Les Liaisons analytiques et synthétiques dans les comportements du sujet ()
Avant-propos a đź”—
Tandis que Kant distinguait les deux dichotomies de l’a priori — a posteriori et de l’analytique — synthétique selon les diverses combinaisons que l’on sait, l’empirisme logique contemporain prétend caractériser la dualité des connaissances logico-mathématiques et des connaissances physiques (ou expérimentales en général) au moyen de la seule dichotomie de l’analytique et du synthétique, l’analytique se confondant alors avec le déductif pur et le synthétique se définissant par le recours à la constatation.
Il était donc naturel, et même sans doute inévitable, que, cherchant à déterminer en quoi consistent les structures logiques dans les activités du sujet, notre Centre rencontre ce problème des frontières entre le déductif et l’expérimental, et par conséquent la question actuelle de l’analytique et du synthétique. Question « actuelle », non pas seulement parce qu’elle a été posée en des termes renouvelés par Carnap, etc., mais encore parce qu’elle donne lieu aujourd’hui même à de vives controverses entre les logiciens anglo-saxons.
En effet, ce problème des frontières entre le déductif et l’expérimental constitue un exemple typique des questions dont doit s’occuper un centre d’épistémologie génétique, puisqu’elle intéresse à la fois les logiciens et les psychologues. Qu’elle intéresse les premiers n’est pas à démontrer, puisqu’ils en disputent sans cesse. Qu’elle intéresse également les seconds semble moins évident si l’on s’en tient à la terminologie des premiers, mais l’est tout autant si l’on dégage les problèmes de fait que cette terminologie recouvre. L’intelligence se laisse-t-elle départager en deux aspects entièrement dissociables : l’un constitué par des formes ou des structures logiques qui tiendraient au langage, l’autre par des contenus qui tiendraient à l’expérience perceptive ? Ou au contraire une conception opératoire de l’intelligence, fondée sur les actions que le sujet exerce sur les objets, aboutit-elle nécessairement à considérer les formes et les contenus comme le produit d’une différenciation progressive entre les coordinations des actions et leurs résultats (différenciation de plus en plus poussée, mais peut-être jamais achevée sur le terrain de la pensée « naturelle », en opposition avec les théories axiomatisées) ? Telle est en définitive la question psychologique que recouvre le débat logique sur la continuité ou la discontinuité de l’analytique et du synthétique.
Il resterait à faire admettre que les résultats de l’analyse psychologique comportent des conséquences épistémologiques, ce que certains logiciens nieront peut-être par principe, mais ce que la présente « Étude » s’efforcera de montrer. Notons simplement que, si les quatre auteurs dont se compose notre équipe se sont trouvés d’accord pour attribuer une signification épistémologique aux faits recueillis, l’un d’entre eux les a interprétés en assouplissant les thèses de l’empirisme logique, tandis que d’autres sont allés jusqu’à penser que ces faits excluent toute discontinuité radicale entre l’analytique et le synthétique (et cela même si cette exclusion devait aboutir à ressusciter partiellement les jugements synthétiques a priori, si décriés aujourd’hui…).
Mais cette « Etude » ne marque qu’une étape dans les travaux de notre Centre consacrés à ces problèmes. À la recherche d’une frontière entre l’inférence et la constatation, certains d’entre nous en sont venus à douter de l’existence même d’une telle frontière, dont il serait pourtant essentiel de connaître la présence ou l’absence, du point de vue des racines des structures logiques élémentaires. C’est pourquoi nous avons mis au programme de notre seconde année l’analyse des formes les plus « primitives » d’inférences, et surtout l’étude de la « lecture » de l’expérience, de manière à pouvoir décider psychologiquement s’il existe jamais une constatation « pure », ou si la constatation est toujours le produit d’une élaboration.
Jean Piaget.