Les Liaisons analytiques et synthétiques dans les comportements du sujet ()

Chapitre II.
Expérience sur la classification d’énoncés isolés a

§ 3. Position du problème

Il est probable que certains des logiciens dont nous venons de constater leur désir d’un recours aux données empiriques (les uns dans l’espoir de justifier la dichotomie de l’analytique et du synthétique, les autres dans l’espoir contraire) ont sous-estimé les complications d’une telle tâche. On vient d’ailleurs d’entrevoir l’ampleur de celle-ci en constatant que, pour poser le problème de l’analytique et du synthétique en termes génétiques, nous nous trouvions obligés dès l’abord de la généraliser sur le plan de l’action, sans nous limiter aux énoncés verbaux, et par conséquent de redéfinir en un tel domaine élargi l’ensemble des notions indispensables à la discussion.

Mais, avant d’en venir au problème génétique, le lecteur demandera peut-être à connaître les réactions des adultes non-logiciens en égard à la dichotomie en cause. Plus précisément, le lecteur logicien pensera même sans doute que le problème génétique est d’intérêt secondaire, les réactions des enfants ne présentant d’autre signification que de préparer les attitudes adultes, seules décisives dans le débat. Pour faire admettre combien l’analyse des stades de formation éclaire au contraire les mécanismes mentaux en jeu, nous suivrons donc une marche régressive partant de l’adulte et constatant les lacunes de notre information si nous nous en tenons à lui seul, nous espérons être mieux suivis du lecteur si nous devons alors remonter à la genèse.

Parmi la multitude des possibilités expérimentales que nous avons envisagées (recherches sur la signification, sur la synonymie, etc.) nous avons finalement choisi l’étude de l’un des points les plus fondamentaux de la controverse : l’existence ou la non-existence d’une attitude spontanée différente envers les énoncés analytiques ou synthétiques ; d’où subsidiairement l’existence ou la non existence de catégories jugées intermédiaires entre les énoncés analytiques purs et synthétiques purs.

La technique de l’expérience a été la suivante. Nous avons choisi une suite d’énoncés, contenant d’un côté des énoncés généralement considérés comme analytiques, d’un autre côté des énoncés généralement considérés comme synthétiques, avec en outre des énoncés dont le statut est discuté et discutable. Nous notons ces énoncés sur des fiches qui en contiennent chacune un. Nous donnons au sujet (que nous aurons pris soin préalablement d’avertir qu’il ne s’agit pas d’un test d’intelligence) comme première consigne de classer les fiches selon les critères qui lui paraissent le mieux convenir. Le sujet ayant classé une première fois, nous lui demandons de reclasser encore selon d’autres critères, qu’il choisira librement. Et enfin, nous l’inviterons à diminuer le nombre de ses classes de façon à en former si possible seulement deux. Nous pouvons ensuite encore lui demander d’ordonner les différentes fiches selon un certain nombre d’ordres, qu’il choisira également en toute liberté. Nous croyons qu’à la suite de toutes ces possibilités d’expression spontanée, la différence d’attitude envers l’énoncé analytique et synthétique aura eu toute l’occasion désirée de s’exprimer.

Une fois terminée cette première partie de l’expérience, nous pouvons choisir deux stratégies différentes : (a) ou bien nous demandons au sujet de classer les énoncés selon un critère qu’on va lui donner, critère qui sera en fait une des définitions de l’opposition synthétique-analytique ; (b) ou bien nous choisissons parmi les énoncés un couple dont l’un des termes est analytique pur et dont l’autre est synthétique pur, et nous demandons au sujet de former la classe des énoncés qui se rapprochent de chacun des deux pôles. Quelle que soit la stratégie d’expérimentation qui aura été choisie, on laisse au sujet, la possibilité de mettre de côté certains énoncés qui ne lui paraissent pas convenir au critère donné ou qui ne lui paraissent pas pouvoir être classés par rapport à l’un des deux pôles.

Des variantes peuvent être envisagées : nous pouvons donner plusieurs pôles d’une part ; nous pouvons faire précéder la communication du critère « analytique-synthétique » choisi, par des choix selon des critères rapprochés, bien que non identiques (celui de la vérité par exemple, ou du degré de certitude, ou du mode de vérification) et enfin, nous pouvons comparer l’effet de différentes définitions de l’opposition analytique-synthétique en faisant successivement classer selon ces différents critères. On voit donc que la technique adoptée constitue un outil assez malléable, pouvant être utilisé à des fins assez différentes, mais toutes en rapport étroit avec notre but. Comme nous nous intéressons tout spécialement à l’existence ou l’inexistence d’un passage, graduel ou non, entre énoncés analytiques et synthétiques, nous examinerons avec un soin particulier les énoncés que les sujets auront mis de côté comme non classables, une fois le critère communiqué. Bien que considérés comme non classables, nous demanderons au sujet de les classer quand même, du point de vue de leurs relations avec les deux groupes constitués, et nous noterons soigneusement toute distinction que le sujet pourrait faire à ce propos. Nous aurons ainsi quelque espoir de voir si l’hypothèse de Feigl, selon laquelle tous les intermédiaires se réduisent à un seul type, se vérifie ou non.

Il aurait été souhaitable de faire intervenir de deux façons le facteur temps dans notre expérience : (a) nous aurions dû répéter l’expérience, avec intervalles suffisants, sur les mêmes individus pour évaluer la constance de leur classification ; et (b) nous aurions dû noter soigneusement la succession des actes de chaque individu les énoncés qu’il classe d’abord et ceux qu’il classe ensuite ; les énoncés qui sont d’abord mis dans une classe et ensuite mis dans une autre classe, etc. Des limitations pratiques ne nous ont pas permis d’introduire le premier facteur. Le second a été considéré en partie mais nous ne sommes pas parvenus à isoler des résultats suffisamment clairs et simples pour être retenus.

