Les Liaisons analytiques et synthétiques dans les comportements du sujet ()
Chapitre premier.
Introduction 1
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La présente étude portant à la fois sur un ensemble de données psycho-génétiques et sur l’interprétation logique des notions de l’analytique et du synthétique il s’agit tout d’abord de montrer aux logiciens que les faits psychologiques sont susceptibles de les intéresser directement en ce domaine délimité et de montrer aux psychologues que la discussion du problème en cause les concerne réciproquement. Pour justifier la première de ces deux suppositions, nous nous bornerons à relever le fait que les logiciens eux-mêmes recourent à des arguments empiriques et même génétiques dans leur controverse actuelle. Quant au second point, nous chercherons à faire apercevoir que la distinction des deux dichotomies analytique × synthétique et logicomathématique × physique est d’une certaine importance dans l’interprétation du rôle de l’expérience quant à la formation des notions.
§ 1. Le recours aux arguments empiriques dans la discussion actuelle entre les logiciens🔗
1. Une récente et vive controverse a remis en question la définition des énoncés analytiques et synthétiques ainsi que les relations existant entre eux. Cette controverse n’a pas encore abouti et nous n’aurions pas songé à prendre position en cette matière extrêmement complexe si nous n’avions pas fait une constatation surprenante : les logiciens appartenant aux deux camps opposés font eux-mêmes constamment appel à des arguments empiriques et même génétiques (souvent en s’en défendant mais parfois même en le déclarant explicitement). Seulement lorsque l’on examine les affirmations de fait qu’ils utilisent, on constate qu’elles se fondent uniquement sur des impressions personnelles et ne sont jamais le résultat d’enquêtes systématiques.
Dès lors, il nous a paru indispensable de soumettre à une recherche expérimentale plus systématique et à quelques expériences génétiques au moins quelques-uns des points soulevés. Mais, chemin faisant, nous avons rencontré tant d’obstacles et nous nous sommes vus placés devant une telle multiplicité de problèmes qu’il nous a paru utile, même sans avoir abouti à des conclusions définitives, de soumettre au public nos constatations.
Tout au moins, espérons-nous montrer ce que présuppose la vérification de quelques-unes parmi les affirmations qui sont, en quelque sorte naïvement, avancées des deux côtés.
2. Comme il n’est nullement certain que la plupart des participants à la controverse admettent la relevance des arguments empiriques, d’une part, et génétiques d’autre part, qu’ils utilisent cependant en fait, nous allons commencer par montrer, sur quelques cas typiques, qu’ils sont bien obligés d’y recourir, s’ils ne veulent pas désavouer leur propre pratique. Ce faisant nous distinguerons d’autant mieux les affirmations empiriques et génétiques en cause et nous en choisirons certaines en vue d’une vérification plus fouillée.
3. Notre point de départ sera celui précisément de la controverse récente : l’article dans lequel W. V. Quine 2 met en question le bienfondé de la distinction même entre énoncés analytiques et synthétiques, en formulant un certain nombre d’objections contre chacune des définitions de cette dichotomie qu’on a jusqu’ici présentées.
Nous verrons, en analysant les arguments qui ont été fournis en réponse à ces objections de Quine, que beaucoup d’entre eux présupposent certains faits empiriques. Examinons d’abord brièvement les objections en cause, qui nous aideront d’ailleurs à formuler les définitions de l’analyticité et de la synthéticité dont nous aurons ultérieurement besoin pour l’interprétation de nos résultats expérimentaux :
a. Quine rencontre d’abord la définition de l’analytique comme « ce qui est vrai de par les significations des termes en jeu, et indépendamment des faits ». Il cherche alors le sens du terme « signification », et ne trouve pas de définitions satisfaisantes de ce terme difficile (dont il souligne qu’il doit nettement se distinguer de la notion de l’extension des termes).
b. Vient une seconde définition : « est analytique, ce qui peut se réduire à une vérité logique, par substitution de synonymes pour synonymes ». Quine ne soulève pas de questions au sujet du terme « vérité logique » qu’il considère comme suffisamment clair, mais il s’interroge sur la notion de « synonymie » : pas plus que pour la notion de signification, il ne rencontre de définitions satisfaisantes.
