Les méthodes nouvelles, leurs bases psychologiques (1939) a 🔗
Comment définir les méthodes nouvelles d’éducation et à partir de quand dater leur apparition ? Éduquer, c’est adapter l’enfant au milieu social adulte, c’est-à -dire transformer la constitution psycho-biologique de l’individu en fonction de l’ensemble des réalités collectives auxquelles la conscience commune attribue quelque valeur. Donc, deux termes dans la relation que constitue l’éducation : d’une part, l’individu en croissance ; de l’autre, les valeurs sociales, intellectuelles et morales auxquelles l’éducateur est chargé de l’initier. L’adulte, percevant le rapport selon sa perspective propre, a commencé par ne songer qu’à ces dernières et par concevoir l’éducation comme une simple transmission des valeurs collectives de génération en génération. Et, par ignorance ou à cause même de cette opposition entre l’état de nature, caractéristique de l’individu, et les normes de la socialisation, l’éducateur s’est préoccupé d’abord des fins de l’éducation plus que de sa technique, de l’homme fait plus que de l’enfant et des lois de son développement.
Ainsi a-t-il été conduit, implicitement ou explicitement, à considérer l’enfant soit comme un petit homme à instruire, moraliser et identifier le plus rapidement possible à ses modèles adultes, soit comme le support de péchés originels variés, c’est-à -dire comme une matière résistante qu’il s’agit de redresser plus encore que d’informer. De ce point de vue procède toujours la majeure partie de nos procédés pédagogiques. Il définit les méthodes « anciennes » ou « traditionnelles » d’éducation. Les méthodes nouvelles sont celles qui tiennent compte de la nature propre de l’enfant et font appel aux lois de la constitution psychologique de l’individu et à celles de son développement.
Passivité ou activité. — Encore faut-il s’entendre. La mémoire, l’obéissance passive, l’imitation de l’adulte et, d’une manière générale, les facteurs de réception sont aussi naturels à l’enfant que l’activité spontanée. Or, on ne saurait dire que les méthodes anciennes, si anti-psychologiques soient-elles parfois, aient entièrement négligé l’observation de l’enfant, à cet égard. Entre les deux pédagogies, le critère est donc à chercher, non dans l’utilisation de tel ou tel trait de la mentalité puérile, mais dans la conception d’ensemble que l’éducateur, dans chaque cas, se fait de l’enfant.
L’enfance est-elle un mal nécessaire ou bien les caractères de la mentalité enfantine ont-ils une signification fonctionnelle définissant une activité vraie ? Suivant la réponse donnée à cette question fondamentale, le rapport entre la société adulte et l’enfant à éduquer sera conçu comme unilatéral ou comme réciproque. Dans le premier cas, l’enfant est appelé à recevoir du dehors les produits tout élaborés du savoir et de la moralité adultes ; la relation éducative est faite de pression d’une part, de réception de l’autre. D’un tel point de vue, les travaux d’élèves, même les plus individuels (rédiger une composition, faire une version, résoudre un problème) participent moins de l’activité réelle de la recherche spontanée et personnelle que de l’exercice imposé ou de la copie d’un modèle extérieur ; la morale la plus intime de l’élève reste plus pénétrée d’obéissance que d’autonomie. Dans la mesure au contraire où l’enfance et considérée comme douée d’une activité véritable et où le développement de l’esprit est compris dans son dynamisme, le rapport entre les sujets à éduquer et la société devient réciproque : l’enfant tend à se rapprocher de l’état d’homme non plus en recevant toutes préparées la raison et les règles de l’action bonne, mais en les conquérant par son effort et son expérience personnels ; en retour, la société attend des nouvelles générations mieux qu’une imitation : un enrichissement.
1. — La genèse des méthodes nouvelles🔗
Les précurseurs🔗
Si les méthodes nouvelles d’éducation se définissent ainsi par l’activité vraie qu’elles postulent chez l’enfant et par le caractère réciproque du rapport qu’elles établissent entre les sujets éduqués et la société à laquelle elles les destinent, rien n’est moins nouveau que de tels systèmes. Presque tous les grands théoriciens de l’histoire de la pédagogie ont entrevu l’un ou l’autre des aspects multiples de nos conceptions.
Que la maïeutique de Socrate soit un appel à l’activité de l’élève plus qu’à sa docilité, voilà qui est évident, et aussi que la réaction de Rabelais et de Montaigne contre l’éducation verbale et la discipline inhumaine du xvie siècle ait abouti à de fines intuitions psychologiques : vrai rôle de l’intérêt, observation indispensable de la nature, nécessité d’une initiation à la vie pratique, opposition entre la compréhension personnelle et la mémoire (« Savoir par cœur n’est pas savoir »), etc. Mais, Claparède l’a montré en un article connu de la Revue de métaphysique et de morale (mai 1912), ces remarques, et de même celles de Fénelon, Locke et autres, ne sont que fragmentaires ; chez Rousseau par contre, on trouve une conception d’ensemble dont la valeur étonne d’autant plus aujourd’hui qu’elle n’a été inspirée par aucune expérience scientifique et que son contexte philosophique l’a trop souvent empêchée d’être objectivement jugée.
La pédagogie de Rousseau🔗
À cause même de ses convictions sur l’excellence de la nature et la perversion de la société, Rousseau en est venu, par cette voie imprévue, à l’idée que l’enfance est peut-être utile, puisque naturelle, et le développement mental peut-être réglé par des lois constantes. L’éducation devrait donc utiliser ce mécanisme au lieu d’en contrarier la marche. D’où une pédagogie poussée dans le raffinement du détail ; on peut y apercevoir soit l’anticipation géniale des « méthodes nouvelles » d’éducation, soit une simple chimère, suivant que l’on néglige les a priori philosophiques de Jean-Jacques ou qu’accédant à son désir, on les considère comme nécessairement liés à ses thèses sociologiques.
En fait, impossible, en lisant l’Émile, de faire complètement abstraction de la métaphysique rousseauiste : en quoi Jean-Jacques est un précurseur un peu compromettant. Mais justement, cette remarque nous fait comprendre la vraie nouveauté des méthodes du xxe siècle, par opposition aux systèmes des théoriciens classiques. Sans doute Rousseau a-t-il entrevu que « chaque âge a ses ressorts », que « l’enfant a des manières de voir, de penser et de sentir qui lui sont propres » ; sans doute a-t-il éloquemment démontré qu’on n’apprend rien, sinon par une conquête active, et que l’élève doit réinventer la science, au lieu d’en répéter les formules verbales ; c’est même lui qui a donné ce conseil, pour lequel il lui sera beaucoup pardonné : « Commencez par étudier vos élèves, car assurément vous ne les connaissez point ». Mais cette intuition continue de la réalité du développement mental n’est encore chez lui qu’une croyance sociologique, voire un instrument polémique ; s’il avait étudié lui-même les lois de cette maturation psychologique dont il postule sans cesse l’existence, il n’aurait pas dissocié l’évolution individuelle du milieu social. Les notions de la signification fonctionnelle de l’enfance, des étapes du développement intellectuel et moral, de l’intérêt et de l’activité vraie, sont déjà chez lui mais elles n’ont inspiré réellement les « méthodes nouvelles » qu’à partir du moment où elles ont été retrouvées, sur le plan de l’observation objective et de l’expérience, par des auteurs plus soucieux de vérité sereine et de contrôle systématique.
Parmi les continuateurs de Rousseau, deux au moins sont parvenus à réaliser certaines de ses idées dans le champ de l’école même. Ils peuvent à cet égard être considérés comme les véritables précurseurs des méthodes nouvelles. C’est Pestalozzi, disciple de Jean-Jacques (1746-1827), et Frœbel, disciple de Pestalozzi (1782-1852).
Un disciple de Rousseau : Pestalozzi🔗
Les visiteurs de l’Institut d’Yverdon sont frappés par l’activité spontanée des élèves, par le caractère des maîtres (camarades aînés et entraîneurs bien plus que chefs), par l’esprit expérimental de l’école, dans laquelle sont notées des observations journalières sur les progrès du développement psychologique des élèves et sur la réussite ou l’échec des techniques pédagogiques employées. Grâce à cet esprit même, Pestalozzi corrige d’emblée Rousseau sur un point capital : l’école est une vraie société, dans laquelle le sens des responsabilités et les normes de la coopération suffisent à éduquer l’enfant sans qu’il soit besoin, pour éviter les contraintes nuisibles ou ce que l’émulation comporte de dangereux, d’isoler l’élève en son individualisme. Bien plus, le facteur social intervient sur le plan de l’éducation intellectuelle aussi bien que dans le domaine moral : comme Bell et Lancaster, Pestalozzi avait organisé une sorte d’enseignement mutuel tel que les écoliers s’aidaient les uns les autres dans leurs recherches.
Ce qui a manqué à Rousseau et à Pestalozzi🔗
Mais si l’esprit de l’école active inspirait ainsi avant la lettre les méthodes de Pestalozzi, les différences entre le détail de ses conceptions et les procédés modernes de l’éducation nouvelle n’en sont que plus frappantes. Ce qui a manqué au rousseauisme pour parvenir à constituer une pédagogie scientifique, c’est une psychologie du développement mental. Rousseau répétait sans doute que l’enfant est différent de l’adulte et que chaque âge a ses caractères propres ; sa croyance en la constance des lois de l’évolution psychique était même si grande qu’elle lui a inspiré sa fameuse formule de l’éducation négative ou de l’inutile intervention du maître ; mais que sont pour Jean-Jacques ces caractères spéciaux de l’enfance et ces lois de développement ? À part ses remarques pénétrantes sur l’utilité de l’exercice et de la recherche tâtonnante et sur la nécessité biologique de l’enfance, les différences qu’il établit entre celle-ci et l’âge adulte sont d’ordre essentiellement négatif : l’enfant ignore la raison, le sentiment du devoir, etc. Aussi les étapes de l’évolution mentale qu’il a établies (on a voulu y voir l’analogue des théories modernes des stades) consistent-elles simplement à fixer, non sans arbitraire, la date d’apparition des principales fonctions ou des manifestations les plus importantes de la vie de l’esprit : à tel âge la nécessité, à tel âge l’intérêt, à tel âge la raison.
Donc, rien d’une embryologie réelle de l’intelligence et de la conscience, montrant comment les fonctions se transforment qualitativement au cours du dynamisme continu de leur élaboration. Aussi Pestalozzi qui constatait, comme chacun, les germes de la raison et des sentiments moraux dès les âges les plus tendres, en est-il revenu (à part les idées fécondes sur l’intérêt, l’exercice et l’activité) aux notions courantes de l’enfant contenant en lui tout l’adulte et du préformisme mental. Voilà pourquoi, à côté d’étonnantes réalisations dans le sens de l’école active contemporaine, les instituts de Pestalozzi présentent tant de caractères désuets. Par exemple. Pestalozzi était pénétré de la nécessité de procéder du simple au complexe dans toutes les branches de l’enseignement ; et chacun sait actuellement combien la notion du simple est relative à certaines mentalités adultes et combien l’enfant débute par le global et l’indifférencié. D’une manière générale, Pestalozzi était affecté d’un certain formalisme systématique, qui se marquait dans ses horaires, dans sa classification des matières à enseigner, dans ses exercices de gymnastique intellectuelle, dans sa manie des démonstrations ; l’abus qu’il en faisait montre assez combien il tenait peu compte, dans le détail, du développement réel de l’esprit.