On voit donc que plusieurs des points en cause dans la controverse courante sont visés très directement par l’expérience que nous décrivons.

Voici maintenant la liste des énoncés choisis :

  1. Une table est une table.
  2. Ce qui est rouge, est rouge.
  3. Quand on est à la place du Molard, on est à Genève.
  4. Quand il pleut, la route est mouillée.
  5. Quand on dit une chose qui n’est pas vraie, on ment.
  6. Un garçon qui porte une robe, est toujours un garçon.
  7. Tous les animaux sont des ĂŞtres vivants.
  8. Quand il fait nuit, on ne voit pas loin.
  9. Quand on est malade on garde le lit.
  10. La place du Molard est à Genève.
  11. Une allumette ne sert qu’une fois.
  12. Une allumette mouillée ne s’allume pas.
  13. Je suis assis.
  14. C’est aujourd’hui vendredi.
  15. La somme des angles d’un triangle égale 180°.
  16. Deux plus deux font quatre.
  17. Un célibataire n’a pas d’épouse.

(L’ordre de présentation a été varié).

On peut critiquer ce choix au point de vue quantitatif et au point de vue qualitatif. Nous avons deux vérités mathématiques, deux tautologies pures, deux constatations pures, deux énoncés assimilables à des définitions (dont une inexacte : 5), des énoncés qui s’assimilent à des lois naturelles (4 et 12) et quelques cas intermédiaires entre ces classes. Nous ne pouvions pas disposer de beaucoup plus d’énoncés, pour ne pas fatiguer le sujet au cours d’une expérience déjà longue et notre liste devait comporter des représentants de chacune des classes que nous venons de désigner. Peut-être avons-nous une trop grande uniformité verbale (le « quand » qui revient trop, ou la double mention du Molard) ; de même l’identité de contenu existant entre certains énoncés peut amener de fausses classifications. Mais d’autre part il ne fallait pas que nous éliminions au maximum toute ressemblance entre les énoncés autre que leur appartenance à l’une des deux classes visées : dans ce cas nous aurions en quelque sorte artificiellement provoqué la naissance du critère dont nous voulions précisément découvrir l’existence ou l’inexistence spontanée 1.

En outre, nous nous sommes aperçus en cours de route (et nous remercions notre collègue W. A. Beth de nous avoir fait cette remarque lors de la discussion préliminaire de nos résultats au premier symposium du Centre d’épistémologie génétique) qu’il ne suffit pas de faire classer au sujet des énoncés tous vrais (sauf le n° 5, mais rares sont les sujets qui se sont aperçus de sa fausseté), mais qu’il importait aussi de les faire classer en fonction de la preuve de leur vérité et de leur fausseté. Nous avons donc ajouté à la liste initiale de 17 énoncés les 7 suivants que nous avons présentés, mêlés aux précédents, à une dizaine de nouveaux sujets en centrant l’interrogatoire sur la preuve :

  1. Tous les mammifères sont des animaux.
  2. Les oiseaux ont quatre pattes.
  3. Je suis plus grand que mon frère ; vous êtes plus grand que mon frère ; donc vous et moi sommes de la même grandeur.
  4. Le Salève 2 est haut de 6000 m.
  5. Le contraire du contraire de lourd, c’est léger.
  6. Quatre tiers d’une quantité sont toujours plus que ses trois quarts.
  7. Tous les animaux sont des mammifères.

Nous avons interrogé 40 sujets, 30 sur les énoncés 1 à 17 et 10 sur les énoncés 1 à 24 (14 sur les 30 premiers ont été examinés par B. Matalon, tous les autres ayant été vus par A. Morf). La plupart de ces sujets sont des étudiants ou assistants en psychologie (sans formation logique), quelques-uns des bibliothécaires, secrétaires ou commis (intelligents), mais sans qu’aucune différence notable ne justifie de séparer ces deux groupes.

Il est difficile de présenter en tableaux le résultat des classifications spontanées et celui des analyses de preuves. Quant à celui des classifications sur critère communiqué, on le trouvera au § 5.

§ 4. Les classifications spontanées

En ce qui concerne la manière dont les sujets adultes classent spontanément les énoncés proposés (spontanément, c’est-à-dire sans aucune indication de l’expérimentateur sur le nombre ou la définition des classes attendues), on peut faire deux hypothèses psychologiques, indépendamment de la distinction entre l’analytique et le synthétique, sur la portée ou la signification d’un tel classement du point de vue du comportement du sujet. La première consisterait à admettre que le classement du sujet repose sur une prise de conscience adéquate des mécanismes de sa propre pensée : à supposer, par exemple, que le sujet classe certains énoncés en « constatations » et d’autres en « déductions », cette première hypothèse reviendrait donc à supposer que le sujet soit capable de discerner avec quelque exactitude, par introspection ou prise de conscience, dans quelle mesure il se livre effectivement à une constatation et dans quelle mesure il procède effectivement à une inférence. La seconde hypothèse consisterait au contraire à admettre que le sujet, appelé pour un instant à réfléchir sur des énoncés constituant le résultat, soit de la pensée d’autrui, soit de sa propre pensée (dans la mesure où il les repense), utiliserait pour mener à bien cette réflexion classificatrice des notions toutes faites empruntées au sens commun et surtout à son bagage scolaire (lectures, enseignement oral, etc.) : en ce cas la classification « spontanée » traduirait moins une prise de conscience directe qu’elle ne refléterait un ensemble d’idées reçues. Une troisième possibilité subsiste naturellement : c’est que les deux hypothèses précédentes soient vraies l’une et l’autre, selon des mélanges et des combinaisons variées. Il convient donc d’avoir présentes à l’esprit ces trois possibilités et notamment les deux hypothèses extrêmes, car ce serait faire preuve d’une psychologie un peu courte que de s’attendre à une prise de conscience nécessairement adéquate de la part d’adultes même étudiants ou assistants psychologues : « la pensée, disait Binet en une boutade célèbre, est une activité inconsciente de l’esprit » ! 3

