de son dĂ©veloppement psychique, qui a ses conditions dans le dĂ©veloppement organique, il est devenu capable de maintenir simultanĂ©ment dans sa pensĂ©e deux points de vue diffĂ©rents ; le jour oĂč il est devenu capable de ces opĂ©rations mentales, extrĂȘmement compliquĂ©es, qui consistent Ă ne retenir dâune situation donnĂ©e que certains Ă©lĂ©ments, autrement dit Ă inhiber, en quelque sorte, la reprĂ©sentation de tout le reste, de maniĂšre Ă constituer enfin des systĂšmes de rapports qui ne soient plus ces touts continus, ces situations dynamiques dâoĂč il Ă©tait parti, câest alors que sa sociabilitĂ© pourra se traduire en pensĂ©e de relations. Mais si la sociabilitĂ© produit cet effet-lĂ , câest parce que lâindividu est mĂ»r pour de telles manifestations.
La distinction est dâimportance, sans doute. M. Piaget parle de la coopĂ©ration. Il fait sortir de lâaction en commun la pensĂ©e de relation, quâil identifie avec notre pensĂ©e expĂ©rimentale et positive. Mais la filiation nâest pas nĂ©cessaire et mĂȘme il semble que le rĂŽle de la coopĂ©ration directe entre individus soit dâautant plus important que leur pensĂ©e est moins positive. La sommation et la combinaison des efforts individuels est de nĂ©cessitĂ© urgente dans les civilisations primitives, qui ne disposent pas dâinstruments ni de notions physiques, comme celles dont notre civilisation fait un constant usage. Câest un rĂ©sultat de la pensĂ©e scientifique que nous puissions nous isoler les uns des autres, tandis que le besoin de coopĂ©ration continuelle existe surtout chez les individus rĂ©duits Ă leurs seules forces physiques. Elle rĂ©pond Ă un besoin tellement fondamental, dans les premiers agrĂ©gats sociaux, quâelle appartient dĂ©jĂ aux rĂ©actions simplement Ă©motives. Il y a toute une sĂ©rie de rĂ©flexes de coopĂ©ration qui ont pour origine lâĂ©motivitĂ©. La place essentielle que tiennent dans les Ă©motions leurs modes dâexpression et la force de contagion qui en rĂ©sulte les montrent comme des sources et des forces de coopĂ©ration. La coopĂ©ration nâest donc pas nĂ©cessairement la pensĂ©e rĂ©flĂ©chie. Le tort est de supposer entre tous ces termes une filiation nĂ©cessaire et indispensable. Je trouve trĂšs forte lâobjection faite tout Ă lâheure par mon ami Blondel. On rapporte lâexemple de sociĂ©tĂ©s dont les façons de penser sont analogues Ă celles de lâenfant. Dira-t-on quâil nây a pas dâadulte dans ces sociĂ©tĂ©s-lĂ Â ? Je ne crois pas que lâon puisse caractĂ©riser lâadulte par la pensĂ©e telle quâelle existe de nos jours.
Pour prĂ©ciser mes questions, je dirai quâil ne me semble pas possible dâĂ©tablir une continuitĂ© en quelque sorte automatique et obligatoire de la pensĂ©e pratique, ou motrice, Ă la pensĂ©e rationnelle et scientifique, qui est aujourdâhui la nĂŽtre. Il y a, en effet, une pensĂ©e pratique. Elle est faite de bien des matĂ©riels, de bien des mĂ©canismes quâil faudrait dĂ©monter. Nous en connaissons certaines particularitĂ©s et certains dĂ©tails, grĂące en particulier Ă des Ă©tudes de psychologie animale. Cette activitĂ© est une forme de lâadaptation, dâune adaptation de plus en plus Ă©levĂ©e et dont les degrĂ©s varient avec les degrĂ©s de lâorganisation dans la sĂ©rie des espĂšces ; elle en arrive ainsi Ă prendre des formes extrĂȘmement complexes. Mais de ce que nĂ©cessairement elle met en jeu les lois de la causalitĂ©, il ne sâensuit pas que les individus dans lesquels elle se rĂ©alise aient la notion de la causalitĂ©. Ă un niveau plus ou moins Ă©levĂ©, ils sont absolument comme le protozoaire, dont lâadaptation au milieu nâimplique pas quâil en connaĂźt les lois physiques.
