Les Liaisons analytiques et synthétiques dans les comportements du sujet ()
Chapitre III.
Transposition du problème de l’analytique en termes génétiques
a
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§ 8. Introduction et définitions des schèmes et des significations🔗
L’étude des réactions d’adultes non-logiciens à un ensemble d’énoncés verbaux ne suffisant pas à fournir les solutions cherchées, il convient d’aborder l’analyse des données génétiques. Mais comme nous le constations déjà au § 2 cette généralisation du problème selon la dimension génétique soulève une série de questions nouvelles nécessitant en particulier l’adoption d’un jeu de définitions destinées à assurer la transposition des notions de l’analytique, etc., en termes d’action, et dont la mise au point exige un examen attentif.
Rien ne démontre, en effet, a priori que le problème des rapports entre l’analytique et le synthétique corresponde à ceux que soulèvent les relations entre certaines conduites ni même que l’analyse du devenir psychologique des vérités analytiques puisse élucider la question des relations entre l’analytique et le synthétique. Il est vrai que les différentes attitudes prises par les logiciens en ce domaine semblent comporter, consciemment ou non, certaines implications concernant ce devenir des vérités analytiques. Mais même si l’on parvient à un accord, nullement donné d’avance, sur l’hypothèse selon laquelle une affirmation concernant la nature de l’analytique impliquerait une affirmation concernant sa genèse, il pourrait subsister des désaccords quant à l’interprétation de cette genèse (même en cas d’accord sur sa description). En outre, comme il a déjà été dit au § 1, il n’est même pas certain que les données génétiques concernant le devenir des lois logico-mathématiques et physiques coïncident avec les données génétiques dont on aurait besoin pour étudier le devenir des énoncés analytiques et synthétiques.
Pour toutes ces raisons il est donc indispensable que nous commencions par clarifier notre problème en cherchant à justifier la traduction possible des problèmes logiques ou épistémologiques en problèmes génétiques, et, pour ce faire, en cherchant à mettre au point un jeu de définitions appropriées. Ces définitions, que nous ne présentons d’ailleurs nullement comme définitives, doivent simplement constituer, dans notre esprit, le point de jonction possible entre certaines questions épistémologiques et certaines questions génétiques, en même temps que le point de départ de nouvelles recherches possibles à l’usage du psychologue.
Examinons par exemple, pour mettre en évidence les difficultés de notre entreprise, la définition générale de l’analytique qui figure dans l’Introduction to Semantics de R. Carnap. Nous lisons (pp. 60-61) : « There is the concept of logical truth, truth for logical reasons, in contradistinction to empirical, factual reasons. The traditional term for this concept is analytica », et (p. 79) « A sentence of S3 is L-true in S3 if and only if it is true in such a way that its truth follows from the semantical rules of S3 alone » (la notion de L-vrai est, dans la terminologie de Carnap identique à celle d’analytique). L’auteur, qui exprime ici la position de base de l’empirisme logique, appelle donc analytiques les énoncés dont la vérité ne dépend que des règles sémantiques du langage auquel ils appartiennent.
Or, la réalité mentale est faite d’actions multiples, dont certes quelques-unes sont verbales, mais dont le développement ne peut être compris et décrit que comme le devenir de l’ensemble de la conduite, verbale et non verbale. Un problème concernant l’analyticité est donc sans signification génétique s’il n’est pas possible de retraduire en termes portant sur des actions la définition que nous venons de présenter. En particulier l’étude du devenir des vérités logiques chez les jeunes enfants et sur les sourds-muets non encore éduqués verbalement resterait impossible sans cet effort. Rappelons qu’en demeurant d’ailleurs fidèle au point de vue de l’empirisme logique, l’un de nous 1 a déjà cherché à fournir une traduction semblable de l’analyticité en termes d’actions, conscient de la nécessité d’une pareille tentative dans l’état actuel de l’épistémologie.
Il s’agit donc maintenant de définir un prédicat général « analytique » d’une façon telle que, si on l’applique à l’argument « énoncé » il coïncide avec la définition de l’analycité qu’on trouve dans le texte cité de Carnap. Comme seconde exigence nous essayerons d’étendre à l’action ce prédicat général, en limitant autant que possible l’indétermination du problème et nous éloignant le moins possible de la définition originale. Mais c’est là une entreprise complexe, puisque nos définitions doivent pouvoir s’appliquer aux conduites de tous les niveaux du devenir intellectuel, y compris aux actions d’enfants normaux très jeunes ainsi qu’à celles des sourds-muets.
Nous chercherons d’abord à traduire les termes d’« énoncé », « vérité », « signification » (ou règle sémantique), etc., en termes d’actions. Après quoi nous généraliserons. Mais, disons-le d’emblée (car nous touchons ici à un résultat essentiel de notre entreprise, qui est la reconnaissance de la pluralité des analytiques), cette généralisation peut, comme toujours, se faire dans différentes directions, notamment les deux suivantes :
1) Pour un sujet S un énoncé P est analytique si la croyance en P est déterminée pour S par la signification des termes qui y figurent.
2) Pour un sujet S un énoncé P est analytique s’il est inféré par S à partir de la signification des termes qui y figurent.