Notons d’ailleurs que dans chacune de ces trois hypothèses une recherche comme celle que nous entreprenons conserve quelque intérêt, mais il va de soi que celui-ci serait plus grand au cas où les réponses des sujets pourraient être attribuées à une prise de conscience adéquate. En ce cas, d’ailleurs, il resterait à déterminer les raisons d’adopter tel ou tel classement sur lesquelles porteraient cette prise de conscience : ces raisons tiendraient-elles, par exemple, à une dualité des variétés de preuves spontanément utilisées par les sujets (preuve déductive pour les assertions analytiques ou empirique pour les énoncés synthétiques) ? Bien d’autres mobiles restent possibles.

Cela dit, nous pouvons d’abord relever le fait que le classement spontané des sujets présente une certaine uniformité quant aux classes utilisées. On retrouve, en effet, chez la plupart des sujets les catégories suivantes, telles quelles ou sous une forme plus ou moins modifiée : identités, définitions, déductions et constatations. Souvent aussi, on trouve une classe dite de lois qui peut soit se substituer à celle des déductions soit s’y ajouter. Mais parfois aussi se superpose à ces critères un classement selon la simplicité et surtout selon le degré de certitude, ces deux autres critères se présentant comme partiellement parallèle (et partiellement non) à la série principale.

Mais si l’on examine le contenu de ces classes, on est frappé de constater que, à côté de certaines uniformités (énoncés 13 et 14 dans les constatations sauf un sujet qui en fait des lois !), il existe à propos de certains énoncés des fluctuations remarquables. Par exemple, l’énoncé 3 (« Quand on est à la place du Molard, on est à Genève ») est considéré tantôt comme une constatation, tantôt comme une inférence (et parfois par le même sujet). Il en est de même de 4 (« Quand il pleut la route est mouillée »), de 8 (« Quand il fait nuit, on ne voit pas loin »), de 9 et même de 15 et de 16 (« la somme des angles d’un triangle égale 180° » et « deux et deux font quatre »). Il est intéressant de noter également que l’énoncé 7 (« tous les animaux sont des êtres vivants ») est classé tantôt dans les identités, tantôt dans les lois, tantôt dans les déductions tantôt dans les évidences et tantôt dans les « assertions simples » (avec 10, 13 et 14 donc les constatations).

Les quelques sériations que nous avons pu obtenir tendent à situer aux deux extrémités de la série les identités, d’une part (par exemple 1 et 2) et les constatations, d’autre part (3 et 4 ou 13 et 14). Mais l’ordre des intermédiaires reste arbitraire et laisse une certaine impression de malaise aux sujets. Il est cependant permis de concevoir que les extrêmes choisis entraînent logiquement l’ordre suivant :

Identités — Définitions — Déductions — Lois — Constatations qui procède de l’analytique pur au synthétique pur.

La raison de cette difficulté à sérier est que les quatre classes principales demeurent relativement stables, cela, bien entendu, dans le cas du matériel que nous avons utilisé. Lorsque l’on invite les sujets à les réduire à deux seules, certains s’y refusent, d’autres trouvent cette réduction artificielle, d’autres enfin exécutent l’ordre, mais laissent un grand nombre d’énoncés non classés ou déplacent plusieurs fois le même énoncé de l’une des deux classes à l’autre. Pour le matériel que nous avons choisi (lequel procède d’un échantillonnage de types variés d’énoncés plus que d’une recherche voulue de la continuité) le classement en trois, quatre ou cinq catégories est nettement préféré à la sériation et on relève un temps d’hésitation plus long pour la sériation des éléments appartenant à une seule classe que celle d’éléments à des classes diverses ou pour des renversements de classification. Tout cela semble donc indiquer que, malgré la polarisation en types extrêmes tels qu’« identité » et « constatation », cette opposition reste moins forte que d’autres : au lieu de se trouver en présence, soit d’une opposition binaire discontinue, soit d’un ordre continu, la préférence des sujets semble s’orienter vers une répartition quaternaire relativement discontinue, qui serait en gros constituée par l’empirique, l’inférentiel, le tautologique et le définitionnel.

Les faits de classement spontané tendraient donc à ne confirmer aucune des deux thèses soutenues jusqu’ici dans la controverse sur l’analytique et le synthétique, mais à suggérer, pour ce qui est des attitudes de l’adulte non spécialiste, une troisième solution. Seulement, il convient de se rappeler les réserves que nous faisions au début de ce § quant à la portée réelle de ces classifications spontanées. Celles-ci semblent témoigner, il est vrai, d’une certaine part de prise de conscience plus ou moins adéquate : les difficultés à tracer une frontière entre la constatation et l’inférence paraissent à cet égard, témoigner d’une certaine sagacité puisqu’aussi bien l’analyse génétique montre pourquoi cette difficulté est réelle. Par contre, quand un sujet classe dans les « identités » les énoncés 5, 16 et 17 (ce qui est acceptable) mais aussi l’énoncé 7 (« tous les animaux sont des êtres vivants »), tandis qu’il en retranche les vraies identités 1 et 2 qu’il classe dans les « assertions simples et directes » avec 10, 13 et 14, on a plutôt l’impression d’un emploi maladroit de quelques notions reçues que d’une discrimination fondée sur la prise de conscience des mécanismes de la pensée propre.