Un autre disciple de Rousseau : Frœbel🔗
Avec Frœbel (1782-1852), le contraste est peut-être encore plus grand entre l’idée d’activité et ses réalisations. D’une part, l’idéal rousseauiste d’un épanouissement spontané de l’enfant dans la liberté, parmi les choses et non parmi les livres, dans l’action et la manipulation motrice et, surtout, au milieu d’une atmosphère sereine, sans contrainte ni laideur. Mais, d’autre part, aucune notion positive sur le développement mental lui-même. S’il a compris d’intuition la signification fonctionnelle du jeu et spécialement de l’exercice sensori-moteur, Frœbel croit à une étape sensorielle de l’évolution individuelle : comme si la perception n’était pas elle-même un produit, déjà fort complexe, de l’intelligence pratique et l’éducation des sens à situer dans une activation de l’intelligence entière. Bien plus, le matériel préparé par Frœbel — les fameuses sept séries d’exercices — tout en marquant un progrès évident dans le sens de l’activité, faussait d’emblée la notion même de cette activité en empêchant la création véritable et en remplaçant la recherche concrète, liée aux besoins réels de la vie de l’enfant, par un formalisme du travail manuel.
Le bilan des précurseurs🔗
D’une manière générale, on le voit : si l’idéal d’activité et les principes des méthodes nouvelles d’éducation peuvent être retrouvés sans peine chez les grands classiques de la pédagogie, une différence essentielle les sépare de nous. Malgré leur connaissance intuitive ou pratique de l’enfance, ils n’ont pas constitué la psychologie nécessaire à l’élaboration de techniques éducatives vraiment adaptées aux lois du développement mental. Les méthodes nouvelles ne devaient se constituer réellement qu’avec l’élaboration d’une psychologie ou d’une psycho-sociologie systématique de l’enfance ; c’est bien de la fondation de cette dernière qu’il faut dater leur apparition.
Mais une réserve est encore nécessaire. Durant le xixe siècle, plusieurs systèmes pédagogiques ont été basés sur la psychologie sans pour autant ressortir à ce qu’on appelle aujourd’hui les « méthodes nouvelles ». Inutile de chercher ici à être complet et, en particulier, de discuter les idées de Spencer : mais une mention de Herbart paraît indispensable. Comme il a donné le fâcheux modèle d’une pédagogie inspirée par une psychologie non encore génétique, la discussion de son œuvre servira à montrer ce que les récents travaux sur la psychologie de l’enfant ont apporté de neuf à la pédagogie.
La pédagogie de Herbart🔗
Pour la première fois sans doute dans l’histoire des idées pédagogiques, Herbart (1776-1841) a tenté, d’une manière entièrement lucide et explicite, d’ajuster les techniques éducatives aux lois de la psychologie. Tout le monde connaît les sages préceptes qu’il a transmis à des générations de maîtres et l’agencement systématique de formules pratiques qu’il a su codifier pour la plus grande joie des doctrinaires. La vie psychique entière consiste pour lui en une sorte de mécanisme des représentations, qui supprime l’intelligence en tant qu’activité, au profit d’une statique et d’une dynamique des idées comme telles, et qui dérive en dernier ressort de la tendance de l’âme à se conserver elle-même ; dès lors, le problème pédagogique essentiel est de savoir comment présenter les matières pour qu’elles soient assimilées et retenues : le processus de l’aperception qui permet de ramener l’inconnu au connu fournit la clef du système ; si Herbart souligne la nécessité de tenir compte des périodes du développement de l’individualité des élèves ou surtout de l’intérêt — ce facteur décisif des méthodes actuelles — ce n’est qu’en fonction de cette mécanique des représentations ; l’intérêt, c’est le résultat de l’aperception ; les stades d’âge et les types individuels en constituent les différentes modalités.
Or, Herbart a-t-il transformé l’école ? Non : aucune institution comparable aux classes Montessori, aux écoles Decroly, etc., ne peut se réclamer de lui. Pourquoi ? C’est que sa psychologie est essentiellement une doctrine de la réceptivité et des éléments de conservation que comporte l’esprit. Herbart n’a pas su élaborer une théorie de l’activité en conciliant le point de vue biologique du développement avec l’analyse de cette construction continue qu’est l’intelligence.
Méthodes nouvelles et psychologie🔗
Nous voici donc en mesure de situer et d’expliquer l’apparition des méthodes nouvelles d’éducation propres à l’époque contemporaine. Adapter l’école à l’enfant, tout le monde l’a toujours demandé. Ajouter que l’enfant est doué d’une activité véritable et que l’éducation ne saurait réussir sans l’utiliser et la prolonger réellement, chacun le répète depuis Rousseau, et cette formule aurait fait de lui le Copernic de la pédagogie s’il avait précisé en quoi consiste ce caractère actif de l’enfance. Fournir une interprétation positive du développement mental et de l’activité psychique, tel était le rôle réservé à la psychologie de ce siècle et à la pédagogie qui en est découlée.
Mais il faut bien s’entendre. La pédagogie moderne n’est nullement sortie de la psychologie de l’enfant à la manière dont les progrès de la technique industrielle sont issus, pas à pas, des découvertes des sciences exactes. C’est bien plus l’esprit général des recherches psychologiques et souvent, aussi, les méthodes mêmes d’observation qui, en passant du champ de la science pure à celui de l’expérimentation scolaire, ont vivifié la pédagogie. Si Dewey, Claparède et Decroly, fondateurs d’écoles et inventeurs de techniques éducatives précises, ont de grands noms en psychologie, la doctoresse Montessori s’est bornée à de sérieuses études anthropologiques et médico-psychologiques sur les enfants anormaux ainsi qu’à une initiation à la psychologie expérimentale, et Kerchensteiner n’est venu à la psychologie qu’en plein cours de sa longue carrière. Mais quel que soit le lien, chez les principaux novateurs, entre la psychologie de l’enfant et leurs idées pédagogiques maîtresses, il est indubitable que c’est le grand courant de la psychologie génétique moderne qui est à la source des méthodes nouvelles.
Psychologie statique ou psychologie génétique🔗
En effet, un changement radical de point de vue oppose la psychologie contemporaine à celle du xixe siècle.
Insistant avant tout sur les fonctions de réceptivité et de conservation, cette dernière a tenté d’expliquer l’ensemble de la vie de l’esprit par des éléments essentiellement statiques. Sous sa forme positive et dans ses essais d’intention scientifique, elle a été mécaniste : l’associationnisme sous tous ses aspects, et principalement dans ses prétentions évolutionnistes et génétiques, a tenté de réduire l’activité intellectuelle à des combinaisons d’atomes psychiques inertes (sensations et images) et de trouver le modèle des opérations de l’esprit dans des liaisons proprement passives (habitudes et associations). Sous sa forme philosophique, elle n’a guère mieux fait et s’est bornée à concevoir des facultés toutes constituées pour suppléer à la carence des explications empiristes. Seul Maine de Biran mérite une place à part, mais son insuccès et le fait qu’on ne le découvre vraiment qu’aujourd’hui confirment précisément ce jugement d’ensemble.
Or, la psychologie du xxe siècle a été d’emblée et sur tous les fronts une affirmation et une analyse de l’activité. Voyez William James, Dewey et Baldwin aux États-Unis, Bergson en France et Binet après La Psychologie de l’intelligence, et Pierre Janet après L’Automatisme ; voyez Flournoy et Claparède en Suisse, l’école de Würzburg en Allemagne : partout l’idée que la vie de l’esprit est une réalité dynamique, l’intelligence une activité réelle et constructive, la volonté et la personnalité des créations continues et irréductibles. Bref, sur le terrain propre de l’observation scientifique et par la réaction de l’expérience elle-même contre un mécanisme simpliste, c’est l’effort général pour conquérir, par des méthodes qualitatives aussi bien que quantitatives, une vision plus juste de cette construction véritable qu’est le développement de l’esprit.
Comment sont nées les méthodes nouvelles🔗
Dans cette ambiance sont nées les méthodes nouvelles d’éducation. Elles n’ont point été l’œuvre d’un isolé, qui par déduction aurait tiré de telle recherche spéciale une théorie psycho-pédagogique du développement de l’enfant. Elles se sont imposées sur de nombreux fronts simultanés.
C’est que le changement général des idées sur la personnalité humaine a obligé les esprits ouverts à considérer l’enfance d’une autre manière : non plus (c’était le cas de Rousseau) à cause d’opinions préconçues sur la bonté de l’homme et l’innocence de la nature — mais à cause du fait, nouveau dans l’histoire, que la science et, plus généralement, les honnêtes gens étaient enfin pourvus d’une méthode et d’un système de notions aptes à rendre compte du développement de la conscience et, singulièrement, du développement de l’âme enfantine. Alors seulement, cette activité vraie, que tous les grands novateurs de la pédagogie avaient rêvé d’introduire à l’école et de laisser s’épanouir chez les élèves selon le processus interne de leur croissance psychique, est devenue un concept intelligible et une réalité susceptible d’être analysée objectivement : les méthodes nouvelles se sont ainsi constituées en même temps que la psychologie de l’enfant et en solidarité étroite avec ses progrès. Il est facile de le montrer.
John Deweyđź”—
Aux États-Unis, la réaction contre le statisme du xixe siècle s’est marquée de deux manières. D’une part, les études des pragmatiques ont mis en lumière le rôle de l’action dans la constitution de toutes les opérations mentales, surtout de la pensée ; d’autre part, la science du développement mental, ou psychologie génétique, a pris, surtout avec Stanley Hall et J. M. Baldwin, une ampleur considérable. Ces deux courants interfèrent précisément en John Dewey qui, en 1896 déjà , créait une école expérimentale où le travail des élèves était centré sur les intérêts ou besoins caractéristiques de chaque âge.
À partir des anormaux : Maria Montessori et Decroly🔗
À la même époque, subissant surtout l’influence de l’anthropologiste Joseph Surgi qui cherchait à renouveler la pédagogie par l’étude de l’enfant, Maria Montessori, chargée en Italie de l’éducation d’enfants arriérés, se vouait à l’analyse de ces anormaux. En découvrant que leurs cas étaient d’ordre plus psychologique que médical, elle se trouvait du même coup en présence des questions les plus centrales du développement intellectuel et de la pédagogie des petits. Généralisant avec une maîtrise sans pareille, Mme Montessori a en effet appliqué immédiatement aux normaux ce que lui enseignaient les débiles : durant les stades inférieurs, l’enfant apprend plus par l’action que par la pensée ; un matériel convenable, servant à alimenter cette action, conduit plus rapidement à la connaissance que les meilleurs livres et que le langage lui-même. Ainsi, des observations bien prises par une assistante de psychiatrie sur le mécanisme mental des arriérés ont été le point de départ d’une méthode générale dont les répercussions dans le monde entier ont été incalculables.