c. Quine rappelle cependant une adaptation de la définition (a) : « est analytique, tout énoncé qui peut se réduire à une vérité logique, en substituant leurs définitions aux termes définis qu’il contient » : Mais là encore Quine remarque que, ou bien les définitions présupposent des relations de synonymie, (et sont donc insuffisantes aussi longtemps que cette dernière notion n’est pas définie), ou bien ces définitions demeurent purement arbitraires, et la dichotomie « analytique-synthétique » perd tout objet naturel.
d. Une autre façon de sauver la synonymie consiste à dire : « est analytique tout énoncé qui se transforme en un énoncé logique en substituant, à certains signes qu’il contient, d’autres signes qu’on peut substituer à ces premiers en tout contexte, salva veritate ». Quine répond qu’encore une fois, le critère n’est pas clair, puisque la substituabilité salva veritate ne se conçoit que relative à un langage donné, et puisque, si le langage est extensionnel, cette substituabilité salva veritate ne suffit pas pour qu’il y ait synonymie, tandis que si le langage est non extensionnel, la notion d’analyticité est présupposée.
e. Enfin, on rencontre la définition « est analytique, tout énoncé qui est vrai de par les règles sémantiques du langage auquel il appartient ». Ici, Quine souligne qu’il faut définir en toute généralité, pour que cette interprétation soit satisfaisante, ce que signifie une « règle sémantique » et conclut que cette entreprise est du même ordre de difficulté que celle consistant à chercher une définition de la signification.
À ces objections de Quine contre la distinction entre l’analytique et le synthétique, nous pouvons ajouter celles de Morton G. White (The Analytic and the Synthetic : an untenable Dualism). White, suivant la même veine, examine quelques autres définitions :
f. Les définitions « un énoncé est analytique si sa négation est contradictoire » et « un énoncé est analytique, s’il est impossible que cet énoncé soit faux » (c’est-à -dire analytique égal nécessaire) souffrent des mêmes défauts que les précédentes puisque nous ne savons pas si les notions de « possible » de « nécessaire » et de « contradictoire » sont suffisamment définies.
g. Enfin, White aussi bien que Quine considèrent une modernisation de la définition de Leibniz « un énoncé est analytique, s’il est vrai dans tous les mondes possibles », modernisation qui revient à dire « un énoncé est analytique s’il est vrai dans toutes les descriptions d’état d’un langage », ou plus généralement encore « un énoncé est analytique s’il est vrai dans tous les modèles d’un langage ». La notion de description d’état (qui est celle de l’attribution à toutes les constantes individuelles du langage de chaque prédicat primitif ou de sa négation) ne leur paraît pas clair pour des langages qui contiennent des prédicats primitifs présentant des liens de signification entre elles, et la notion de modèle dépendant de celle de règle sémantique leur paraît également insuffisante (faute d’une élucidation de cette dernière).
Nous avons ainsi parcouru la liste des définitions courantes de l’analytique, et avons mentionné les objections qu’on soulève à leur sujet. À première vue, ces objections paraissent simplement des demandes de clarification et ne semblent, ni se fonder sur des résultats empiriques, ni pouvoir être réfutées à l’aide de telles données. Or, nous allons constater que les auteurs ne pouvant se trouver d’accord avec Quine ont tous utilisé des arguments empiriques pour lui répondre. Cette circonstance nous conduit à soupçonner que, même dans l’énumération des arguments à première vue si peu empiriques qui précèdent se dissimulent des présupposés de fait. Nous reviendrons sur ce point, après avoir fait droit aux réponses qu’on a fournies à Quine et à White.
4. Voici d’abord les arguments invoqués par Benson Mates 3 et dont il est aisé de voir qu’ils sont presque tous quasi empiriques :
a. Mates prétend d’abord que chacune des définitions précédentes, bien que certaines d’entre elles soient circulaires, et bien que certaines notions qu’elles utilisent restent obscures, nous font mieux comprendre la dichotomie en cause. Nous sommes donc en présence d’un énoncé empiriquement vérifiable (mais non empiriquement vérifié), qui serait le suivant : « les définitions de l’analytique qu’on vient d’examiner sont, même si certaines sont circulaires, et même si toutes utilisent des termes qui ont besoin de définition, capables de faire comprendre à un sujet la dichotomie en question, et de lui fournir un critère de choix applicable ».