Ă la suite dâune Ă©volution intellectuelle et scientifique extrĂȘmement lente et longue, nous sommes arrivĂ©s aujourdâhui Ă pĂ©nĂ©trer, mais Ă pĂ©nĂ©trer dâune façon trĂšs superficielle encore, les lois qui rĂ©gissent notre activitĂ© vis-Ă -vis du monde physique. Ne cĂ©dons pas Ă lâillusion de croire que si ces lois guident notre activitĂ© dans le monde physique, câest que nous les connaissons. Entre le stade dâadaptation supĂ©rieure, mais de simple adaptation aux situations extĂ©rieures, et le stade oĂč nous nous rendons compte des lois qui sont en jeu dans ces adaptations, il y a eu toute une sĂ©rie dâintermĂ©diaires et toute une sĂ©rie de sociĂ©tĂ©s, dans lesquelles nous avons vu la sociabilitĂ© exister, au mĂȘme titre quâelle peut exister dans la nĂŽtre ; et pourtant dans ces sociĂ©tĂ©s-lĂ les individus, mĂȘme adultes, nâarrivent pas Ă la notion de causalitĂ© physique, qui maintenant, en effet, est le terme auquel peut atteindre lâintelligence de lâenfant dĂšs lâĂąge de treize ou quatorze ans.
Pour me rĂ©sumer, je crois que la notion dâĂ©gocentrisme est une notion ambiguë ; je ne crois pas quâelle sâintroduise, comme une sorte de corps Ă©tranger, dans lâĂ©volution de lâenfant, entre le moment oĂč il sâest adaptĂ© et le moment oĂč il comprendrait le principe causal de son adaptation. Je crois que la pensĂ©e Ă©gocentrique rĂ©pond chez lâenfant Ă une premiĂšre prise de conscience, quâelle est lâĂ©tat de celui qui ne sait pas encore analyser une situation, qui ne sait pas dissocier entre les objets de son activitĂ© et son propre corps ; tout cela forme une structure, dans laquelle lâindividu entre lui-mĂȘme, dans laquelle sont impliquĂ©es sa force physique, sa force musculaire, son Ă©motivitĂ©. Dâailleurs, nous connaissons nous-mĂȘmes cette sorte de sensibilitĂ©. Nous attribuons aux choses une force de rĂ©sistance que nous comparons Ă la nĂŽtre. Quand nous montons une cĂŽte Ă bicyclette, nous localisons souvent notre effort au point de contact entre notre jante et la route. Il y a perpĂ©tuellement de ces transfusions de nous dans les choses comme celles qui existent dans la mentalitĂ© de lâenfant dâune façon presque exclusive. Quant Ă la sociabilitĂ©, je ne crois pas quâelle puisse ĂȘtre regardĂ©e comme le facteur dâoĂč rĂ©sulterait nĂ©cessairement notre pensĂ©e positive ; je crois quâelle prend, Ă tous les Ăąges successifs de la vie, toutes les formes quâelle peut prendre, Ă©tant donnĂ© le dĂ©veloppement intellectuel, ou cĂ©rĂ©bral, de lâenfant. Par consĂ©quent, la description de M. Piaget peut rester bonne. Mais si nous transformons la description en explication causale, alors je renverserais plutĂŽt lâordre des termes : au lieu dâexpliquer lâapparition de notre logique chez lâenfant par un progrĂšs de sa sociabilitĂ©, je ramĂšnerais au progrĂšs de ses aptitudes intellectuelles les formes de sa sociabilitĂ©.