Or, un autre médecin, également informé des problèmes psychologiques, étudiait à la même époque à Bruxelles les anormaux et en tirait lui aussi toute une pédagogie. C’est en effet de l’analyse psychique des arriérés que Decroly a tiré sa célèbre méthode globale pour l’apprentissage de la lecture, du calcul, etc., et sa doctrine générale des centres d’intérêt et du travail actif. Rien de plus intéressant que ce synchronisme des découvertes de Dewey, Montessori et Decroly. Il montre combien les idées de travail fondé sur l’intérêt et d’activité préparant la pensée étaient en germe dans toute la psychologie (la psychologie biologique surtout) de cette fin du xixe siècle.
Les méthodes actives en Allemagne🔗
Là , si les choses sont plus complexes, elles ne sont pas moins claires du point de vue de l’influence des idées psychologiques. L’école active s’est bien greffée, en pays allemands, sur une foule d’institutions de préparation professionnelle qui habituaient les esprits à l’utilisation du travail manuel et de la recherche pratique comme compléments indispensables de l’enseignement théorique. Mais comment a-t-on passé de cette phase qui est sans parenté directe avec l’école active, à la période décisive durant laquelle l’activité libre est mise au centre de l’éducation ? Il est évident que le travail manuel n’a rien en lui-même d’actif s’il n’est pas inspiré par la recherche spontanée des élèves mais par les seules directions du maître, et que, même chez les petits, l’activité — au sens d’effort fondé sur l’intérêt — peut être aussi bien réflexive et purement gnostique que pratique et manuelle. Si l’usage des travaux manuels a donc facilité en Allemagne la découverte des méthodes actives, il est loin de l’expliquer.
Le passage s’est opéré surtout chez Kerchensteiner, lorsqu’en 1895, jeune maître de sciences, il s’est consacré à la réflexion pédagogique pour réorganiser les écoles de Munich. Utilisant l’ensemble des travaux de la psychologie allemande et surtout de la psychologie de l’enfant (lui-même a publié, en 1906, les résultats d’une vaste enquête sur le dessin qu’il a conduite en personne sur des milliers d’écoliers bavarois), il est parvenu à son idée centrale : l’école a pour but de développer la spontanéité de l’élève. C’est l’idée de l’Arbeitschule que P. Bovet a traduit par « école active ». De plus, qu’on lise Meumann, Lay, Mesmer : on se convaincra qu’en Allemagne comme ailleurs les méthodes nouvelles se sont développées en étroite connexion avec la psychologie ; les recherches sur le développement de l’enfant, les études sur la volonté et l’acte de la pensée, les analyses de la perception — tout a été utilisé par les novateurs allemands.
Le mouvement suisseđź”—
C’est en Suisse cependant que la fameuse théorie de Karl Groos — le jeu est un exercice préparatoire ; il présente donc une signification fonctionnelle — a trouvé sa première application pédagogique. C’est en effet à Claparède, qui dès ses premiers travaux avait réagi contre l’associationnisme et défendu un point de vue dynamique et fonctionnel, que l’on doit d’avoir compris l’importance de la doctrine de Groos pour l’éducation. D’où les méthodes d’enseignement et les jeux éducatifs développés à la Maison des petits de Genève, ainsi que le mouvement dirigé par lui — avant et depuis la création de l’Institut J.-J. Rousseau — en faveur d’une étude simultanée de l’enfance et des techniques éducatives : discat a puero magister, telle est la devise de l’institution qu’il a fondée avec P. Bovet.
Les recherches et l’œuvre d’Alfred Binet🔗
Impossible de terminer ces brèves indications sans rappeler la grande importance qu’eut au début du siècle l’œuvre d’un des plus originaux parmi les psychologues de l’enfance, Alfred Binet. S’il n’a pas déclenché en France même de mouvement pédagogique localisé et caractéristique — peut-être parce qu’il n’a jamais voulu enseigner lui-même — , ses recherches ont eu les plus grandes répercussions, directes et indirectes. En particulier sa réalisation pratique des tests a entraîné d’innombrables travaux sur la mesure du développement mental et des aptitudes individuelles ; si les tests n’ont pas donné tout ce qu’on en attendait, les problèmes soulevés par eux ont dépassé en intérêt ce que l’on pouvait prévoir au début de leur emploi : ou bien on trouvera un jour de bons tests, ou bien les tests resteront dans l’histoire le type de l’erreur féconde. En outre, par sa théorie de l’intelligence et son livre : Les Idées modernes sur les enfants, Binet a rendu bien d’autres services à l’éducation nouvelle.
2. — Principes d’éducation et données psychologiques🔗
Éduquer, c’est adapter l’individu au milieu social ambiant. Mais les méthodes nouvelles cherchent à favoriser cette adaptation en utilisant les tendances propres à l’enfance ainsi que l’activité spontanée inhérente au développement mental, et cela, dans l’idée que la société elle-même en sera enrichie. L’éducation nouvelle ne saurait donc être comprise dans ses procédés et ses applications que si l’on prend soin d’analyser en détail ses principes et d’en contrôler la valeur psychologique sur quatre points au moins : la signification de l’enfance, la structure de la pensée de l’enfant, les lois de développement et le mécanisme de la vie sociale enfantine.
La conception fonctionnelle de l’enfance🔗
L’école traditionnelle impose à l’élève son travail : elle le « fait travailler ». Sans doute l’enfant peut-il mettre à ce travail une part plus ou moins grande d’intérêt et d’effort personnel et, dans la mesure où le maître est bon pédagogue, la collaboration entre ses élèves et lui laisse-t-elle une marge appréciable à l’activité vraie. Mais, dans la logique du système, l’activité intellectuelle et morale de l’élève demeure hétéronome parce que liée à la contrainte continue du maître, susceptible d’ailleurs, soit de demeurer inconsciente, soit d’être acceptée de plein gré. Au contraire, l’école nouvelle fait appel à l’activité réelle, au travail spontané, fondé sur le besoin et l’intérêt personnel. Cela ne signifie pas, comme le dit fort bien Claparède, que l’éducation active demande que les enfants fassent tout ce qu’ils veulent ; « elle réclame surtout qu’ils veuillent tout ce qu’ils font ; qu’ils agissent, non qu’ils soient agis. » (L’Éducation fonctionnelle, p. 252.) Le besoin, l’intérêt résultant du besoin « voilà le facteur qui fera d’une réaction un acte véritable » (p. 195). La loi de l’intérêt est donc « le pivot unique autour duquel doit tourner tout le système » (p. 197).
Or, une telle conception implique une notion précise de la signification de l’enfance et de ses activités. Car, à répéter avec Dewey et Claparède que le travail obligé est une anomalie antipsychologique et que toute activité féconde suppose un intérêt, l’on s’expose à paraître redire simplement ce que les grands classiques ont si souvent affirmé ; d’autre part, à prêter à l’enfant la possibilité d’un travail personnel durable, on postule précisément ce qu’il s’agit de démontrer. L’enfance est-elle capable de cette activité, caractéristique des conduites les plus hautes de l’adulte lui-même : la recherche continue, issue d’un besoin spontané ? — problème central de l’éducation nouvelle.
L’enfant et l’adulte🔗
Une remarque décisive de Claparède nous aidera à mettre quelque lumière dans cette discussion. Si l’on distingue, d’une part la structure de la pensée et les opérations psychiques (c’est-à -dire ce qui, au point de vue psychologique, correspond aux organes et à l’anatomie de l’organisme) et d’autre part le fonctionnement (c’est-à -dire ce qui correspond aux relations fonctionnelles étudiées par la physiologie), on peut dire que la pédagogie traditionnelle attribuait à l’enfant une structure mentale identique à celle de l’adulte, mais un fonctionnement différent : « elle regardait volontiers l’enfant… comme capable, par exemple, de saisir tout ce qui est logiquement évident, ou de comprendre la profondeur de certaines règles morales ; mais, en même temps, elle le considérait comme fonctionnellement différent de l’adulte, en ce sens que, tandis que l’adulte a besoin d’une raison, d’un mobile, pour agir, l’enfant, lui, serait capable d’œuvrer sans motif, d’acquérir sur commande les connaissances les plus disparates, de faire n’importe quel travail, simplement parce que c’est exigé par l’école, mais sans que ce travail réponde à aucun besoin émanant de lui-même enfant, de sa vie d’enfant » (L’Éducation fonctionnelle, p. 246-247).
Structures différentes, même fonctionnement🔗
Or, c’est le contraire qui est vrai. Les structures intellectuelles et morales de l’enfant ne sont pas les nôtres ; aussi les méthodes nouvelles d’éducation s’efforcent-elles de présenter aux enfants des différents âges les matières de l’enseignement sous des formes assimilables à leur structure et aux différents stades de leur développement. Mais, sous le rapport fonctionnel, l’enfant est identique à l’adulte ; comme ce dernier, il est un être actif dont l’action, régie par la loi de l’intérêt ou du besoin, ne saurait donner son plein rendement si l’on ne fait pas appel aux mobiles autonomes de cette activité. De même que le têtard respire déjà , mais avec d’autres organes que la grenouille, de même l’enfant agit comme l’adulte, mais avec une mentalité dont la structure varie selon les stades du développement.
L’enfance est une adaptation🔗
Qu’est-ce donc que l’enfance ? Et comment ajuster les techniques éducatives à des êtres à la fois si semblables et si différents de nous ? L’enfance, pour les théoriciens de l’école nouvelle, n’est pas un mal nécessaire ; c’est une étape biologiquement utile dont la signification est celle d’une adaptation progressive au milieu physique et social.
Or, l’adaptation est un équilibre — équilibre dont la conquête dure toute l’enfance et l’adolescence et définit la structuration propre à ces périodes de l’existence — entre deux mécanismes indissociables : l’assimilation et l’accommodation. On dit, par exemple, qu’un organisme est adapté lorsqu’il peut à la fois conserver sa structure en lui assimilant les aliments tirés du milieu extérieur et accommoder cette structure aux diverses particularités de ce milieu : l’adaptation biologique est donc un équilibre entre l’assimilation du milieu à l’organisme et l’accommodation de celui-ci à celui-là . De même, on peut dire que la pensée est adaptée à une réalité particulière lorsqu’elle a réussi à assimiler à ses propres cadres cette réalité, tout en accommodant ceux-là aux circonstances nouvelles présentées par celle-ci ; l’adaptation intellectuelle est donc une mise en équilibre entre l’assimilation de l’expérience aux structures déductives et l’accommodation de ces structures aux données de l’expérience. D’une manière générale, l’adaptation suppose une interaction entre le sujet et l’objet, telle que le premier puisse s’incorporer le second tout en tenant compte de ses particularités ; et l’adaptation est d’autant plus poussée que cette assimilation et cette accommodation sont mieux différenciées et plus complémentaires.