§ 5. Les classifications fondées sur les critères communiqués

Après les classifications ou sériations spontanées, on fournit au sujet les deux critères suivants, « énoncés dont on connaît la vérité par la signification même de leurs termes », « énoncés dont on ne peut connaître la vérité qu’en allant voir » 4, et l’on demande une dichotomie avec possibilité de réserver le cas des énoncés inclassables selon un tel principe. Remarquons d’abord qu’une telle méthode laisse une moins grande marge d’hésitations que la précédente quant à l’interprétation des résultats. En effet, d’une part, les « idées reçues » dont on ne pouvait déterminer le rôle dans les classifications spontanées, sont dans cette nouvelle situation, explicitement formulées et comme standardisées pour l’ensemble des sujets. D’autre part, ce que révélera la classification ainsi provoquée ne peut donc être que l’attitude personnelle du sujet envers une telle dichotomie (dont aucun de nos sujets ne connaissait l’existence en référence avec les notions clefs de l’empirisme logique) et cette attitude traduira donc, à des degrés divers la prise de conscience du caractère inférentiel où du caractère constatif que le sujet attribue aux énoncés considérés. Quant au degré d’adéquation de cette prise de conscience, c’est là bien entendu une tout autre question et qui reste ouverte du point de vue de la portée réelle des résultats obtenus. En bref, et étant donc admis que l’on ne saurait préjuger de l’adéquation de la prise de conscience, ni dans la technique précédente ni dans celle dont il est maintenant question, l’avantage de cette seconde technique sur la première est tout au moins d’obtenir du sujet une réaction plus personnelle et moins influencée par les notions apprises.

1. Or, les deux résultats les plus intéressants de cette seconde expérience sont l’existence constante d’intermédiaires, d’une part, et la séparation fréquente de ces intermédiaires en diverses classes, d’autre part.

Le premier de ces deux faits n’est d’ailleurs pas surprenant : pour n’importe quel critère de classification dichotomique, le sujet éprouvera sans doute quelque difficulté à répartir certains cas particuliers et sera tenté de sortir d’embarras par la constitution d’une classe intermédiaire. Néanmoins, si l’on constate que seuls les énoncés 13 et 14 n’ont jamais été classés analytiques et seuls les énoncés 5 et 17 (définitions) n’ont jamais été classés synthétiques, on doit reconnaître que cette présence d’intermédiaires n’a pas la même signification eu égard à deux classes relativement variables d’un sujet à l’autre que ce ne serait le cas si ces deux classes comportaient un nombre massif d’énoncés répartis uniformément par tous ces sujets (comme on les obtiendrait, par exemple, pour les classes des animaux et des végétaux, avec hésitation quant aux bactéries et aux virus).

Mais le fait que l’on puisse distinguer, à l’intérieur de la classe des intermédiaires, diverses sous-classes telles que les mélangés, les ambigus et les intermédiaires proprement dits est d’un intérêt évident. Il importe cependant de noter que si certains sujets font la distinction spontanément, c’est-à-dire en indiquant eux-mêmes en quels sens ils distinguent les sous-classes, d’autres ne le font que lorsque l’expérimentateur les prie de préciser. Mais, en ce second cas, il s’agit bien entendu de ne pas suggérer de distinctions nouvelles et de se borner à faire expliquer au sujet en quel sens il a introduit ses propres distinctions 5. Voici un exemple :

Sujet G : classe 1 et 2 dans les synthétiques, puis dans les analytiques, 16 dans les synthétiques puis analytiques, puis synthétiques, 4 dans les synthétiques puis dans les intermédiaires, 3, 8, 9 et 15 dans les intermédiaires, 1, 2, 5, 6, 7 et 17 dans les analytiques et 10, 11, 12, 13 et 14 dans les synthétiques. On l’interroge alors : « 1 et 2 ? — C’était un lapsus. C’est la simplicité qui m’a fait rater : Ça dépendait d’une constatation. — 3 ? — Je le mettrais entre deux. — 16 ? — Ça dépend de la situation : Cela peut être une expérience, ou bien logiquement vrai. — C’est ambigu ? — Oui, l’un ou l’autre. — Comme 3 ? — Non, pas entre deux. — 8 ? — Comme 3. — 15 ? Comme 16. » On voit ainsi que les questions n’aboutissent qu’à faire préciser au sujet les distinctions qu’il introduirait lui-même.

Cela dit, l’interrogation montre que les sujets distinguent en fait parmi les intermédiaires les trois sous-classes suivantes :

(1) Les énoncés qui en un sens a sont analytiques purs et en un sens b synthétiques purs, les deux sens étant également possibles : c’est ce que nous appellerons les « ambigus ».

(2) Les énoncés complexes contenant une partie synthétique et une autre partie analytique : ils seront dit les « mélangés ».

(3) Les énoncés qui sont déclarés se trouver à une distance égale des deux classes extrêmes, et cela non pas parce que les sujets les considèrent comme ambigus ou mélangés, mais parce qu’ils les interprètent réellement comme intermédiaires. C’est donc à cette sous-classe (3) que nous réserverons le terme d’« intermédiaires ».

Pour les fréquences obtenues, voir le tableau de la p. 30.

Les cas les plus fréquemment classés dans cette catégorie (3) sont les énoncés 4, 8 et 9. Or, il est évident qu’en adoptant certaines définitions de « pleuvoir », « nuit » et « malade », ces énoncés seront analytiques tandis que pour d’autres définitions ils seront synthétiques. De plus il semble qu’il n’existe aucune ambiguïté pour l’emploi de ces phrases dans le langage courant, les diverses définitions possibles correspondant à des usages également courants et efficaces dans le langage usuel. Nous pensons donc qu’un tel classement des énoncés 4, 8 et 9 dans les « intermédiaires », s’il est confirmé par de plus amples recherches, suffirait à contredire l’affirmation de Feigl, suivant laquelle les causes de l’hésitation seraient uniques.