b. Mates remarque ensuite que pour différentes expressions, différentes définitions sont adéquates. Il demande que l’on recherche empiriquement quelles espèces de définitions paraissent adéquates pour le genre de termes rencontrés dans les contextes. Et il souligne que la demande de Quine et White, que l’on comprenne mieux les termes utilisés dans le « definiens », s’avèrera peut-être inutile en de tels cas. De toute façon, l’affirmation de Quine selon laquelle nous comprenons mieux tel terme, moins bien tel autre terme (il s’agit donc de termes comme « signification » « nécessaire » « possible », etc.) constituerait à nouveau une affirmation empirique qu’il s’agirait de vérifier dans les faits.
c. Mais l’argument principal de Mates (et celui qui nous intéresse plus quant à nous) est complètement empirique et correspond à l’un des objets de notre recherche. Il se trouve pp. 531 et 532 de son article : même si Quine a raison (ce que Mates conteste donc, à partir des deux arguments empiriques qui précèdent), et si les définitions données couramment n’élucident en rien leur objet, cela n’entraîne aucune conséquence quant à la distinction elle-même entre énoncés analytiques et synthétiques. Nombreuses sont les distinctions réelles et importantes que nous n’arrivons pas à bien saisir dans notre langage : ce qu’il nous faut donc savoir, ce n’est pas s’il existe une bonne définition de la distinction, mais si la distinction elle-même existe. Or, nous dit Mates « il ne peut y avoir de doute que nous comprenons au moins un peu le terme « analytique », puisque :
a) « Nous sommes en fait d’habitude capable, avec une remarquable cohérence et avec accord entre nous, de décider si oui ou non un énoncé donné est analytique » et
b) il existe une différence empiriquement vérifiable entre nos attitudes envers les deux espèces d’énoncés (p. 531).
Mates affirme que la différence d’attitude dont il parle est difficilement saisissable mais « introspectivement claire ». Il est donc incontestable que nous nous trouvons ici en présence d’une thèse de psychologie ou de sociologie, devant être examinée à l’aide des méthodes d’enquête ou d’interrogation que connaissent ces sciences.
d. L’explication par Mates de cette opposition d’attitudes est la suivante : il existe des énoncés tels que si l’on nous fournit des faits dans le but de les infirmer, nous considérons d’avance de tels faits comme irrelevants et nous introduirons les définitions nécessaires pour que les énoncés en cause deviennent également vrais en fait. De même, si quelqu’un n’est pas d’accord avec nous sur de tels énoncés, nous serons certains qu’il ne nous comprend pas et qu’il parle d’autre chose. Lorsqu’un sujet se comporte de telle façon envers une proposition, il la considère ou la traite alors comme analytique. Et Mates nous suggère même une méthode d’observation pour vérifier si un sujet donné présente une semblable attitude. Il propose de tester l’analyticité d’un énoncé pour un sujet donné au moyen d’une suite de questions, telles que la question n + 1 dépende de la réponse donnée à la question n, la forme de ces questions étant « Si tel ou tel état de choses se produisait, considéreriez-vous que l’énoncé S serait vrai ? » (les états de choses sont choisis de manière à constituer d’apparentes exceptions pour l’énoncé en cause). Mates estime que des critères empiriques pourraient ainsi se trouver probablement pour la plupart des notions considérées par Quine comme obscures et qui interviennent dans les différentes définitions de l’analytique et du synthétique.