La recherche d’un équilibre🔗
Or, le propre de l’enfance est précisément d’avoir à trouver cet équilibre par une série d’exercices ou de conduites sui generis, par une activité structurante continue, en partant d’un état d’indifférenciation chaotique entre le sujet et l’objet. En effet, au point de départ de son évolution mentale, l’enfant est tiré en sens contraires par deux tendances non encore harmonisées entre elles et qui demeurent relativement indifférenciées dans la mesure où elles n’ont pas trouvé leur équilibre l’une par rapport à l’autre. D’une part, il est sans cesse obligé d’accommoder ses organes sensori-moteurs ou intellectuels à la réalité extérieure, aux particularités des choses, dont il a tout à apprendre. Et cette accommodation continue — qui se prolonge en imitation lorsque les mouvements du sujet s’appliquent suffisamment aux caractères de l’objet — constitue une première nécessité de son action. Mais d’autre part, et ceci a été en général moins bien compris, sauf précisément par les praticiens et les théoriciens de l’école nouvelle, pour accommoder son activité aux propriétés des choses, l’enfant a besoin de les assimiler à elle et de se les incorporer véritablement. Les objets n’ont d’intérêt au début de la vie mentale, que dans la mesure où ils constituent des aliments pour l’activité propre, et cette assimilation continue du monde extérieur au moi, quoique antithétique en sa direction à l’accommodation elle-même, est si bien confondue avec elle durant les premiers stades que l’enfant commence par n’établir aucune frontière nette entre son activité et la réalité extérieure, entre le sujet et l’objet.
Si théoriques qu’elles puissent paraître, ces considérations sont fondamentales pour l’école. En effet, l’assimilation sous sa forme la plus pure, c’est-à -dire en tant qu’elle n’est point encore équilibrée avec l’accommodation au réel, n’est autre chose que le jeu et le jeu, qui est l’une des activités enfantines les plus caractéristiques, a précisément trouvé dans les techniques nouvelles d’éducation des petits une utilisation qui demeure inexplicable si l’on ne précise pas la signification de cette fonction par rapport à l’ensemble de la vie mentale et de l’adaptation intellectuelle.
Le jeuđź”—
Le jeu est un cas typique des conduites négligées par l’école traditionnelle, parce que paraissant dénuées de signification fonctionnelle. Pour la pédagogie courante, il n’est qu’un délassement ou que l’abréaction d’un superflu d’énergie. Mais cette vue simpliste n’explique ni l’importance que les petits attribuent à leurs jeux ni surtout la forme constante que revêtent les jeux des enfants, symbolisme ou fiction par exemple.
Les théories de Groos🔗
Après avoir étudié les jeux des animaux, Karl Groos en est venu à une conception toute différente, selon laquelle le jeu est un exercice préparatoire, utile au développement physique de l’organisme. De même que les jeux des animaux constituent l’exercice d’instincts précis, comme les instincts de combat ou de chasse, de même l’enfant qui joue développe ses perceptions, son intelligence, ses tendances à l’expérimentation, ses instincts sociaux, etc. C’est pourquoi le jeu est un levier si puissant de l’apprentissage chez les petits, au point que partout où l’on réussit à transformer en jeu l’initiation à la lecture, au calcul, ou à l’orthographe, on voit les enfants se passionner pour ces occupations ordinairement présentées comme des corvées.
Le jeu est une assimilationđź”—
Mais l’interprétation de Karl Groos, qui demeure une simple description fonctionnelle, n’acquiert sa pleine signification que dans la mesure où on l’appuie sur la notion d’assimilation. Durant la première année, par exemple, il est facile d’observer en marge des conduites d’adaptation proprement dite, au cours desquelles l’enfant cherche à saisir ce qu’il voit, à balancer, secouer, frotter, etc., des comportements de simple exercice caractérisés par le fait que les objets n’ont aucun intérêt en eux-mêmes mais sont assimilés, à titre de purs aliments fonctionnels, à ces mêmes formes de l’activité propre ; dans de tels cas, dans lesquels il faut chercher le point de départ du jeu, les conduites se développent en fonctionnant — conformément à la loi générale de l’assimilation fonctionnelle — et les objets sur lesquels elles portent n’ont d’autre signification pour l’enfant que de servir à cet exercice. En son origine sensori-motrice, le jeu n’est qu’une pure assimilation du réel au moi, au double sens du terme : au sens biologique de l’assimilation fonctionnelle — laquelle explique pourquoi les jeux d’exercices développent réellement les organes et les conduites — et au sens psychologique d’une incorporation des choses à l’activité propre.
Le jeu symboliqueđź”—
Quant aux jeux supérieurs, ou jeux d’imagination symboliques, Karl Groos a sans doute échoué à les expliquer, car la fiction déborde de beaucoup, chez l’enfant, le simple préexercice des instincts particuliers. Le jeu de la poupée ne sert pas seulement à développer l’instinct maternel, mais à représenter symboliquement, et par conséquent à revivre en les transformant selon les besoins, l’ensemble des réalités vécues par l’enfant et non encore assimilées. À cet égard le jeu symbolique s’explique lui aussi par l’assimilation du réel au moi : il est la pensée individuelle sous sa forme la plus pure ; dans son contenu, il est épanouissement du moi et réalisation des désirs par opposition à la pensée rationnelle socialisée qui adapte le moi au réel et exprime les vérités communes ; dans sa structure, le symbole joué est à l’individu ce que le signe verbal est à la société.
Le jeu est donc, sous ses deux formes essentielles d’exercice sensori-moteur et de symbolisme, une assimilation du réel à l’activité propre, fournissant à celle-ci son alimentation nécessaire et transformant le réel en fonction des besoins multiples du moi. C’est pourquoi les méthodes actives d’éducation des petits exigent toutes que l’on fournisse aux enfants un matériel convenable afin qu’en jouant ils parviennent à s’assimiler les réalités intellectuelles qui, sans cela, demeurent extérieures à l’intelligence infantile.
Assimilation et accommodationđź”—
Mais, si l’assimilation est nécessaire à l’adaptation, elle n’en constitue qu’un aspect. L’adaptation complète que doit réaliser l’enfance consiste en une synthèse progressive de l’assimilation avec l’accommodation. C’est pourquoi, par leur évolution interne elle-même, les jeux des petits se transforment peu à peu en constructions adaptées exigeant toujours plus de travail effectif, au point que, dans les petites classes d’une école active, toutes les transitions spontanées s’observent entre le jeu et le travail. Mais surtout, dès les premiers mois de l’existence, la synthèse de l’assimilation et de l’accommodation s’opère grâce à l’intelligence elle-même, dont l’œuvre unificatrice s’accroît avec l’âge et dont il convient maintenant de souligner l’activité réelle, puisque sur cette notion est fondée l’éducation nouvelle.
L’intelligence🔗
Les conceptions classiquesđź”—
Pour la psychologie classique, l’intelligence était à concevoir soit comme une faculté donnée une fois pour toutes et susceptible de connaître le réel, soit comme un système d’associations mécaniquement acquises sous la contrainte des choses. D’où, nous l’avons dit, l’importance attribuée par la pédagogie ancienne à la réceptivité et au meublage de la mémoire. Aujourd’hui, au contraire, la psychologie la plus expérimentale reconnaît l’existence d’une intelligence dépassant les associations et les habitudes et attribue à cette intelligence une activité véritable et non point seulement la faculté de savoir.
Pour les uns, cette activité consiste en essais et erreurs, d’abord pratiques et extérieurs, puis s’intériorisant sous la forme d’une construction mentale d’hypothèses et d’une recherche dirigée par les représentations elles-mêmes (Claparède). Pour d’autres, elle implique une réorganisation continue du champ des perceptions et une structuration créatrice (Kohler, etc.). Mais tous s’accordent à admettre que l’intelligence commence par être pratique ou sensori-motrice pour ne s’intérioriser que peu à peu en pensée proprement dite, et à reconnaître que son activité est une construction continue.
L’intelligence, c’est l’adaptation🔗
L’étude de la naissance de l’intelligence durant la première année semble indiquer que le fonctionnement intellectuel ne procède ni par tâtonnement ni par une structuration purement endogène, mais par une activité structurante impliquant à la fois des formes élaborées par le sujet et un ajustement perpétuel de ces formes aux données de l’expérience. Autrement dit, l’intelligence, c’est l’adaptation par excellence, l’équilibre entre une assimilation continue des choses à l’activité propre et l’accommodation de ces schèmes assimilateurs aux objets eux-mêmes.
C’est ainsi que, sur le plan de l’intelligence pratique, l’enfant ne comprend les phénomènes (par exemple les relations spatiales, causales, etc.) qu’en les assimilant à son activité motrice, mais il accommode en retour ces schèmes d’assimilation aux détails des faits extérieurs. De même, les stades inférieurs de la pensée de l’enfant montrent une assimilation constante des choses à l’action du sujet, unie à une accommodation non moins systématique de ces schèmes à l’expérience. Puis au fur et à mesure que l’assimilation se combine davantage avec l’accommodation, la première se réduit à l’activité déductive elle-même, la seconde à l’expérimentation et l’union des deux devient cette relation indissociable entre la déduction et l’expérience, relation qui caractérise la raison.
Pas de travail d’intelligence sans intérêt🔗
Ainsi conçue, l’intelligence enfantine ne saurait être traitée, pas plus que l’intelligence adulte, par des méthodes pédagogiques de pure réceptivité. Toute intelligence est une adaptation ; toute adaptation comporte une assimilation des choses de l’esprit, de même que le processus complémentaire d’accommodation. Donc, tout travail d’intelligence repose sur un intérêt.
L’intérêt n’est autre chose, en effet, que l’aspect dynamique de l’assimilation. Comme l’a profondément montré Dewey, l’intérêt véritable apparaît lorsque le moi s’identifie avec une idée ou un objet, lorsqu’il trouve en eux un moyen d’expression et qu’ils deviennent un aliment nécessaire à son activité. Lorsque l’école active demande que l’effort de l’élève vienne de lui-même sans être imposé et que son intelligence travaille réellement sans recevoir les connaissances toutes préparées du dehors, elle réclame donc simplement que soient respectées les lois de toute intelligence. Chez l’adulte encore, l’intellect ne peut en effet fonctionner et donner occasion à un effort de la personnalité entière que si son objet est assimilé à celle-ci au lieu de rester extérieur. À plus forte raison chez l’enfant, puisque chez lui, l’assimilation au moi n’est point d’emblée équilibrée avec l’accommodation aux choses et nécessite un exercice ludique continu en marge de l’adaptation proprement dite.