Encore un mot au sujet de la loi de prise de conscience formulĂ©e par ClaparĂšde et que M. Piaget a rappelĂ©e. Nous sommes tous dâaccord pour dire quâelle sâapplique Ă un trĂšs grand nombre de cas. Mais, dans lâexemple quâa donnĂ© M. Piaget, il y a peut-ĂȘtre autre chose. Il y a une loi que M. Piaget a invoquĂ©e Ă plusieurs reprises, qui a Ă©tĂ© formulĂ©e autrefois par Stern : câest la loi suivant laquelle, chaque fois que nous passons dâun plan dâactivitĂ© Ă un plan supĂ©rieur, il nous faut revenir Ă un stade dâactivitĂ© que nous avions dĂ©jĂ dĂ©passĂ©. Un exemple simple et frappant en est donnĂ© par Stern. Si lâon demande Ă un enfant de dĂ©crire une image, sa description peut rĂ©pondre Ă diffĂ©rents niveaux : stade substantif, stade action, stade relation. Or, si sa description en regardant lâimage atteint dĂ©jĂ le troisiĂšme stade, elle peut, sâil doit dĂ©crire de mĂ©moire, retomber au deuxiĂšme et au premier stade. Dans lâopposition quâil Ă©tablissait entre la pensĂ©e rationnelle et la pensĂ©e motrice, M. Piaget semblait appliquer la loi de ClaparĂšde, en indiquant que lâune se dĂ©veloppe en sens inverse de lâautre. En fait, la dĂ©nivellation qui sâobserve entre les deux est souvent imputable Ă la loi de Stern. Lorsque lâopĂ©ration sâintĂšgre Ă une forme supĂ©rieure dâactivitĂ©, lâenfant retombe Ă un stade plus bas et il est obligĂ© de rĂ©apprendre les suivants.
M. Piaget. â Je remercie bien vivement M. Wallon de son intervention. Je ne me dissimule pas que ces remarques sont celles qui soulignent avec le plus dâacuitĂ© les dangers auxquels mes thĂšses sont exposĂ©es et vis-Ă -vis desquels je nâai sans doute pas su prendre mes prĂ©cautions Ă temps.
Ces Ă©cueils, que M. Wallon vient de mettre en pleine lumiĂšre, sont au nombre de trois : 1° confusion de lâĂ©gocentrisme-absorption du moi dans les choses, avec lâĂ©gocentrisme-dĂ©faut de coopĂ©ration ; 2° possibilitĂ© dâexpliquer le progrĂšs social par le progrĂšs intellectuel (aussi bien que lâinverse) ; 3° absence de continuitĂ© entre lâintelligence motrice et lâintelligence rationnelle.
Sur le premier point, il est dâabord une question de dĂ©tail Ă rĂ©gler : celle de lâautisme. Lorsque je me suis servi de ce terme dĂ» Ă M. Bleuler et que jâai comparĂ© lâĂ©gocentrisme enfantin Ă lâautisme, je me suis fondĂ© sur le premier article de Bleuler relatif Ă la pensĂ©e autistique, article dans lequel le grand psychiatre zurichois considĂšre lâautisme des schizophrĂšnes comme la simple exagĂ©ration dâun autisme normal contenu en chacun de nous et constituant en somme le noyau infantile de notre pensĂ©e adulte. Depuis lors M. Bleuler rĂ©serve le terme dâautisme Ă lâautisme morbide, celui dont le malade nâest plus maĂźtre de sortir. En ce sens il nây a Ă©videmment plus aucun rapport direct entre lâautisme et lâĂ©gocentrisme enfantin : lâautisme ne constitue plus un stade, mais une dĂ©formation. Sur ce point, je suis donc entiĂšrement dâaccord avec vous.
Il reste que, comme vous le dites trĂšs bien, jâemploie le terme dâĂ©gocentrisme en deux sens diffĂ©rents : tantĂŽt dans le sens dâune confusion du sujet et de lâobjet, tantĂŽt dans le sens dâun dĂ©faut de coopĂ©ration. Mais je ne vois pas lĂ , comme vous, une ambiguĂŻtĂ©, parce que ce double sens me paraĂźt fondĂ© dans la nature des choses : il nây a lĂ que le double aspect dâune mĂȘme rĂ©alitĂ©.