2. Le problème est alors d’interpréter en quel sens l’existence de ces intermédiaires ni mélangés ni ambigus démontre la thèse d’un passage continu entre l’analytique et le synthétique ou infirme la thèse d’un passage discontinu. On peut concevoir à cet égard plusieurs interprétations possibles, selon qu’on admettra une « hétérogénéité » complète des classes en jeu, ou l’existence d’une « classe moyenne » ou d’une « classe de passage ».

Selon celui d’entre nous qui reste partisan de la distinction de nature entre l’analytique et le synthétique, les faits précédents indiqueraient l’existence d’une multiplicité assez petite de classes nettement distinctes, mais toutes situées sur l’axe menant de l’analytique pur au synthétique pur : le sujet se comporterait, en effet, envers les énoncés « intermédiaires » non pas comme envers des cas de passage mais comme envers des cas constituant un tertium quid et auxquels la distinction ne s’appliquerait pas. Mais cet auteur ajoute lui-même que la distinction entre « traiter un x comme un cas de passage entre y et z » et « traiter un x comme ne se trouvant pas sur l’axe des x et des y » est difficile à faire expérimentalement.

Tableau des fréquences (sur 30 sujets adultes) pour les énoncés 1 à 17 6

Énoncés (I) Analytiques (II) Synthétique (IIIA) Mélanges (IIIB) Ambigus (IIIC) Intermédiaires Total III A à C
1 23 5 0 2 0 2
2 23 5 0 2 0 2
3 4 8 4 4 10 18
4 8 12 1 0 9 10
5 21 1 0 5 3 8
6 21 3 0 2 4 6
7 22 2 1 1 4 6
8 4 10 0 7 9 16
9 4 13 0 3 10 13
10 1 27 0 0 2 2
11 3 20 0 3 4 7
12 5 18 0 3 4 7
13 0 30 0 0 0 0
14 0 30 0 0 0 0
15 12 6 0 8 4 12
16 20 3 0 7 0 7
17 22 0 0 5 3 8
Total 193 193 6 52 66 124

D’autres d’entre nous se demandent si la discontinuité relative des sous-classes observées n’est pas elle-même liée au matériel utilisé et si, avec une plus longue liste d’énoncés on ne parviendrait pas, après avoir obtenu les sous-classes « mélangés », « ambigus » et « intermédiaires », à retrouver entre ces sous-classes de nouvelles catégories intermédiaires. Certes, plusieurs de nos sujets actuels se comportent comme si la sous-classe (3) constituait une classe distincte, positivement définie avec des limites nettes, et non pas seulement une classe des cas de passages. Mais en imaginant une liste adéquate d’énoncés critiques à ce point de vue, il serait peut-être possible d’obtenir de nouvelles sous-catégories, par exemple, entre les « mélangés » et les « intermédiaires ». Il faudrait donc continuer l’expérience.

Mais les psychologues parmi nous tiennent surtout à faire remarquer que de tels dosages ne présentent qu’une valeur relative comparés aux données fournies par la méthode génétique. Une classification adulte est le résultat d’une prise de conscience forcément incomplète, comme il a été dit plus haut, et surtout d’une réflexion ne s’appuyant pas exclusivement sur cette prise de conscience, mais pouvant être influencée par une série de notions acquises qui constituent à cet égard de véritables « prénotions » (ou « préjugés » au sens étymologique du terme). L’analyse génétique ne porte au contraire pas sur la prise de conscience ou sur les idées que le sujet se fait de sa propre pensée, mais sur une succession de stades de réactions, c’est-à-dire sur le mécanisme même de la construction des coordinations synthétiques ou analytiques : une telle méthode permet alors de juger des rôles respectifs de la constatation et de l’inférence avec une sécurité bien supérieure à ce que fournissent les renseignements des adultes sur la manière dont ils comprennent ou interprètent des énoncés.

3. Pour en revenir cependant à nos adultes, il est intéressant de noter que presque tous les sujets qui admettent des classes intermédiaires classent les énoncés arithmétiques parmi les « ambigus » et les géométriques parmi les « ambigus » ou les « intermédiaires ». Cette constatation est assez troublante et en tout cas montre que la « différence d’attitude » dont témoignerait, selon Benson Mates, tout adulte normal constitue quelque chose d’assez différent de ce que l’on supposait : les énoncés arithmétiques et géométriques ne sont pas considérés, après explication du critère, soit comme synthétiques soit comme analytiques, comme pouvant être l’un ou l’autre et les seconds comme pouvant même être intermédiaires.

Un tel fait est d’ailleurs moins surprenant pour qui se rappelle le double aspect géodésique ou axiomatique de la géométrie et l’aspect de « mesure des solides » que peut revêtir l’arithmétique. Mais il importe aussi de rappeler que ce double aspect empirique ou déductif des mathématiques soulève du point de vue génétique un problème bien plus complexe que s’il s’agissait seulement des « applications » et de la partie pure d’une même discipline (voir plus loin § § 9 et 10). C’est pourquoi nous serons obligés, pour mener à bien l’analyse génétique, d’employer d’autres critères et définitions du synthétique et de l’analytique (voir Df. 28 à 31 du § 10) que les critères classiques fournis à nos sujets adultes.

4. Enfin, à considérer les énoncés caractérisés par nos sujets comme synthétiques purs ou analytiques purs, nous faisons les constatations suivantes :

(a) Les tautologies 1 et 2 sont assez souvent comptées comme synthétiques (tout en n’étant jamais considérées comme ambigües). La raison en est évidemment que le sujet considère alors le contenu « table » ou « rouge », qui est empirique et non pas la forme qui est une relation d’identité.

(b) Les énoncés qui sont le plus souvent comptés comme analytiques purs sont les cas 5, 6 et 17, qui sont également les énoncés situés, dans les classifications spontanées, parmi les définitions ou les suites immédiates de définitions. Viennent ensuite les tautologies 1 et 2 et l’inclusion 7 « tous les animaux sont des êtres vivants » !