La loi de l’intérêt, qui domine encore le fonctionnement intellectuel de l’adulte, est donc vraie a fortiori de l’enfant, dont les intérêts ne sont point ainsi coordonnés et unifiés, ce qui exclut chez lui, plus encore que chez nous, la possibilité d’un travail hétéronome de l’esprit. D’où ce que Claparède appelle la loi d’autonomie fonctionnelle : « À chaque moment de son développement, un être animal constitue une unité fonctionnelle, c’est-à -dire que ses capacités de réaction sont ajustées à ses besoins. » (L’Éducation fonctionnelle.)
L’éducation et la structure mentale de l’enfant🔗
Nous l’avons déjà vu : si le fonctionnement de l’esprit est le même à tous les niveaux, les structures mentales particulières sont susceptibles de varier. Il en est des réalités psychiques comme des organismes : les grandes fonctions sont constantes, mais peuvent être exercées par des organes différents. Or, si l’éducation nouvelle veut que l’on traite l’enfant en être autonome du point de vue des conditions fonctionnelles de son travail, elle réclame par contre que l’on tienne compte de sa mentalité du point de vue structural. C’est là sa seconde originalité notable.
Le but : aider l’enfant à faire sa raison🔗
En effet, l’éducation traditionnelle a toujours traité l’enfant en petit adulte, en être raisonnant et sentant comme nous, mais dénué simplement de connaissances et d’expérience. L’enfant n’étant ainsi qu’un adulte ignorant, la tâche de l’éducateur n’était pas tant de former la pensée que de la meubler ; les matières fournies du dehors étaient censées suffire à l’exercice. Tout autre le problème, dès que l’on part de l’hypothèse des variations structurales. Si la pensée de l’enfant est qualitativement différente de la nôtre, le but principal de l’éducation est de former la raison, intellectuelle et morale ; comme on ne la façonne pas du dehors, la question est de trouver le milieu et les méthodes les plus convenables pour aider l’enfant à la constituer lui-même, c’est-à -dire à parvenir sur le plan intellectuel à la cohérence et à l’objectivité, sur le plan moral à la réciprocité.
Structure de la pensée chez l’enfant🔗
Il importe donc fondamentalement à l’école nouvelle de savoir quelle est la structure de la pensée de l’enfant, et quels sont les rapports entre la mentalité infantile et celle de l’adulte. Tous les créateurs de l’école active ont eu, soit l’intuition globale, soit la connaissance précise, à propos de tel ou tel point particulier de la psychologie de l’enfant, des différences structurales entre l’enfance et l’état adulte. Rousseau déjà affirmait que chaque âge a ses manières de penser ; mais cette notion n’est devenue positive qu’avec la psychologie du xxe siècle, grâce à ses travaux sur l’enfant lui-même et, en partie, aux conceptions de la psychologie et de la sociologie comparées. Ainsi, aux États-Unis, à la suite des recherches de Stanley Hall et de son école d’une part, des collaborateurs de Dewey d’autre part (entre autres I. King), un profond théoricien, J. M. Baldwin, a établi (d’une manière malheureusement trop peu expérimentale), le programme d’une « logique génétique » : l’idée seule d’une telle discipline est pleine de signification ; elle montre combien on s’est habitué à penser, contrairement à ce que croyaient au xixe siècle positivistes et rationalistes, que la raison évolue en sa structure même et se construit véritablement durant l’enfance. En Europe, les travaux de Decroly et de Claparède sur les perceptions des enfants, de Stern sur le langage enfantin, de K. Groos sur le jeu, sans parler des hypothèses tirées d’études fameuses sur la mentalité primitive et des analyses des freudiens sur la pensée symbolique, ont conduit à des idées analogues. Il nous semble nécessaire de consacrer quelques lignes à la discussion de ce problème, qui conditionne certainement le jugement qu’il convient de porter sur les méthodes nouvelles d’éducation.
Logique de l’adulte, logique de l’enfant🔗
En ce qui concerne l’éducation intellectuelle, la question cruciale est celle de la logique de l’enfant.
S’il raisonne de la même manière que nous, l’école traditionnelle est justifiée de lui présenter les matières de l’enseignement comme s’il s’agissait de conférences données à des adultes. Mais il suffit d’analyser d’âge en âge les résultats de leçons d’arithmétique ou de géométrie à l’école primaire, pour se rendre compte, d’emblée, de l’énorme hiatus qui existe entre une théorie adulte, même élémentaire, et la compréhension des enfants au-dessous de 11-12 ans.
Chez l’adulte, la théorie engendre la pratique🔗
Une première différence est à souligner qui à elle seule justifierait les efforts de l’école active ; c’est celle qui a trait aux rapports entre l’intelligence gnostique ou réflexive et l’intelligence pratique ou sensori-motrice. À un niveau suffisamment élevé du développement mental, la pratique apparaît comme une application de la théorie. C’est ainsi que depuis longtemps l’industrie a dépassé le stade de l’empirisme pour bénéficier chaque jour des applications de la science. De même, chez l’individu normal, la solution d’un problème d’intelligence pratique résulte soit de représentations théoriques claires, soit d’un tâtonnement empirique, mais dans lequel il n’est pas difficile de retrouver sans cesse l’influence de connaissances réfléchies antérieures. C’est pourquoi l’enseignement traditionnel a le préjugé des principes théoriques : on apprend, par exemple, la grammaire avant de s’exercer à parler, on apprend les règles de calcul avant de résoudre des problèmes, etc.
Chez l’enfant, la théorie sort de la pratique🔗
Or, avant tout langage, et par conséquent toute pensée conceptuelle et réfléchie, se développe chez le bébé une intelligence sensori-motrice ou pratique, qui va si loin dans la conquête des choses qu’elle construit à elle seule l’essentiel de l’espace et de l’objet, de la causalité et du temps — bref, qui organise déjà sur le plan de l’action tout un univers solide et cohérent (J. Piaget, La Naissance de l’intelligence chez l’enfant et La Construction du réel chez l’enfant). À l’âge scolaire encore, on trouve qu’il existe chez l’enfant une intelligence pratique servant de substructure à l’intelligence conceptuelle et dont les mécanismes paraissent être indépendants de cette dernière et entièrement originaux (André Rey, L’Intelligence pratique chez l’enfant).
Or, si les relations entre ces deux types d’intelligence sont encore mal débrouillées dans le détail, on peut cependant dire avec certitude que, chez les petits, l’intelligence pratique précède l’intelligence réfléchie et que celle-ci consiste, pour une bonne part, en une prise de conscience des résultats de celle-là . Tout au moins, on peut affirmer que celle-ci ne parvient à créer du nouveau, sur le plan des signes ou des concepts qui est le sien, qu’à condition de fonder ses constructions sur un soubassement organisé par celle-là .
Par exemple, dans le domaine de la physique spontanée de l’enfant, celui-ci arrive à prévoir les phénomènes bien avant de savoir les expliquer (la légalité issue de l’intelligence pratique précède la causalité qui nécessite la déduction réflexive), mais l’explication juste consiste en une prise de conscience progressive des motifs qui ont guidé la prévision (J. Piaget, La Causalité physique chez l’enfant).
On voit donc, en résumé, que l’adaptation pratique, loin d’être, chez les petits, une application de la connaissance conceptuelle, constitue au contraire la première étape de la connaissance elle-même et la condition nécessaire à toute connaissance réfléchie ultérieure.
La pratique et l’acquisition des abstractions🔗
C’est pourquoi les méthodes actives d’éducation des petits réussissent tellement mieux que les autres dans l’enseignement des branches abstraites telles que l’arithmétique et la géométrie : lorsque l’enfant a, pour ainsi dire, manipulé des nombres ou des surfaces avant de les connaître par la pensée, la notion qu’il en acquiert ultérieurement consiste véritablement en une prise de conscience des schèmes actifs déjà familiers, et non pas, comme dans les méthodes ordinaires, en un concept verbal s’accompagnant d’exercices formels et sans intérêt, sans substructure expérimentale antérieure. L’intelligence pratique est donc l’une des données psychologiques essentielles sur lesquelles repose l’éducation active. Mais pour prévenir toute équivoque, notons en passant que le terme d’« actif » est pris ici dans un tout autre sens. Comme l’a dit Claparède (L’Éducation fonctionnelle, p. 205), le terme d’activité est ambigu et peut se prendre soit au sens fonctionnel d’une conduite fondée sur l’intérêt, soit au sens d’effectuation désignant une opération extérieure et motrice. Or, seule la première de ces deux activités caractérise l’école active à tous les degrés (on peut être, dans le premier sens, actif dans la pure pensée), tandis que la seconde activité est surtout indispensable aux petits et diminue d’importance avec l’âge.
Mais le renversement des rapports entre l’intelligence pratique ou sensori-motrice et l’intelligence réfléchie est loin d’être la seule différence structurale opposant à la pensée de l’enfant la nôtre. Sur le plan proprement conceptuel, il faut noter chez l’enfant des particularités remarquables, tout aussi importantes du point de vue de la pratique de l’enseignement. Elles intéressent au moins trois domaines essentiels de la structure logique de la pensée : les principes formels, la structure des classes ou concepts, et la structure des relations.
Les principes formels de la pensée🔗
En ce qui les concerne, il est, semble-t-il, une vérité d’observation dont il convient de partir. L’enfant n’est guère capable, avant 10-11 ans, de raisonnement formel, c’est-à -dire de déductions portant sur des données simplement assumées et non pas sur des vérités observées (J. Piaget, Le Jugement et le raisonnement chez l’enfant).
Par exemple, c’est une des difficultés des problèmes ordinaires de mathématiques chez les petits que de s’en tenir aux termes du problème au lieu de recourir aux souvenirs concrets de l’expérience individuelle. D’une façon générale, c’est une impossibilité pour l’enfant avant environ 10 ans, que de comprendre la nature hypothético-déductive et non pas empirique de la vérité mathématique : on peut d’ailleurs s’étonner de ce que la pédagogie classique impose sur ce point aux écoliers une manière de raisonner que les Grecs ont conquise de haute lutte après des siècles d’arithmétique et de géométrie empiriques. D’autre part, les analyses que nous avons pu faire de certains raisonnements simplement verbaux montrent également la difficulté du raisonnement formel avant 10-11 ans. Dès lors, on peut se demander si l’enfant possède comme nous les principes d’identité, de non-contradiction, de déduction, etc., et se poser à son sujet les mêmes problèmes que Lévy-Bruhl à propos des non-civilisés.
La réponse doit tenir compte, semble-t-il, de la distinction déjà mentionnée entre fonctions et structure. Incontestablement, du point de vue de la fonction, l’enfant recherche déjà la cohérence ; c’est le cas de toute pensée et la sienne obéit aux mêmes lois fonctionnelles que la nôtre. Mais il se contente d’autres formes de cohérence que nous et — s’il s’agit des concepts bien définis nécessaires à cette structure spéciale, la cohérence formelle de la pensée — on peut dire qu’il n’y parvient pas d’emblée. Il raisonne fréquemment d’une manière qui, pour nous, est contradictoire.