Partons, si vous le voulez bien, du premier sens, puisque vous lâacceptez : absorption du moi dans les choses par indiffĂ©renciation du subjectif et de lâobjectif. Il va de soi quâune telle situation a pour effet dâempĂȘcher, chez le petit enfant, toute vision objective du rĂ©el, puisque le moi ne fait quâun avec la chose. Vu de lâextĂ©rieur, lâenfant paraĂźt ainsi tout rapporter Ă son moi (cf. lâanimisme enfantin, etc.), alors quâen rĂ©alitĂ© il nâa prĂ©cisĂ©ment pas conscience de son moi. Or, vis-Ă -vis des personnes, du groupe en gĂ©nĂ©ral, la situation est exactement la mĂȘme : faute de distinguer lâego et lâalter, comme disait dĂ©jĂ Baldwin, lâenfant confond son point de vue Ă lui avec celui des autres. Il est, pour reprendre votre expression, aliĂ©nĂ© dans les autres, comme il lâest dans les choses. Le rĂ©sultat sera donc le mĂȘme dans les deux cas : lâenfant ne comprendra pas autrui plus objectivement quâil ne comprend les choses. Il paraĂźtra ainsi tout rapporter Ă lui, alors que prĂ©cisĂ©ment il a bien moins que nous la conscience de son moi. Vu de lâextĂ©rieur, il y a donc ce que jâappelle Ă©gocentrisme, alors que, vu de lâintĂ©rieur, il y a participation avec le groupe.
Ces deux sens du mot Ă©gocentrisme ne se rapportent donc pas Ă deux phĂ©nomĂšnes contradictoires, mais Ă un seul et mĂȘme phĂ©nomĂšne sous ses deux aspects complĂ©mentaires. Je lâai dit, dâailleurs, dĂšs mon premier volume : pour lâenfant Ă©gocentrique, « le moi et le groupe ne font quâun » (p. 16).
Je suis donc trĂšs loin de nier que, comme vous le dites si bien, lâenfant soit sociable Ă tout Ăąge. Il faudrait nâavoir jamais vu de bĂ©bĂ© pour soutenir une telle thĂšse. Tout ce que je soutiens, câest quâil y a des stades de socialisation : au stade de lâimitation Ă©lĂ©mentaire ou des dĂ©buts de langage, la socialitĂ© est dâun tout autre type quâau stade de la coopĂ©ration. Durant le premier stade, le moi et le groupe ne font quâun ; durant le second, le moi est diffĂ©renciĂ© et son effort consiste, non pas Ă sâidentifier, mais Ă entrer en rĂ©ciprocitĂ© avec les autres. Jâai eu souvent lâimprudence dâappeler social tout court ce type de rapport social, qui, Ă tort ou Ă raison, me paraĂźt supĂ©rieur au type primitif. Par rapport Ă la coopĂ©ration, il mâest donc arrivĂ© de qualifier de prĂ©sociale toute conduite caractĂ©risĂ©e par lâindiffĂ©renciation du moi et du groupe. Mais peu importent les mots, je ne tiens quâĂ la chose : si lâenfant est sociable Ă tout Ăąge, cette sociabilitĂ© change de structure en se dĂ©veloppant.
Ceci nous conduit au second problĂšme : cette maturation sociale est-elle le produit ou la cause de la maturation intellectuelle ? Câest le problĂšme des rives et de la riviĂšre. Il est bien clair que sans un certain capital intellectuel hĂ©rĂ©ditaire aucun dĂ©veloppement, ni social ni rationnel, nâest possible. Mais il me semble clair Ă©galement que, sans un certain milieu social, lâintelligence nâengendre que chimĂšres. Disons, si vous le voulez, que les structures sociales successives sont des instruments que construit la raison pour sâĂ©laborer elle-mĂȘme. Jâaccepte toutes les formules pourvu que lâon reconnaisse ce fait : que les Ă©tapes de la maturation intellectuelle sont corrĂ©latives aux Ă©tapes du dĂ©veloppement social. Comme la raison est un idĂ©al plus quâun fait, tandis que les processus psycho-sociologiques sont des faits, je crois plus facile de dĂ©crire lâĂ©volution de la raison en termes de faits, si obscure que soit encore notre terminologie causale en psychologie. Mais câest simplement par peur de dĂ©former lâidĂ©al rationnel en en faisant une cause. Le jour oĂč lâon nous dĂ©crira la maturation intellectuelle en un langage causal clair, je suis donc tout prĂȘt Ă renoncer Ă mon langage particulier.