(c) Les seuls cas d’énoncés qui ne sont jamais comptés comme analytiques sont les constatations 13 et 14.

(d) Les analytiques présentent en moyenne une plus grande variabilité de classification que les synthétiques.

(e) D’une manière générale, une fois le critère donné, la variabilité des classifications est encore assez grande et nettement supérieure à ce que l’on obtient dans les classifications spontanées. Cependant il existe certains traits stables, ce qui donnerait à penser que les distinctions existantes sont peut-être imparfaitement couvertes par les critères fournis.

§ 6. L’analyse des preuves

Les dix sujets que nous avons examinés au moyen des énoncés 1 à 24 ont donné les mêmes réponses que les trente précédents aux questions de classification spontanée et de classification sur critère communiqué. Aussi ne reviendrons-nous pas sur leurs réactions aux énoncés 1 à 17.

Pour ce qui est par contre des essais de preuves ou de classification des preuves demandés aux sujets (portant sur les 17 premiers énoncés aussi bien que sur les nouveaux énoncés 18 à 24), ce sondage a fourni une confirmation utile des analyses précédentes en mettant en évidence une remarquable difficulté à distinguer la preuve par pure inférence et la preuve par recours à l’expérience. Citons d’abord quelques faits :

Sujet 1 (étudiant). « Peut-on faire une distinction à l’intérieur des faux ? — Il y en a qui sont complètement faux, 22 par exemple (« Les oiseaux ont quatre pattes »), mais dans 23 (« Je suis plus grand que mon frère, etc. ») une grande partie est juste, mais dans l’ensemble c’est faux. — Ce qu’il y a après « donc » peut alors être juste par hasard ? — Oui. — Mais, si c’est le cas, la phrase est-elle juste dans son ensemble ? Oui, bien sûr. — Le personnage a bien raisonné ? — C’est-à-dire qu’il tombe juste, mais il n’a pas le droit de dire « donc ». — Admettons que ce soit faux : la phrase est-elle fausse de la même façon que 22 ? — La dernière partie, oui. »

Après communication de critère, le sujet s’écrie « Mais c’est irréalisable… Il y a les faux — Mais ne peut-on pas distinguer ce qui logiquement faux d’une erreur sur les faits ? — Oui, mais alors c’est ainsi une erreur sur les faits ! »

Sujet 2 (bibliothécaire). Essaie entre autres de classer les 24 énoncés selon qu’ils contiennent une déduction ou non, puis les classe spontanément selon qu’il faut « une expérience, un contrôle » et selon qu’ils n’exigent pas de contrôle. Mais le sujet ne met dans ces énoncés qui n’ont pas besoin de contrôle que les nos 1, 2, 13 et 14, autrement dit les deux énoncés classés le plus souvent analytiques et les deux énoncés classés unanimement synthétiques ! Après quoi, renseigné sur le critère de l’analytique et du synthétique, le même sujet déclare qu’il a « beaucoup de peine à admettre cette distinction ». Il commence par ne classer que les énoncés vrais, soit : analytiques = 4, 5, 6, 7, 12, 15, 16, 17, 21 et synthétiques = 3, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14. (Non classés : 1, 2 ; classés deux fois : 12). Puis, invité à classer aussi les énoncés faux, le sujet répond : « quand c’est faux, c’est encore plus difficile, ça ne tient plus ». Il classe alors dans les analytiques 25 (le contraire du contraire de lourd est léger) et 22 (les oiseaux ont quatre pattes) ; et dans les synthétiques : 23 (je suis plus grand que mon frère, etc.) 27 (tous les animaux sont des mammifères) et 24 (le Salève a 6000 m.).

Sujet 3 (secrétaire). Après avoir classé spontanément selon les catégories usuelles (raisonnements, définitions, lois et constatations), accepte le critère analytique synthétique (avec intermédiaires), puis, ayant distingué les énoncés entièrement faux (22, 24, 25) et « partiellement vrais, parfois vrais » (9, 13, 14, 23, 27), on lui demande : « Les faux sont-ils tous faux pour la même raison ? — Alors ils sont tous faux. — Pourquoi ? Le 23 peut être juste en fait mais contient une faute de raisonnement ? — Non, c’est toujours une erreur d’expérience, puisqu’on voit que la phrase est fausse (par référence à un fait) ».

Sujet 4 (secrétaire), après explication de critère, dit de chaque énoncé vrai qu’il est vrai « parce qu’il est conforme à la réalité » et de chaque énoncé faux qu’il n’est « pas conforme à la réalité ». On discute l’énoncé 23 : « Pourquoi est-il faux ? — Parce qu’on n’a pas le droit d’affirmer que les deux sont de la même taille si on n’a pas vérifié ».

Sujet 5 (étudiant), avant l’explication : « Les phrases vraies sont-elles toutes vraies de la même façon, ou bien les unes sont-elles vraies pour une autre raison que d’autres ? — Non, pour des raisons différentes. Par exemple 27 (tous les animaux sont des mammifères) n’est pas entièrement faux puisqu’une grande partie des animaux sont des mammifères ». Après explication du critère, le sujet essaie de classer (avec une catégorie de mélangés), puis, à propos de l’énoncé 23 (je suis plus grand que mon frère, etc.) : « Peut-on dire que c’est logiquement faux ? Ah ! non, logiquement c’est vrai si les deux sont de la même grandeur ». Et encore : « Si c’est vrai, c’est logique ! »