La structure des concepts enfantinsđź”—
Ceci nous conduit au système des classes ou concepts enfantins. L’usage presque exclusif que fait du langage l’éducation traditionnelle, dans l’action qu’elle exerce sur l’élève, implique que l’enfant élabore ses concepts de la même manière que nous, et qu’ainsi s’établisse une correspondance terme à terme entre les notions du maître et celles de l’écolier. Or, le verbalisme, cette triste réalité scolaire — prolifération de pseudo-notions accrochées à des mots sans significations réelles — montre assez que ce mécanisme ne joue pas sans difficultés et explique l’une des réactions fondamentales de l’école active contre l’école réceptive.
La chose est aisée à comprendre. Les concepts adultes, codifiés dans le langage intellectuel et maniés par des professionnels de l’exposé oral et de la discussion, constituent des instruments mentaux qui servent essentiellement, d’une part à systématiser les connaissances déjà acquises, et d’autre part à faciliter la communication et l’échange entre les individus. Or, chez l’enfant, l’intelligence pratique domine encore largement l’intelligence gnostique ; la recherche prime le savoir élaboré et, surtout, l’effort de la pensée reste longtemps incommunicable et moins socialisé que chez nous. Le concept enfantin tient donc, en son point de départ, du schème sensori-moteur et reste dominé pendant des années par l’assimilation du réel au moi plus que par les règles discursives de la pensée socialisée. Dès lors, il procède beaucoup plus par assimilation syncrétique que par généralisation logique. Si l’on essaie de soumettre les enfants, avant 10-11 ans, à des expériences portant sur ces opérations constitutives des concepts, que les logiciens ont appelées l’addition et la multiplication logiques, on constate une difficulté systématique à les appliquer. L’analyse de la compréhension verbale de l’enfant montre, d’autre part, les mêmes processus de fusion globale et syncrétique que Decroly et Claparède avaient observés sur le plan de la perception. Bref, l’enfant ignore longtemps les systèmes hiérarchisés de concepts bien délimités, les inclusions et les disjonctions franches ; il ne parvient donc pas d’emblée à la cohérence formelle et raisonne grâce à cette sorte de déduction mal réglée et sans généralité ni nécessité vraies, que W. Stern appelle la transduction.
La logique des relationsđź”—
Quant à ce que les logiciens ont appelé logique des relations, la différence est encore plus visible entre la pensée de l’enfant et la raison élaborée.
À côté des jugements prédicatifs, il existe, on le sait, des jugements comprenant entre eux des termes non inclus l’un dans l’autre ; ce système des rapports est plus fondamental que celui des concepts : le premier sert à constituer le second.
Or, dans l’ordre génétique, les relations apparaissent bien comme primitives chez l’enfant ; elles sont à l’œuvre dès le plan sensori-moteur ; mais leur maniement sur le plan de l’intelligence réfléchie demeure longtemps difficile : la pensée individuelle commence en effet par juger de toutes choses du point de vue propre — et par considérer comme absolus des caractères qu’elle reconnaîtra comme relatifs dans la suite. Demandez à de jeunes enfants laquelle est la plus lourde de trois boîtes d’aspect identique dont la première est plus légère que la seconde et plus lourde que la troisième, ils raisonnent souvent comme suit : les deux premières sont légères, la première et la troisième sont lourdes, donc la troisième est la plus lourde et la seconde la plus légère.
La pensée de l’enfant fonctionne comme la nôtre et présente les mêmes fonctions spéciales de cohérence, de classification, d’explication et de mise en relations, etc. Mais les structures logiques particulières qui remplissent les fonctions sont susceptibles de développement et de variation. Aussi praticiens et théoriciens de l’école nouvelle en sont-ils venus à considérer comme nécessaire de présenter à l’enfant les matières de l’enseignement selon de tout autres règles que celles auxquelles notre esprit discursif et analytique attribue le monopole de la clarté et de la simplicité. Nous en verrons de nombreux exemples, singulièrement dans la méthode de Decroly, fondée sur les notions de globalisation ou de syncrétisme.
Les stades du développement intellectuel🔗
Ici se pose un problème fondamental : celui des mécanismes mêmes du développement de l’esprit. Supposons que les variations structurales de la pensée de l’enfant soient déterminées du dedans, selon un ordre rigide de succession et une chronologie constante, chaque stade venant à son heure et occupant une période précise de la vie de l’enfant ; supposons, en un mot, que l’évolution de la pensée individuelle soit comparable à une embryologie réglée héréditairement, les conséquences en seraient incalculables pour l’éducation : le maître perdrait son temps et sa peine à vouloir hâter le développement de ses élèves, le problème serait simplement de trouver les connaissances correspondant à chaque stade et de les présenter de manière assimilable pour la structure mentale du niveau considéré.
Inversement, si le développement de la raison dépendait uniquement de l’expérience individuelle et des influences du milieu physique et social, l’école pourrait fort bien, tout en tenant compte de la structure de la conscience primitive, accélérer l’évolution au point de brûler les étapes et d’identifier le plus rapidement possible l’enfant à l’adulte.
Les thèses en présence🔗
Toutes les opinions ont été soutenues en ce qui concerne le mécanisme du développement et, si chacune n’a pas donné lieu à des applications pédagogiques durables, c’est que précisément la vie scolaire est une expérience systématique qui permet d’étudier l’influence du milieu sur la croissance psychique et, par conséquent, d’écarter les interprétations trop aventureuses.
La théorie de la « récapitulation »🔗
On a conçu par exemple le développement psychique de l’enfant comme se déroulant en une série de périodes déterminées héréditairement et correspondant aux étapes de l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que Stanley Hall, sous l’influence des idées biologiques répandues à la fin du xixe siècle — prétendu parallélisme onto-phylogénétique, ou hypothèse de l’hérédité des caractères acquis — , a interprété l’évolution des jeux chez l’enfant comme une récapitulation régulière d’activités ancestrales. Cette théorie a influencé plusieurs pédagogues, sans donner lieu à aucune application sérieuse ; il n’en reste rien non plus au point de vue psychologique, et des recherches récentes, faites aux États-Unis sur la succession des jeux en fonction de l’âge, ont montré que les petits Américains se souciaient de moins en moins des activités ancestrales, mais s’inspiraient de plus en plus des spectacles offerts par le milieu contemporain. (Mrs Curti, Child psychology.)
Le rĂ´le de la maturation interneđź”—
Par contre, l’idée qu’il entre dans le développement intellectuel une part notable de maturation interne, indépendante du milieu extérieur, gagne du terrain. De longs exercices sont nécessaires pour apprendre à marcher avant la maturation des centres intéressés ; mais interdisez au bébé tout essai avant ce moment optimum, la marche s’acquerrera presque instantanément. De même, les recherches de Gesell sur les jumeaux vrais, les travaux de Ch. Bühler sur les petits Albanais emmaillotés jusqu’au jour où ils brûlent les étapes, une fois sortis de leur prison, montrent que, dans les acquisitions les plus influencées en apparence par l’expérience individuelle et le milieu extérieur, la maturation du système nerveux joue un rôle fondamental. Aussi Ch. Bühler va-t-elle jusqu’à admettre que les stades du développement mental établis par elle constituent des étapes nécessaires et correspondent à des âges constants. Ce n’est pas le moment de montrer l’exagération d’une telle conception, d’autant qu’à notre connaissance, elle n’a pas donné lieu à des applications pédagogiques systématiques.
La foi dans l’expérience🔗
On a d’autre part conçu le développement intellectuel de l’enfant comme dû à l’expérience seule. Selon Mrs Isaacs (The intellectual growth of young children), digne héritière à cet égard de l’empirisme anglais, la structure mentale héréditaire de l’enfant conduit simplement celui-ci à enregistrer les leçons de la réalité ; ou plutôt — car l’empirisme même croit aujourd’hui à une activité de l’esprit — l’enfant est poussé par ses propres tendances à organiser sans cesse des expériences et à en retenir le résultat en vue de ses essais ultérieurs.
Ce n’est pas ici le lieu de faire voir combien, du point de vue psychologique, un tel empirisme implique, malgré tout, la notion d’une structure assimilatrice évoluant avec l’âge. Bornons-nous à noter que, dans ses applications pédagogiques, la doctrine aboutit à un optimisme aussi grand que si le développement était entièrement déterminé par des facteurs de maturation interne. En effet, dans la petite école de Malting House à Cambridge, Mrs Isaacs et ses collaborateurs s’abstenaient rigoureusement de toute intervention adulte, dans l’idée que c’est précisément l’enseignement et ses maladresses qui empêchent les enfants de travailler ; mais ils leur offraient un véritable équipement de laboratoire afin de les laisser organiser eux-mêmes leurs expériences. Les enfants de 3 à 8 ans avaient à leur disposition le plus grand nombre possible de matières premières et d’instruments ; des éprouvettes, des cristallisoirs, des becs Bunsen, etc., sans parler des appareils d’histoire naturelle. Le résultat n’a pas manqué d’intérêt ; très jeunes, les enfants ne demeuraient point inactifs dans ce milieu propre à la recherche, se livrant à toutes sortes de manipulations qui les intéressaient passionnément ; ils apprenaient réellement à observer et à raisonner en observant, individuellement et en commun. Mais l’impression que nous avons eue en visitant cette étonnante école expérimentale est double. D’une part, même ces circonstances exceptionnellement favorables ne suffisaient point à effacer les différents traits de la structure mentale de l’enfant et se bornaient à en accélérer l’évolution. D’autre part, quelque systématisation venant de l’adulte n’aurait peut-être pas été entièrement nuisible aux élèves. Bien entendu, pour pouvoir conclure, il aurait fallu poursuivre l’essai jusqu’à la fin des études secondaires ; mais il est bien possible que le résultat eût montré, plus que ne le souhaitaient ces pédagogues, la nécessité d’une activité rationnelle, déductive, pour donner un sens à l’expérience scientifique et la nécessité, pour constituer cette raison chez l’enfant, d’une structure sociale englobant, non seulement la coopération entre enfants, mais la coopération avec l’adulte.
Quant aux méthodes nouvelles d’éducation qui ont eu le succès le plus durable et qui constituent sans doute le point de départ de l’école active de demain, elles s’inspirent toutes plus ou moins d’une doctrine du juste milieu, faisant une part à la maturation structurale et une part aux influences de l’expérience et du milieu social et physique. Contrairement à l’école traditionnelle, qui nie l’existence du premier de ces facteurs en identifiant dès l’abord l’enfant à l’adulte, ces méthodes tiennent compte des stades du développement mais, contrairement aux théories fondées sur la notion d’une maturation purement héréditaire, elles croient à la possibilité d’agir sur cette évolution.
La valeur des stades en pédagogie🔗
Comment donc interpréter, du point de vue de l’école, les lois et les stades du développement intellectuel ? Choisissons comme exemple celui de la causalité chez l’enfant (Piaget, La Représentation du monde chez l’enfant et La Causalité physique chez l’enfant).