5. Or, ces arguments de Benson Mates sont repris presque textuellement, quatre ans plus tard, par Grice et Strawson quand ces derniers entreprennent à leur tour de défendre la distinction en cause contre les attaques de Quine (« In Defense of a Dogma », Phil. Rev., 1956, pp. 141-158). Ces auteurs commencent, avec raison par nous rappeler qu’on peut attaquer une distinction comme étant vague (s’il y a beaucoup d’énoncés qu’on peut classer à la fois dans les deux classes, ou ni dans l’une ni dans l’autre), ou confuse (si en fait elle recouvre un ensemble d’oppositions différentes mais non distinguées), ou inutile, ou mal définie, ou inexistante. Ils se demandent alors si l’attaque de Quine porte sur un de ces points. Et quant à nous, nous pouvons ajouter que ce sont des enquêtes empiriques, et elles seulement, qui peuvent décider : (a) s’il existe beaucoup d’exemples que l’on ne parvient pas à classer dans l’une des deux catégories (b) si, en faisant reclasser le même matériel, on observe de multiples changements (ce qui montrerait que la distinction est confuse et comporte une multiplicité de critères différents) (c) si, en faisant faire systématiquement le classement avant de donner certains problèmes à résoudre, la rapidité et l’efficacité avec laquelle les problèmes sont résolus augmentent, diminuent ou restent constantes (ce qui fournirait quelque indication sur la question de l’utilité) (d) s’il y a possibilité ou impossibilité d’apprendre à manier la distinction à l’aide des explications communément données (ce qui montrerait que les définitions sont en effet mauvaises) et (e) s’il n’y a aucune différence d’attitude, en aucun contexte, envers les énoncés réputés analytiques et les énoncés synthétiques (ce qui montrerait que la distinction est en effet inexistante). Or, ce caractère non nécessaire et empirique des arguments qu’on peut donner dans pareille controverse est bien remarqué par Grice et Strawson puisqu’ils essaient de montrer l’existence en fait d’une distinction en imaginant la différence entre les réactions d’un individu à qui on dirait « Cet enfant de trois ans comprend les Principia Mathematica » et « Cet enfant de trois ans est un adulte » (devant la première assertion on sera incrédule ; on demandera des preuves ; et, si on est convaincu, on croira ; devant la seconde assertion on ne comprendra pas ; on demandera des explications ; et on conclura que l’on n’utilise pas le même langage). Et Grice et Strawson essayeront, comme Mates, de montrer que les définitions incriminées ne sont pas radicalement mauvaises puisque nous pouvons par leur moyen apprendre à quelqu’un qui ne la connaît pas la distinction entre l’analytique et le synthétique. Mais comment ne pas souligner qu’il ne suffit pas d’imaginer ces expériences mentalement pour les faire ? Si l’on est d’avis que les sujets réagiront autrement devant les deux espèces de propositions, il faut se donner la peine de poser la question à un nombre suffisant d’individus de tous âges et de toutes conditions, pour voir si réellement il en est ainsi. Si on est d’avis que les définitions sont utiles, il faut essayer d’apprendre la distinction par leur intermédiaire et analyser les conditions de cet apprentissage.
6. Jusqu’ici Strawson et Grice, comme Mates ne font donc que nous confirmer dans notre opinion sur le caractère empirique de la controverse. Ils y ajoutent cependant un nouveau thème qui nous intéresse également au plus haut point, puisqu’il est de nature génétique. Quine, dans la courte partie positive de son article avait en quelque sorte répondu par anticipation aux assertions de Mates et Strawson, sur le fait qu’il existe des énoncés au sujet desquels on considérera toute évidence contraire comme irrelevante. Quine affirmait, en effet, que tout énoncé est révisable et que seul l’ensemble de la science est confirmable ; mais, ajoutait-il, à l’intérieur de cet ensemble, différentes restructurations peuvent être entreprises dans le but de sauvegarder au maximum le système total, restructurations qui peuvent aussi bien frapper la partie logique que la partie physique de la connaissance. Or, en ce qui concerne cette question fondamentale, Strawson et Grice répondent :
(a) d’abord : est-ce vrai ? Peut-on imaginer des expériences qui nous feraient abandonner des lois logiques ?
(b) Ensuite, même s’il existe de telles expériences susceptibles de nous conduire à douter de la vérité des lois logiques, abandonnerons-nous de telles lois comme nous renonçons à une loi physique ou l’abandonnerons-nous autrement ?
(c) Inversement : apprenons-nous et acceptons-nous une loi logique de la même façon que nous acceptons et apprenons une loi physique ? En un mot : le devenir de l’analytique et du synthétique est-il semblable ? C’est au fond à cette question que se réduit le problème de l’existence ou de l’inexistence d’une attitude différente envers l’analytique et le synthétique, puisque l’attitude en question est toujours décrite comme une attitude envers le devenir des énoncés analytiques et synthétiques (envers leur acceptation ou envers leur abandon). On voit combien clairement ces auteurs posent le problème en termes d’épistémologie génétique, c’est-à -dire établissent une relation entre la signification et la genèse.