Toutes ces réactions ont ceci de commun que, pour l’adulte non-logicien, c’est-à-dire non éduqué à la réflexion sur les normes de la pensée (commune ou formalisée), le seul critère de vérification est de chercher comme dit le sujet 4 ce qui est « conforme à la réalité ». Il va de soi, cependant, que tous ces sujets sont capables de raisonnement formel, ou hypothético-déductif, mais autre chose est de manier un tel mode de raisonnement et autre chose est de réfléchir sur son mécanisme ou ses conditions, autrement dit d’en faire à des degrés divers une théorie ou une codification normative. Or, de ce point de vue de la réflexion sur la preuve par inférence pure (ou de l’erreur par vice de forme indépendamment du contenu), aucun de nos sujets ne parvient à distinguer le logiquement faux de l’empiriquement faux. Les deux sujets qui semblent les plus proches de cette distinction sont les suivants :

Sujet 6 (commis, bachelier), après explication du critère, classe les énoncés vrais en analytiques, synthétiques et intermédiaires, mais se refuse à un tel classement pour les énoncés faux : « il faut que cela ait un sens, sinon on ne peut pas dire où est la logique et où est la réalité. — En 23 (je suis plus grand que mon frère, etc.) est-il possible qu’il ait raison ? — Oui, par hasard. — Alors le raisonnement est-il juste ? — Oui… je ne sais pas. — Pourquoi 24 (tous les animaux sont des mammifères) est-il faux ? — On peut le prouver logiquement ». « Logiquement » signifie évidemment ici, comme chez le sujet 5, « en se conformant aux faits ».

Sujet 7 (diplômée de psychologie) se refuse également à appliquer le critère aux énoncés faux : « Je ne m’en tire pas. Quand je veux voir si 24 est vrai ou faux, ou quand je veux montrer que c’est faux, je montre un animal qui n’est pas un mammifère. J’ai besoin de connaître un tel animal. Alors… — Alors ça ne va pas pour les phrases fausses ? — Non, à moins qu’on se contente des définitions, mais alors ça ne va plus du tout, parce que toutes les phrases dépendent de la définition ».

Au total, on peut classer les sujets selon trois sortes d’attitudes :

1) Ceux qui acceptent de classer les énoncés faux selon que la preuve est analytique ou synthétique, mais qui confondent les deux dans les deux cas. Exemple le sujet 2 qui considère comme analytique « les oiseaux ont quatre pattes » (il pourrait répondre que cela tient à la définition des oiseaux et des pattes, mais alors pourquoi mettre « tous les animaux sont des mammifères » dans les synthétiques ?) et qui considère comme synthétique l’énoncé 23 « Je suis plus grand que mon frère, vous êtes plus grand que mon frère, donc vous et moi sommes de la même grandeur ». Mêmes réactions chez le sujet 5 qui trouve cet énoncé 23 « logiquement vrai » si les deux personnages sont de la même grandeur (!) car « si c’est vrai, c’est logique »…

2) Ceux qui refusent de classer les énoncés faux en synthétiques et analytiques parce que pour eux la preuve est toujours un recours à l’expérience. Exemple le sujet 3 pour lequel une erreur de raisonnement « est toujours une erreur d’expérience », le sujet 4 qui assimile le vrai au « conforme à la réalité » sans parvenir à reconnaître que l’énoncé 23 (« Je suis plus grand que mon frère, etc. ») est formellement faux même si la conclusion est empiriquement conforme aux tailles. Même réaction chez le sujet 1 à propos de l’énoncé 23 : il arrive cependant à servir l’illégitimité du « donc », mais retombe dans l’empirisme pour la conclusion.

3) Ceux qui refusent également de classer les énoncés faux en analytiques et synthétiques, mais parce que ces deux catégories s’appliquent l’une et l’autre à tous : exemple le sujet 7, dont la théorie implicite et que la preuve, pour chaque énoncé faux, pourrait soit reposer sur un recours aux faits soit reposer sur les définitions. Le sujet 6 a sans doute la même attitude, mais plus confuse : il ne sait même plus si le raisonnement 23 est juste ou faux, parce que la conclusion peut être juste par hasard !

On voit que ce sondage mériterait d’être poursuivi sous la forme d’une recherche systématique sur la preuve chez l’adulte moyen, tant est stupéfiant le défaut de prise de conscience, chez des sujets intelligents et la plupart instruits, du fonctionnement des mécanismes inférentiels dont ils se servent cependant à chaque instant et au cours même de la discussion ! Du point de vue des attitudes spontanées de l’adulte moyen envers l’analytique et le synthétique, cette contre-épreuve n’autoriserait donc en rien à soutenir que les classements des énoncés 1 à 17, étudiés aux § § 4 et 5, demeurent flottants parce que l’on n’aurait pas suffisamment insisté sur les processus de vérification ou de preuve. Au contraire, dès que l’on centre l’attention du sujet sur cet aspect de la question, on assiste à un déplacement assez général des choix en faveur du synthétique. La raison en est que, faute de prise de conscience des mécanismes inférentiels, l’adulte moyen s’imagine que toute erreur de raisonnement se traduit par une erreur de fait et qu’il suffit alors d’examiner l’accord de la conclusion avec les faits pour savoir si la déduction est correcte ou non. D’où le refus quasi général des sujets à classer des énoncés faux comme s’ils ne parvenaient pas à distinguer les raisonnements formellement erronés, mais à conclusion empiriquement vraie, des énoncés formellement corrects mais empiriquement faux. En ce domaine moins encore que dans la classification des énoncés vrais, il est donc difficile de soutenir que la distinction de l’analytique et du synthétique correspond à des attitudes spontanées différentes chez l’adulte moyen — ce qui bien entendu ne préjuge en rien de la valeur éventuelle de la distinction pour des logiciens de profession ou pour les mêmes adultes moyens une fois qu’ils se seront assimilé la controverse entre Quine et Carnap.