Quant au troisiĂšme point, je suis entiĂšrement dâaccord avec vous sur le fait quâau stade moteur lâesprit ne connaĂźt pas les instruments dont il se sert. Mais si vous admettez que la raison peut aprĂšs coup en prendre conscience peu Ă peu, cette continuitĂ© avec renversements (loi de ClaparĂšde) et dĂ©calages (loi de Stem) suffit Ă la thĂšse que jâai soutenue aujourdâhui.
M. P. Janet. â Je regrette de nâavoir pas assistĂ© Ă lâexposĂ© de M. Piaget. Je voudrais seulement lui prĂ©senter tous mes compliments et lui dire combien il nous a rendu service. Quand on jette un regard en arriĂšre au moment oĂč lâon devient vieux, on se rend compte quâil y a bien des changements et, en particulier, que lâenseignement de la psychologie nâest plus aujourdâhui ce quâil Ă©tait autrefois, il y a vraiment une diffĂ©rence assez marquĂ©e entre lâenseignement que nous avions il y a quarante ou cinquante ans, et lâenseignement dâaujourdâhui. Cette diffĂ©rence montre quâil y a une Ă©volution et que toute notre vie nâa pas Ă©tĂ© absolument inutile ; que, depuis quarante ans, nous avons tous fait quelque chose. Cette Ă©volution ne se voit pas trĂšs facilement tout de suite, parce que les psychologues â cela est tout naturel Ă cause de la concurrence humaine â ont trouvĂ© bon de se diviser et de se distinguer les uns des autres. Il y a eu, depuis une quarantaine dâannĂ©es, quatre ou cinq psychologies diffĂ©rentes qui se figuraient toutes ĂȘtre quelque chose de merveilleux : il y a eu la psychologie pathologique ; il y a eu la psychologie animale et la psychologie des peuples primitifs, et la psychologie infantile. JusquâĂ ces derniĂšres annĂ©es, ces diverses psychologies Ă©taient sĂ©parĂ©es les unes des autres par des cloisons Ă©tanches. Nous avons vu avec plaisir quâau fond la psychologie infantile nous prĂ©sentait sans grandes modifications un certain nombre de directions ou de tendances, dâidĂ©es qui se trouvaient longuement exposĂ©es dans les autres psychologies. Il en est dâailleurs de mĂȘme pour la psychologie des peuples primitifs. Câest ce que je rĂ©sume par un mot : la concordance des psychologies contemporaines. Sur quoi se fait cette concordance ? Autrefois il y avait une psychologie des facultĂ©s qui Ă©taient toujours les mĂȘmes dans toutes les diffĂ©rentes circonstances : il y avait un chapitre sur la perception, un chapitre sur la personnalitĂ©, un chapitre sur la mĂ©moire, un chapitre sur la raison ; et il nây avait chez tous les ĂȘtres vivants quâune mĂ©moire, une personnalitĂ©, une raison : câĂ©tait trĂšs simple. Les notions psychologiques quâon enseigne aujourdâhui arrivent Ă des conclusions absolument diffĂ©rentes. Nous sommes dâaccord pour dire quâil y a plusieurs perceptions, plusieurs maniĂšres de percevoir, quâil y a des perceptions Ă©lĂ©mentaires, des perceptions plus Ă©levĂ©es, et que plus on devient intelligent, plus la perception change de nature. Il y a plusieurs mĂ©moires : lâannĂ©e derniĂšre, quand je faisais encore des cours sur La mĂ©moire et lâĂ©volution de la notion du temps, je plaçais Ă la suite les unes des autres une sĂ©rie de mĂ©moires diffĂ©rentes. Quand nous parlons de la personnalitĂ© nous dĂ©crivons les conduites du corps propre, puis celles de lâindividu, du personnage, du moi, de lâindividualitĂ©, etc. Ă chaque fois ce sont des maniĂšres diffĂ©rentes de percevoir, de concevoir, de sentir le mĂȘme fait de la conscience. Il en est ainsi pour tous les phĂ©nomĂšnes de la psychologie, et je dirai mĂȘme plus : pour tous les phĂ©nomĂšnes de la logique et de la morale : il ne faut pas parler dâune causalitĂ©, il y a sept ou huit conceptions superposĂ©es de la causalitĂ© et toutes les discussions des philosophes sur les consĂ©cutions empiriques et sur les principes de la raison sont Ă©galement justes, mais elles sâappliquent Ă des stades psychologiques diffĂ©rents. Cette notion des formes variĂ©es quâa prises une mĂȘme fonction psychologique au cours de lâĂ©volution, M. Piaget lâa bien comprise et sâen est trĂšs bien servi dans lâinterprĂ©tation des diffĂ©rentes conduites de lâenfant.