7. En examinant, d’autre part, une conférence de H. Feigl (« The Philosophy of Science of Logical Empiricism » ; Congrès de Phil. des Sciences 1954, Zurich, Exposés généraux, pp. 99-106) nous retrouvons, sous les arguments employés par cet autre défenseur de la dichotomie analytique synthétique, des considérations franchement empiriques (bien qu’il se défende lui-même, comme plusieurs des auteurs précédents, d’y recourir). Et ces considérations vont nous confirmer une nouvelle fois dans notre conviction sur l’utilité d’entreprendre un certain nombre de recherches sur la question.
Feigl commence par nous assurer que la dichotomie est utile. Utile dans quels buts ? Évidemment pour l’avancement de la connaissance. Et en particulier, pour la clarté de la pensée, pour la distinction entre induction et déduction, etc. Mais répétons que l’utilité intéresse autant, sinon davantage, le fonctionnement et le devenir de la connaissance que son seul statut de vérité.
Feigl continue en affirmant que la révolte contre la distinction est due au caractère vague et fluctuant du langage courant. Or, soit dit encore une fois, seule l’étude des raisons qui font douter certains de l’analycité de certaines propositions, peut nous apprendre quelque chose sur les causes de ce doute. Une recherche empirique seule peut nous l’apprendre.
Feigl ajoute que ceux qui prétendent que la classification n’est pas exhaustive, mais qu’il existe des intermédiaires, considèrent comme intermédiaires uniquement des énoncés ambigus. Est-ce vrai ? Seule une enquête concrète peut nous montrer si les sujets font ou ne font pas la distinction entre intermédiaires ambigus et non ambigus.
Enfin, Feigl conclut qu’on n’a jamais pu mettre en évidence un cas clair dans lequel une expérience nous forçait à abandonner une loi logique. Nous retrouvons ici la question soulevée par Quine et reprise par Grice-Strawson, concernant le devenir des lois logiques. Mais, il importe, à cet égard, de mettre en relation une remarque de Feigl avec la question essentielle posée par Grice et Strawson : apprenons-nous une loi logique de la même façon que nous découvrons une loi physique ? Feigl nous dit, en effet (p. 102) que l’applicabilité d’une certaine structure formelle, telle que la transitivité, à un ensemble de faits empiriquement donnés relève clairement d’un statut synthétique. Peut-être a-t-il raison dans le cas de sujets (physiciens, etc.) qui, d’une part, connaissent la transitivité en tant que structure formelle et qui, d’autre part, l’« appliquent » à des données de fait. Mais il reste à considérer le cas des jeunes enfants qui ne connaissent aucune des structures formelles en tant que formelles et qui les découvrent à l’occasion d’une manipulation des données empiriques. En ce dernier cas, il serait faux de parler d’« application » ou de structures formelles « appliquées » à des situations concrètes. C’est alors que la question Grice et Strawson se pose dans toute son acuité : ces enfants découvrent-ils la transitivité en tant que propriété des objets comme ils découvrent une loi physique ou au contraire le mode d’apprentissage de cette loi logique est-il différent ? Et si les modes d’apprentissage des lois logico-mathématiques et des lois physiques sont différents (ce que nous croyons : voir plus bas § 2), comportent-ils dès le départ une distinction fondamentale entre l’analytique et le synthétique ? Ce sont là encore des questions de fait.
8. Un article récent de Hao Wang (« Notes on the Analytic-Synthetic Distinction », Theoria 2-3, 1955, pp. 158-178) rejoint le premier point de Feigl en insistant sur le fait que la question préalable et centrale qu’il faut se poser dans cette controverse est celle-ci : que se passe-t-il lorsque l’on fait la distinction et en quoi consiste le changement lorsqu’on ne la fait pas ? Ce changement est-il grand ou minime ? Une telle distinction conduit-elle vraiment à éliminer la métaphysique ? Facilite-t-elle les controverses ? Comment vérifier les contextes dans lesquels il est utile et ceux dans lesquels il est nuisible de la faire ? On retrouve les questions de fait signalées à l’instant à propos du terme « utile ».
9. Mais si, comme nous venons de le voir, les défenseurs de la distinction, se placent constamment sur le terrain empirique, mais sans le reconnaître explicitement ni tirer toutes les conséquences que leur attitude implique, ne faut-il pas conclure que, malgré les apparences, ceux qui l’attaquent demeurent également sur ce terrain ou du moins se réfèrent implicitement à certaines questions de fait ?