Mais insistons encore, pour conclure ce § 6, sur le fait que ce sondage n’épuise nullement le problème des relations entre la preuve et la dichotomie analytique-synthétique. Ces quelques faits nous paraissent démontrer clairement (et c’est tout ce que nous en attendions) que les classifications décrites aux § § 4 et 5 ne résultent pas d’une réflexion sur la preuve ou d’une prise de conscience des mécanismes intellectuels utilisés par les sujets dans leur maniement spontané de la preuve : il suffit, en effet, d’attirer l’attention des sujets sur la possibilité d’un classement du point de vue de la preuve pour que leurs classifications antérieures se détruisent au lieu de s’affermir. Par contre, ce qui resterait à faire serait, non pas de demander aux sujets de classer eux-mêmes leurs preuves, mais simplement de leur demander leurs preuves et de les analyser du dehors pour en faire un classement du point de vue de cette analyse même. Il s’agirait, en d’autres termes, d’appliquer à l’adulte lui aussi les procédés d’interrogation que nous utiliserons aux chap. IV et V pour étudier les raisonnements et les preuves spontanées des enfants (mais en utilisant naturellement des problèmes plus difficiles et de différente nature, avec toute une gamme d’énoncés verbaux accompagnés ou non de dispositifs concrets). Telle serait la seule méthode psychologique sûre pour résoudre le problème des relations entre les liaisons synthétiques et analytiques chez l’adulte. Seulement, on aperçoit immédiatement qu’en posant les questions de cette manière, c’est-à-dire sous l’angle du comportement et non plus de la prise de conscience, les réactions adultes ne seraient intéressantes qu’une fois replacées dans l’ensemble du développement. C’est pourquoi nous en revenons à l’analyse génétique et continuerons cette recherche par un recours direct aux stades de formation, c’est-à-dire par une analyse des réactions des enfants entre 4-5 et 9-10 ans.

§ 7. Conclusion du chapitre II

Il faut d’abord constater que les résultats obtenus au moyen de cette première expérience sont assez différents de ce que l’on suppose communément et que les deux parties en présence dans la controverse actuelle auront quelque difficulté à les interpréter en faveur de leurs thèses respectives. Lorsqu’il s’agit de faits et non pas de logique pure il est d’ailleurs fréquent que, en présence d’un problème dont les solutions sont d’abord conçues sous la forme d’une alternative, la réalité impose un tertium.

Mais il convient surtout de faire la critique de cette première expérience et d’examiner comment il serait indiqué de poursuivre une telle recherche :

(a) À supposer que l’on se contente d’augmenter le nombre des sujets en conservant la même technique il serait intéressant d’étudier les interrelations entre le choix des sous-classes intermédiaires, celui des classes spontanées et celui des classes extrêmes analytiques et synthétiques. Faute d’un nombre suffisant nous n’avons pas analysé cet aspect statistique du problème et nous sommes contentés de relever les réactions les plus fréquentes dans notre petit échantillon, dans l’hypothèse qu’il existe de fortes chances pour qu’on les retrouve ailleurs.

(b) Du point de vue de la technique d’interrogation, il conviendrait de pousser davantage l’examen des réactions successives des sujets, en analysant spécialement les mobiles en jeu dans les reclassements : les reclassements spontanés surtout, mais aussi les reclassements provoqués.

(c) Il serait intéressant à cet égard de faire varier systématiquement la formulation des critères de l’analytique et du synthétique, de manière à déterminer quelles sont les modifications qui entraînent les reclassements les plus importants.

(d) Mais l’insuffisance la plus notable de notre expérience est de nous en être tenus au classement, spontané ou dirigé, d’énoncés isolés. Or un énoncé ne présente pas par lui-même de signification univoque lorsqu’il est isolé, sa signification demeurant toujours relative : (1) à un contexte verbal donné ; (2) à un contexte non verbal donné (intentions, action en cours, etc.) ; (3) au fait qu’il est transmis par une personne donnée ; (4) au but poursuivi et (5) à la présence d’interlocuteur. Lorsque l’on présente un énoncé isolément le sujet reste libre de suppléer en imagination à l’absence de contexte, et il se peut que ce facteur ait renforcé le nombre des intermédiaires.

(e) Mais l’on aperçoit d’emblée ce qui représenterait l’accomplissement systématique d’un tel programme. Il ne faut pas oublier en effet qu’un sujet adulte (pas plus qu’un enfant) ne peut fournir un effort indéfini de réflexion à propos d’une question pour laquelle il n’éprouve qu’un intérêt momentané. Notre examen, si imparfait soit-il, dure déjà environ deux heures pour un sujet choisi parmi des étudiants. À multiplier les exigences, si légitimes soient-elles, on se retrouvera devant le dilemme constant de ce genre de recherches : ou la qualité, avec toutes ses limitations quant au nombre des questions posées et au nombre des sujets, ou le nombre sans la qualité (et en de tels domaines les questions standardisées risquent de donner lieu à des incompréhensions ou à des déformations systématiques).

(f) Tout en étant très conscients des limites de nos résultats nous ne croyons d’ailleurs pas qu’elles privent de signification les quelques faits majeurs constatés et résumés dans les commentaires précédents.

(g) Mais la raison principale qui nous a poussés à en demeurer là est le sentiment déjà développé aux § § 4 à 6, qu’une analyse portant sur les réflexions que l’adulte est capable de faire sur le fonctionnement de sa propre pensée est d’un rendement moindre que l’analyse génétique. Nous allons donc nous efforcer de remonter, au cours des chapitres suivants, à quelques questions d’arithmétique concrète ou de logique des classes concrètes, aussi élémentaires et indépendantes de tout contexte que possible, de manière à situer l’analyse sur le terrain même que Grice et Strawson souhaitaient de voir explorer du point de vue de l’analytique et du synthétique : apprenons-nous de la même manière une loi logique ou mathématique qu’une loi physique ?