Les difficultĂ©s commencent quand il sâagit de dĂ©terminer avec un peu de prĂ©cision la nature et les limites de chacun des divers stades psychologiques successifs. Sur cette dĂ©termination nous pourrions avoir bien des discussions. Pour prendre un exemple, je pense que M. Wallon a parfaitement raison en critiquant lâassimilation que fait souvent M. Piaget de « lâĂ©gocentrisme » et de « lâautisme ». Lâune des deux notions, celle de « lâĂ©gocentrisme » peut, en effet, ĂȘtre appliquĂ©e Ă un certain stade psychologique assez Ă©lĂ©mentaire, et le retour Ă lâĂ©gocentrisme pour un individu supĂ©rieur indique une certaine dĂ©chĂ©ance, un abaissement de tension. Lâautisme, au contraire, se rapporte Ă une disposition Ă la rĂ©serve, Ă un rĂ©trĂ©cissement de lâesprit qui abandonne les actes externes pour les actes internes peu coĂ»teux ; cette disposition peut se prĂ©senter chez des ĂȘtres supĂ©rieurs ou chez des individus Ă des stades infĂ©rieurs ; elle nâindique pas prĂ©cisĂ©ment un abaissement de tension et une rĂ©gression, elle indique seulement une faiblesse et un rĂ©trĂ©cissement particulier. On pourrait prĂ©senter ainsi bien des objections portant sur les dĂ©tails de la classification des stades psychologiques.
Pour rĂ©pondre Ă ces difficultĂ©s il faudrait Ă©tudier la concordance des stades psychologiques qui ont Ă©tĂ© proposĂ©s par la psychologie pathologique, la psychologie sociologique et la psychologie de lâenfant. Je demanderai Ă M. Piaget si les stades quâil admet sont les mĂȘmes que ceux de M. LĂ©vy-Bruhl et les mĂȘmes que les miens. Le problĂšme est difficile ; M. Piaget, comme il lâa dit, hĂ©site Ă lâaborder. Il sera nĂ©cessaire de le faire un jour. Pour y parvenir, il faudra rapprocher ces diffĂ©rentes psychologies, pathologique, sociologique, animale, infantile, qui se figurent un peu trop pouvoir se dĂ©velopper indĂ©pendamment lâune de lâautre. LâĆuvre de M. Piaget aura certainement contribuĂ© Ă ce rapprochement.
M. Piaget. â Je remercie infiniment M. Janet de ce quâil vient de dire. Il sait, et je lâai rappelĂ© moi-mĂȘme bien souvent, tout ce que je dois Ă sa « psychologie de la conduite ». Mais il me pose aujourdâhui une question trĂšs troublante, en me demandant ce que je pense de la concordance des stades que lâon peut observer dans les Ă©volutions si diverses des sociĂ©tĂ©s dites primitives, des troubles mentaux et de lâenfance. Je souhaite en toute sincĂ©ritĂ© que lâon arrive Ă une telle concordance, et lâĆuvre dâunification Ă laquelle sâest livrĂ© M. Janet dans son dernier ouvrage me paraĂźt extrĂȘmement utile. Mais la difficultĂ© demeure, pour moi, de faire la part exacte des dĂ©calages en comprĂ©hension et en extension, dont nous avons parlĂ© aujourdâhui Ă propos de lâenfant (et que lâon retrouve dans tous les domaines), et des « mentalitĂ©s », celles-ci Ă©tant conçues comme le rĂ©sultat, non pas seulement dâarrĂȘt Ă tel ou tel stade donnĂ©, mais de dĂ©viations systĂ©matiques. DĂ©calages et mentalitĂ©s compliquent terriblement lâĂ©laboration dâun tableau gĂ©nĂ©ral des stades de lâesprit humain.