Nous croyons qu’il en est partiellement ainsi. Il est possible que toute l’argumentation de Quine et de White, qui invoque la carence formelle de certaines définitions, présuppose (comme d’ailleurs l’ont vu plusieurs des auteurs que nous venons de commenter) le désir impossible à satisfaire de donner des définitions purement formelles d’entités peut-être empiriques (comme par exemple, la signification, la synonymie, etc.).
La conclusion à tirer de ce résumé des discussions actuelles entre logiciens sur la portée de la distinction entre l’analytique et le synthétique est donc qu’une recherche expérimentale sur un tel sujet serait de nature à les intéresser, puisqu’ils font eux-mêmes à l’occasion certains appels à des arguments de fait. Bien entendu une telle recherche ne préjugerait en rien de la valeur que pourrait revêtir cette distinction en une théorie formalisée, ni même de sa valeur dans la pensée des épistémologistes en tant que sujets connaissants : notre recherche se propose simplement d’établir si la distinction des liaisons analytiques et synthétiques est « naturelle » ou non, c’est-à -dire correspond à une opposition marquée dans la pensée en formation et dans celle des adultes non logiciens ou s’il existe entre ces deux sortes de liaison une série continue d’intermédiaires.
Mais avant d’aborder ces problèmes, il nous reste à en examiner la signification génétique, en nous plaçant cette fois au point de vue des psychologues eux-mêmes.
§ 2. La signification génétique du problème : La dichotomie de l’analytique et du synthétique coïncide-t-elle avec celle des connaissances logico-mathématiques et des connaissances physiques ?🔗
Nous venons de constater que, pour décider s’il y a continuité entre les jugements analytiques et synthétiques (Quine et White) ou discontinuité comme l’a soutenu l’empirisme logique, les partisans comme les adversaires de cette discontinuité (et chose curieuse les partisans plus encore que les adversaires) recourent à certains arguments empiriques. En particulier Grice et Strawson (comme d’autres membres de l’école d’Oxford, et avant tout Waismann) soulèvent les questions proprement génétiques du mode d’apprentissage des lois logiques et des lois physiques, de même que du devenir de l’analytique et du synthétique. Après avoir ainsi montré (ou plutôt simplement rappelé) que les questions psychologiques intéressent donc sur ce point les logiciens, il s’agit maintenant d’indiquer brièvement en quoi le problème soulevé par les logiciens de la continuité ou de la discontinuité entre l’analytique et le synthétique intéresse la psychologie.
L’intérêt psychologique du problème posé par Grice et Strawson, à savoir si les lois logico-mathématiques s’acquièrent de la même manière que les lois physiques, nous paraît évident puisque de nombreux travaux ont paru sur le mode de développement de ces deux variétés de connaissance chez l’enfant et que l’un des quatre auteurs de la présente étude s’occupe de cette question depuis plus de trente ans 4. Mais s’il existe ainsi des faits permettant de répondre partiellement à la question de Grice et Strawson, il n’est nullement certain que les données génétiques correspondant à la dichotomie du logico-mathématique et du physique éclairent par cela même le statut de la dichotomie de l’analytique et du synthétique et ceci pour des raisons susceptibles d’intéresser à la fois la recherche psycho-génétique et l’analyse logique. Il est donc sans doute utile d’exposer ces raisons, qui nous aideront à préciser notre propre problème.
Du point de vue génétique, il est possible de suivre pas à pas chez l’enfant la série des conduites qui aboutissent à la découverte et à l’utilisation de lois logico-mathématiques (telles que la transitivité ou encore la commutativité de l’addition de deux nombres), ainsi que la série des conduites aboutissant à la découverte d’une relation physique (par exemple que le poids d’un objet est indépendant de son volume). On peut alors faire l’hypothèse de la dualité de ces deux séries, et cela à tous les niveaux, mais en reconnaissant qu’elles sont d’autant moins différenciées l’une de l’autre que l’on remonte aux stades les plus primitifs, et que leur différenciation augmente avec le développement. On peut aussi faire l’hypothèse d’une filiation de la série logico-mathématique à partir de la série physique, en admettant alors un processus d’abstraction et de généralisation pour rendre compte du passage de l’une à l’autre, mais la question est en ce cas d’expliquer l’apparition de ce processus si (comme les faits semblent le montrer) le langage et l’éducation n’en sont pas seuls responsables. Il y a donc là un premier problème intéressant la psychologie comme l’épistémologie et sur la solution duquel les auteurs de la présente recherche ne sont d’ailleurs pas d’accord.