Lorsqu’on interroge les enfants des différents âges sur les principaux phénomènes naturels qui les intéressent spontanément, on obtient des réponses bien différentes selon le niveau des sujets interrogés. Chez les petits, on trouve toutes sortes de conceptions dont l’importance diminue considérablement avec l’âge : les choses sont douées de vie et d’intentionnalité, elles sont capables de mouvements propres et ces mouvements sont destinés, à la fois, à assurer l’harmonie du monde et à servir à l’homme. Chez les grands, on ne rencontre plus guère que des représentations de l’ordre de la causalité adulte, sauf quelques traces des stades antérieurs. Entre deux, de 8 à 11 ans environ, on trouve par contre de nombreuses formes d’explications intermédiaires entre l’animisme artificialiste des petits et le mécanisme des grands ; c’est le cas en particulier d’un dynamisme assez systématique, dont plusieurs manifestations rappellent la physique d’Aristote, et qui prolonge la physique primitive de l’enfant tout en préparant les liaisons plus rationnelles.
Une telle évolution des réponses témoigne, semble-t-il, d’une transformation structurale de la pensée avec l’âge. Certes, on n’a pas retrouvé dans tous les milieux ces mêmes résultats, et ce flottement même des réponses est à retenir soigneusement pour l’interprétation finale du processus. Mais, si l’on compare, dans l’ensemble, les réactions des petits à celles des grands, il est impossible de ne pas admettre une maturation ; la causalité scientifique n’est pas innée, elle se construit peu à peu, et cette construction suppose aussi bien une correction de l’égocentrisme initial de la pensée (de l’assimilation au moi dont nous parlions plus haut) qu’une adaptation de l’esprit aux choses.
Quelques précautions nécessaires🔗
Seulement, de là à admettre des stades rigides caractérisés par des limites d’âge constantes et par un contenu permanent de pensée, il y a loin.
D’abord, les âges caractéristiques que l’on obtient, même en procédant sur un grand nombre d’enfants, ne sont que des moyennes ; leur succession, quoique réelle globalement, n’exclut donc ni les chevauchements, ni même les régressions individuelles momentanées. Ensuite, il existe toutes sortes de décalages, lorsqu’on passe d’une épreuve spéciale à l’autre : un enfant qui appartient à un stade donné en ce qui concerne une question particulière de causalité peut fort bien être d’un stade plus avancé eu égard à une question de causalité voisine. De même qu’en science, une conception nouvelle peut apparaître dans un domaine quelconque sans pénétrer avant des années dans les autres disciplines, de même une conduite individuelle ou une notion récente ne se généralise pas d’emblée et chaque problème comporte ses difficultés propres. Ces décalages en extension, si l’on peut s’exprimer ainsi, excluent probablement la possibilité d’établir des stades généraux, sauf durant les deux ou trois premières années de l’existence.
En troisième lieu, il y a, pour ainsi dire, les décalages en compréhension : une même notion peut apparaître sur le plan sensori-moteur ou pratique bien avant d’être l’objet d’une prise de conscience ou d’une réflexion (comme nous l’avons vu plus haut de la logique des relations) ; cette absence de synchronisme entre les différents plans de l’action et de la pensée complique encore le tableau des stades. Enfin et surtout (et l’on ne saurait trop insister sur ce point) chaque stade de développement est beaucoup moins caractérisé par un contenu fixe de pensée que par un certain pouvoir, une certaine activité potentielle, susceptible d’aboutir à tel ou tel résultat suivant le milieu dans lequel vit l’enfant.
La part du milieuđź”—
Nous touchons ici à une question capitale, tant pour la psychologie de l’enfant en général que pour l’éducation nouvelle et la psychopédagogie ; elle soulève des difficultés analogues à celles de la biologie génétique.
On sait que de nombreux problèmes d’hérédité sont restés embrouillés tant que l’on n’a pas distingué, parmi les variations animales et végétales, les génotypes ou variations endogènes héréditaires, et les phénotypes ou variations non héréditaires relatives au milieu. Or, on ne mesure directement que des phénotypes, puisqu’un organisme vit toujours dans un certain milieu, et le génotype n’est que l’élément invariant commun à tous les phénotypes de même race pure. Mais cet invariant, quoique supposant une abstraction de l’intelligence, est ce qui fait comprendre le mécanisme même de la variation. Pareillement en psychologie : la pensée de l’enfant (pas plus d’ailleurs que celle de l’adulte) ne peut jamais être saisie en elle-même et indépendamment du milieu.
L’enfant d’un certain stade fournira un travail différent et donnera des réponses variables à des questions analogues, selon son milieu familial ou scolaire, suivant la personne qui l’interroge, etc. On n’obtiendra jamais ainsi, dans les expériences, que des sortes de phénotypes mentaux et il sera toujours abusif de considérer telle ou telle réaction comme une caractéristique absolue, comme le contenu permanent d’un stade considéré. Mais en comparant les réponses fournies par des enfants de même niveau dans des milieux variables avec les réponses données par des sujets d’autres niveaux dans les mêmes milieux, on se rend compte cependant que des traits communs peuvent être déterminés et que ces caractères généraux sont précisément l’indice de l’activité potentielle différenciant les stades les uns par rapport aux autres.
La conclusion pédagogique🔗
Sans que l’on puisse actuellement fixer avec certitude la limite entre ce qui provient de la maturation structurale de l’esprit et ce qui émane de l’expérience de l’enfant ou des influences de son milieu physique et social, on peut, semble-t-il, admettre que les deux facteurs interviennent sans cesse et que le développement est dû à leur interaction continue. Du point de vue de l’école, cela signifie, d’une part, qu’il faut reconnaître l’existence d’une évolution mentale ; que toute nourriture intellectuelle n’est pas bonne indifféremment à tous les âges ; qu’on doit tenir compte des intérêts et des besoins de chaque période. Cela signifie aussi, d’autre part, que le milieu peut jouer un rôle décisif dans le développement de l’esprit ; que le déroulement des stades n’est pas déterminé une fois pour toutes, quant aux âges et aux contenus de la pensée ; que de saines méthodes peuvent donc augmenter le rendement des élèves et même accélérer leur croissance spirituelle sans nuire à sa solidité.
La vie sociale de l’enfant🔗
La question de l’influence du milieu sur le développement et le fait que les réactions caractéristiques des différents stades sont toujours relatives à une certaine ambiance autant qu’à la maturation même de l’esprit nous conduisent à examiner, au terme de cette première partie, le problème psycho-pédagogique des relations sociales propres de l’enfance. C’est un des points sur quoi l’école nouvelle et l’école traditionnelle s’opposent de la manière la plus significative.
La thèse ancienne : l’action du maître🔗
L’école traditionnelle ne connaît guère qu’un type de relations sociales : l’action du maître sur l’élève. Sans doute, les enfants d’une même classe constituent un vrai groupe, quelles que soient les méthodes appliquées dans le travail, et l’école a toujours approuvé la camaraderie et les règles de solidarité et de justice qui s’établissent en une telle société. Mais, à part les heures réservées aux sports et au jeu, cette vie sociale entre enfants n’est pas utilisée dans la classe même ; les exercices faussement appelés collectifs ne sont en réalité qu’une juxtaposition de travaux individuels exécutés dans le même local. L’action du maître sur l’élève est donc tout. Or, le maître étant revêtu de l’autorité intellectuelle et morale, et l’élève lui devant obéissance, cette relation sociale appartient, de la manière la plus typique, à ce que les sociologues appellent la contrainte, étant entendu que son caractère coercitif apparaît seulement en cas de non-soumission et que, dans son fonctionnement normal, cette contrainte peut être douce et aisément acceptée par l’écolier.
Coopération des enfants entre eux🔗
Les méthodes nouvelles d’éducation ont, par contre, réservé d’emblée une place essentielle à la vie sociale entre enfants. Dès les premiers essais de Dewey et de Decroly, les élèves ont été libres de travailler entre eux, de collaborer dans la recherche intellectuelle aussi bien que dans l’établissement d’une discipline morale ; ce travail par équipes et ce self-government sont devenus essentiels dans la pratique de l’école active. Il importe de discuter les problèmes que soulève cette vie sociale enfantine.
Société intérieure, société extérieure🔗
Du point de vue du comportement héréditaire, c’est-à -dire des instincts sociaux ou de cette société que Durkheim appelait intérieure aux individus parce que liée à la constitution psychobiologique de l’organisme, l’enfant est social presque dès le premier jour. Il sourit aux personnes dès le second mois et cherche le contact avec autrui ; on sait combien les bébés sont déjà exigeants sur ce point et ont besoin de compagnie si l’on ne les habitue pas à des heures bien réglées d’activité solitaire. Mais, à côté des tendances sociales intérieures, il y a la société extérieure aux individus, c’est-à -dire l’ensemble des relations s’établissant du dehors entre eux : le langage, les échanges intellectuels, les actions morales, juridiques, bref, tout ce qui se transmet de génération en génération et constitue l’essentiel de la société humaine, par opposition aux sociétés animales fondées sur l’instinct.
Or, de ce point de vue, et bien qu’il soit pourvu d’emblée de tendances à la sympathie et à l’imitation, l’enfant a tout à apprendre. Il part, en effet, d’un état purement individuel — celui des premiers mois de l’existence, durant lequel aucun échange n’est possible avec autrui — pour aboutir à une socialisation progressive, et qui n’est jamais terminée. Il ne connaît au point de départ ni règles, ni signes et doit, par une adaptation graduelle, faite d’assimilation des autres à soi-même et d’accommodation de soi à autrui, conquérir ces deux propriétés essentielles de la société extérieure : la compréhension mutuelle fondée sur la parole, et la discipline commune basée sur des normes de réciprocité.
De l’égocentrisme à la réciprocité🔗
Dès lors, de ce point de vue (mais de ce seul point de vue de la société extérieure), on peut dire que l’enfant procède d’un état initial d’égocentrisme inconscient, corrélatif de son indifférenciation du groupe.
D’une part en effet les petits (et cela dès la seconde moitié de la première année) non seulement recherchent le contact d’autrui, mais l’imitent sans cesse et font preuve à cet égard du maximum de suggestibilité : ainsi se présente sur le plan social cet aspect de l’adaptation que nous appelions plus haut l’accommodation et dont l’équivalent, pour l’univers physique, est la soumission phénoméniste aux aspects extérieurs de l’expérience. Mais d’autre part, et par cela même, l’enfant assimile sans cesse les autres à lui, c’est-à -dire que, restant à la surface de leur conduite et de leurs mobiles, il ne les comprend qu’en réduisant tout à son point de vue propre et en projetant en eux ses pensées et ses désirs. Tant qu’il n’a pas conquis, et les instruments sociaux d’échange ou de compréhension mutuelle, et la discipline qui soumet le moi aux règles de la réciprocité, l’enfant ne peut, cela est évident, que se croire au centre du monde social comme du monde physique et que juger de tout par assimilation égocentrique à lui-même. Au fur et à mesure, au contraire, qu’il comprend autrui au même titre que lui-même et plie ses volontés et sa pensée à des règles assez cohérentes pour permettre une objectivité aussi difficile, il parvient tout à la fois à sortir de lui-même et à prendre conscience de lui, c’est-à -dire à se situer du dehors parmi les autres en découvrant à la fois sa propre personnalité et celle de chacun.