Mais le premier problème se double nécessairement d’un second. Il est facile de constater que, à certains niveaux de développement, les conduites de l’enfant d’où dériveront par filiation certaines coordinations indiscutablement logico-mathématiques, ne consistent pas encore en inférences pures, mais s’appuient longtemps sur des expériences proprement dites. Par exemple, l’enfant d’un certain âge n’admettra la commutativité, 3 + 2 = 2 + 3, que s’il peut vérifier par constatation l’équivalence des sommes, tandis que dans la suite cette égalité lui paraîtra évidente sans constatation. Mais la définition que l’empirisme logique nous donne de l’analytique (ainsi que du logico-mathématique, puisque, de son point de vue, les deux notions se recouvrent entièrement) est qu’un énoncé est analytique s’il est vrai de par la signification des termes qu’il comporte étant sous-entendu que cette vérité est alors tirée par inférence de ces significations. Or, dans les conduites de l’enfant auxquelles nous venons de faire allusion (et dont on donnera de nombreux exemples dans la suite), nous nous trouvons en présence, soit de la découverte d’une loi logico-mathématique en partant de constatations physiques 5, soit de conduites logico-mathématiques dès le départ, mais s’appuyant d’abord sur des constatations avant de devenir purement inférentielles. Dans les deux interprétations, le problème est alors de dissocier l’inférence et la constatation, et ce problème est d’une difficulté psychologique considérable parce qu’il existe une multitude de degrés dans l’inférentiel et parce qu’il est fort difficile (sinon impossible) d’atteindre un état qui serait caractérisé par la constatation pure.
On voit donc que par le fait même de poser le problème de l’analytique et du synthétique sur le terrain génétique, les termes de ce problème en sont assez profondément modifiés pour cette raison essentielle que l’on est alors obligé de les poser dans la perspective de l’action et d’opérations effectuées matériellement avant de pouvoir être intériorisées sous une forme symbolique. Tant que le problème se situe au niveau de la pensée adulte élaborée, l’opposition de l’analytique et du synthétique s’appuie sur celle du langage (instrument de la pensée hypothético-déductive) et de la perception (instrument de la constatation), entre lesquelles il n’y a ni filiation ni continuité. Mais sitôt que l’on généralise la question selon la dimension génétique, c’est-à -dire à des niveaux où l’action effective prime encore le langage, la difficulté est de traduire en termes d’actions les notions de logico-mathématique et de physique, ainsi que d’analytique et de synthétiques (ce que nous tenterons au chap. III au moyen d’un système de définitions appropriées). Et alors de nouveaux problèmes se posent, comme on vient de le voir, du fait que la dichotomie du logico-mathématique et du physique ne correspond plus nécessairement à celle de l’inférentiel pur et de la constatation.
Mais si cette extension du problème peut être intéressante pour l’épistémologie, elle l’est à coup sûr pour le psychologue. D’une manière générale, tout ce qui concerne les relations entre les structures logico-mathématiques et l’action intéresse la psychologie contemporaine, parce que ces relations sont de nature à éclairer la question toujours actuelle de savoir ce que la pensée doit au langage et à la vie sociale et ce qu’elle doit plus profondément aux coordinations de l’action elle-même. Mais, en second lieu, en centrant la question de l’analytique et du synthétique sur celle des relations entre l’inférence et la constatation nous touchons à un point sur lequel convergent de nombreux courants d’idées de la psychologie contemporaine. Partout où l’empirisme et l’associationnisme classiques nous avaient habitués à ne parler que d’enregistrements sensoriels ou perceptifs, de tâtonnements exclusivement orientés par les échecs et les réussites, bref de constatations à des degrés divers, nous sommes aujourd’hui beaucoup plus sensibles aux attitudes proprement actives du sujet : qu’il s’agisse des « hypothèses » dans le comportement sensori-moteurs d’animaux comme les rats, ou dans la perception en général, ou qu’il s’agisse des nombreux intermédiaires dont on commence à soupçonner l’existence entre la perception et la représentation, partout l’inférentiel tend à reprendre du terrain sur la constatation. En cherchant à serrer d’un peu près un problème qui met sans cesse en cause la relation entre ces deux termes, nous croyons donc servir la psychologie autant que l’épistémologie génétique.