En bref, l’évolution sociale de l’enfant procède de l’égocentrisme à la réciprocité, de l’assimilation à un moi inconscient de lui-même à la compréhension mutuelle constitutive de la personnalité, de l’indifférenciation chaotique dans le groupe à la différenciation fondée sur l’organisation disciplinée.
Les effets de l’égocentrisme initial🔗
Examinons d’abord les effets de l’égocentrisme initial. Ces effets se remarquent, en premier lieu, dans le comportement des petits.
Dans les jeux ou dans les écoles où les enfants sont libres de travailler individuellement ou en commun, les petits présentent une conduite très caractéristique. Ils aiment être ensemble et recherchent souvent les groupements de deux ou trois, mais, même alors, ils ne cherchent en général pas à coordonner leurs efforts : chacun agit pour soi, avec ou sans assimilation mutuelle.
Par exemple, dans un jeu collectif comme le jeu de billes, à 5-6 ans encore, chacun applique les règles à sa manière et tout le monde gagne à la fois. Dans les jeux symboliques ou dans les constructions, même mélange de contact, d’imitation grossière et de quant-à -soi inconscient. Voilà pourquoi, nous le verrons plus loin, les méthodes de travail par équipes échouent avec les petits.
Le langage de l’enfant, en de telles situations, est lui aussi fréquemment significatif. À la Maison des petits de Genève, nous avons observé chez les enfants de 3 à 6 ans une proportion très forte de monologues collectifs durant lesquels chacun parle pour soi sans écouter réellement les autres (Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant). On a retrouvé, en d’autres milieux, des fréquences plus faibles de ce langage égocentrique ou même une absence relative de ces manifestations (Delacroix, Le Langage de l’enfant). Mais il nous semble évident que les soliloques des petits ou le monologue collectif constituent le type même de ces caractéristiques phénotypiques d’un stade, c’est-à -dire relatives non seulement à l’enfant, mais encore au milieu dans lequel il agit. En effet, d’une part on n’observe ces phénomènes que chez les enfants au-dessous de 7-8 ans et non chez les grands, ce qui montre assez combien il s’agit d’un caractère propre aux stades inférieurs. D’autre part, ce caractère ne se manifeste que dans certains milieux ; il peut être réduit ou se développer suivant l’ambiance scolaire ou familiale, c’est-à -dire selon l’action exercée par l’adulte.
L’égocentrisme et la logique de l’enfant🔗
Mais c’est surtout au point de vue intellectuel que l’égocentrisme est digne d’attention et constitue un phénomène d’importance générale. Nous avons déjà vu que c’est l’assimilation continue de l’univers à l’activité individuelle qui explique le jeu.
Le jeu symbolique, en particulier, serait incompréhensible sans cette assimilation du réel à la pensée qui rend compte parfois de la satisfaction des désirs propres à l’imagination ludique et de la structure symbolique du jeu par opposition à la structure conceptionnelle et verbale de la pensée socialisée. Le jeu est ainsi le type le plus caractéristique de la pensée égocentrique, celui pour lequel l’univers extérieur n’a plus d’importance objective mais est ployable au gré des intérêts du moi et sert simplement d’instrument à son épanouissement. Or, si le jeu symbolique n’est que la pensée individuelle poursuivant sa libre satisfaction par assimilation des choses à l’activité propre, l’égocentrisme se manifeste jusque dans les formes de pensée de l’enfant affectées à l’adaptation même. Ce qui, d’ailleurs, est naturel, puisque l’adaptation est un équilibre entre l’assimilation et l’accommodation et que cet équilibre implique une longue structuration avant que ses deux processus puissent devenir complémentaires.
Ainsi les deux aspects de la logique de l’enfant, que nous indiquions plus haut comme caractéristiques de la structure mentale des premiers stades du développement, sont étroitement solidaires de l’égocentrisme. Si l’enfant éprouve tant de difficultés à manier les relations sur le plan de la pensée, alors que son activité sensori-motrice est déjà adaptée aux rapports entre les choses, c’est que la relativité implique la réciprocité des perspectives et qu’avant d’avoir habitué son esprit à cette réciprocité grâce aux échanges inter-individuels et à la coopération, l’individu demeure prisonnier de son point de vue propre, qu’il considère naturellement comme absolu. D’autre part, si l’enfant a tant de peine à constituer des concepts véritables et à manier les opérations de la logique des classes, c’est que la discussion et les nécessités discursives de l’échange intellectuel sont indispensables pour éduquer l’esprit d’analyse et conduire l’esprit à reconnaître la valeur des définitions fixes et des conceptions claires. D’une manière générale, les règles formelles de la logique constituent une morale de la pensée que, seuls, la coopération et le respect du vrai qu’elle implique permettent de constituer.
Les processus de la socialisationđź”—
Ainsi, dans tous les domaines, et ceci est encore plus facile à établir au point de vue moral qu’au point de vue intellectuel, l’enfant demeure égocentrique dans la mesure où il n’est pas adapté aux réalités sociales extérieures. Cet égocentrisme constitue l’un des aspects de chacune de ses structures mentales. Comment donc s’adaptera-t-il à la vie sociale ou, pour mieux dire, quels sont les processus de la socialisation ?
Ici se marque l’originalité des méthodes nouvelles d’éducation. L’école traditionnelle réduisait toute socialisation, intellectuelle ou morale, à un mécanisme de contrainte. L’école active, dans presque toutes ses réalisations, distingue au contraire, soigneusement, deux processus aux résultats bien différents et qui ne deviennent complémentaires qu’avec beaucoup de soin et de tact : la contrainte de l’adulte et la coopération des enfants entre eux.
La contrainte de l’adulte et ses inconvénients🔗
La contrainte de l’adulte a des résultats d’autant plus importants qu’elle répond à des tendances très profondes de la mentalité enfantine.
L’enfant éprouve en effet, pour l’adulte en général et d’abord pour ses parents, ce sentiment essentiel, fait de crainte et d’affection mêlées, qui est le respect ; or, comme l’a montré P. Bovet (« Les conditions de l’obligation de conscience », Année psychologique, 1912), le respect ne dérive ni, comme le pensait Kant, de la loi en tant que telle, ni, comme le voulait Durkheim, du groupe social incarné dans les individus ; il constitue un fait premier dans les relations affectives entre le petit enfant et les adultes qui l’entourent, et explique, à la fois, l’obéissance de l’enfant et la constitution des règles impératives. En effet, dans la mesure où une personne est respectée par l’enfant, les ordres et les consignes qu’elle donne sont sentis comme obligatoires. La genèse du sentiment du devoir s’explique ainsi par le respect, et non point l’inverse, ce qui montre assez la signification essentielle de l’action de l’adulte sur l’enfant.
Mais si, au point de départ du développement, l’adulte est ainsi la source de toute moralité et de toute vérité, cette situation ne va pas sans dangers. Du point de vue intellectuel par exemple : le prestige qu’il possède aux yeux de l’enfant fait que celui-ci accepte toutes faites les affirmations émanant du maître, et que l’autorité le dispense de réflexion. Comme l’attitude égocentrique pousse précisément l’esprit à l’affirmation sans contrôle, le respect de l’adulte aboutit souvent à consolider l’égocentrisme au lieu de le corriger, en remplaçant sans plus la croyance individuelle par une croyance fondée sur l’autorité — mais sans conduire à cette réflexion et à cette discussion critique qui constituent la raison et que, seule, la coopération et l’échange véritable peuvent développer. Du point de vue moral, le danger est le même ; au verbalisme de la soumission intellectuelle correspond une sorte de réalisme moral : le bien et le mal sont simplement conçus comme étant ce qui est conforme ou non conforme à la règle adulte. Cette morale essentiellement hétéronome de l’obéissance conduit à toutes sortes de déformations ; nous y reviendrons à propos des méthodes collectives d’éducation.
Disons simplement, pour le moment, qu’incapable d’amener l’enfant à cette autonomie de la conscience personnelle qui constitue la morale du bien par opposition à celle du devoir pur, elle échoue ainsi à préparer l’enfant aux valeurs essentielles de la société contemporaine.
Le remède : la discipline autonome du groupe🔗
D’où l’effort de la pédagogie nouvelle pour suppléer aux insuffisances de la discipline imposée du dehors par une discipline intérieure, fondée sur la vie sociale des enfants eux-mêmes.
Non seulement ceux-ci, dans leurs propres sociétés et en particulier dans leurs jeux collectifs, sont capables de s’imposer des règles qu’ils respectent souvent avec plus de conscience et de conviction que certaines consignes édictées par des adultes — mais chacun sait qu’en marge de l’école et d’une manière plus ou moins clandestine, ou en classe même et en opposition parfois avec le maître, existe tout un système d’entraide fondée sur une solidarité spéciale, ainsi que sur un sentiment sui generis de la justice. Les méthodes nouvelles tendent toutes à utiliser ces forces collectives au lieu de les négliger ou de les laisser se transformer en puissances hostiles.
La coopération des enfants entre eux présente à cet égard une importance aussi grande que l’action des adultes. Du point de vue intellectuel, c’est elle qui est le plus apte à favoriser l’échange réel de la pensée et la discussion, c’est-à -dire toutes les conduites susceptibles d’éduquer l’esprit critique, l’objectivité et la réflexion discursive. Du point de vue moral, elle aboutit à un exercice réel des principes de la conduite, et non pas seulement à une soumission extérieure. Autrement dit, la vie sociale, pénétrant en classe par la collaboration effective des élèves et la discipline autonome du groupe, implique l’idéal même d’activité que nous avons précédemment décrit comme caractéristique de l’école nouvelle : elle est la morale en action, comme le travail « actif » est l’intelligence en acte. Bien plus, la coopération conduit à un ensemble de valeurs spéciales telles que celles de la justice fondée sur l’égalité et que celles de la solidarité « organique ».
Coopération du maître🔗
Bien entendu, sauf quelques cas extrêmes, les méthodes nouvelles d’éducation ne tendent pas à éliminer l’action sociale du maître, mais à concilier avec le respect de l’adulte la coopération entre enfants et à réduire, dans la mesure du possible, la contrainte de ce dernier pour la transformer en coopération supérieure.
Ainsi, les méthodes actives innovent sur le plan social comme sur celui du travail purement intellectuel. Bien que ces deux sortes de processus soient étroitement solidaires, l’analyse peut les dissocier. Étudions donc maintenant et les méthodes qui utilisent surtout les mécanismes individuels de la psychologie de l’enfant, et celles qui insistent davantage sur les mécanismes collectifs.