Cette distinction ne revêtira naturellement sa signification qu’en fonction du système d’ensemble de nos définitions. Mais nous l’indiquons dès maintenant pour faire saisir l’un des aspects de notre entreprise, laquelle tend à subdiviser ce qui est « analytique pour un sujet S » en deux classes distinctes, que nous appellerons l’« analytique I » et l’« analytique II ». Mais, tandis que l’un d’entre nous ne désire pas se prononcer sur ce qu’il faut entendre par « logico-mathématique », d’autres d’entre nous considèrent l’extension de cette notion comme plus large que l’analytique I et croient à un logico-mathématique initialement synthétique, parce qu’ils se refusent à considérer (avec Feigl, etc.) comme « appliquées » les actions logico-mathématiques portant primitivement sur des objets et cela avant qu’il existe aucune structure logico-mathématique « pure », ni même aucune différenciation entre des structures pures et leur application. D’autre part, l’analytique I est plus vaste que l’analytique II, puisque le mode de détermination de la croyance en P est laissé indéterminé dans le cas I, et peut ainsi prendre la forme d’une constatation, tandis que dans le cas II, le mode de détermination est limité à une inférence. L’un de nos problèmes centraux consistera donc à nous demander si, en fait, ces trois classes coïncident ou pas, ce qui revient à chercher dans quelle mesure le logico-mathématique coïncide avec l’analytique et s’il y a unicité ou pluralité d’analytiques.
Cela dit, venons-en à l’exposé de nos définitions. Il va de soi que nous limiterons celles-ci à celles qui seront à une utilité directe dans la discussion qui nous occupe. Nous considérerons donc comme indéfinissables (relativement au système qui suit), certaines notions d’usage courant, mais dont la définition soulèverait de trop nombreux problèmes psychologiques. Par exemple nous ne définirons pas la « conduite » en général à cause des difficultés que l’on connaît relativement aux frontières entre les activités mentales et les réactions physiologiques. D’autre part, nous limiterons dans ce qui suit la signification du mot « action » aux conduites intentionnelles, sans que cela nous lie pour l’emploi de ce terme en d’autres travaux des membres de notre équipe 2.
Df. 1. Est action toute conduite (observable extérieurement ; y compris par interrogation clinique) visant un but du point de vue du sujet considéré.
Critère. Modifier certains aspects de la situation, en laissant comparables les autres, et voir dans quelle mesure la conduite se modifie en vue de garder constante la probabilité d’atteindre l’effet.
Remarque (a). La modification de la conduite en réponse à une modification de la situation (voir Critère) apparaît comme une mesure compensatoire. D’autre part, le but que poursuit subjectivement l’action peut toujours s’exprimer en termes de satisfaction d’un besoin, c’est-à -dire à nouveau de mesure compensatoire pour combler une lacune momentanée (qu’il s’agisse simplement du besoin de « comprendre » ou de la poursuite d’un résultat utilitaire). De façon générale, on pourrait donc définir l’action comme une « rééquilibration de la conduite en cas de modification du milieu », et distinguer un certain nombre de niveaux d’action en termes de rééquilibration ou d’équilibre (des tâtonnements et autres formes de régulations jusqu’aux opérations proprement dites) 3. Cette définition générale, qu’il est inutile de développer ici, comprendrait la Df. 1 à titre de cas particulier.
Df. 2. Une action commence à un moment t si, avant ce moment t, une modification du milieu rendant improbable le fait d’atteindre un état e n’est suivi, dans la conduite, d’aucune mesure compensatoire, tandis que, après ce moment t, elle l’est.
Df. 3. Une action finit au moment t si, après t, les modifications du milieu diminuant la probabilité d’atteindre un état e, ou bien ne sont plus suivies de leurs effets, ou bien sont suivies par des retours vers e, atteint à  t.
Remarque (a). Les Df. 2 et 3 expriment à nouveau la notion de but en termes de rééquilibration.
Df. 4. Une action est minimale si, dans la situation où elle effectuée, aucune sous-conduite de cette conduite n’est action.
Remarque (a). Ce caractère minimal de l’action est relatif à la situation. Lever la main jusqu’à une certaine hauteur peut être une action minimale dans une situation S1 et une action composée dans une situation S2.
Df. 5. Une sous-action est n’importe quelle action qui fait partie d’une action composée (nous emploierons également les termes d’action coordonnée et de coordinations d’actions à la place de sous-actions et actions composées).
Critère. — Les critères employés pour distinguer les sous-actions et les actions composées seront indiqués à propos de la Df. 10.
Df. 6. Une action porte sur des objets si elle les transforme soit en modifiant leurs propriétés ou relations antérieures soit en ajoutant à celles-ci de nouvelles propriétés ou relations qui laissent les précédentes inchangées 4.
Remarque (a). Les relations dont il s’agit sont les relations entre les objets et les relations entre ceux-ci et le sujet. Psychologiquement il n’existe pas de relations entre les objets qui ne soient elles-mêmes dépendantes des relations entre ces objets et le sujet 5. Par exemple « A est plus petit que B » n’est vrai pour la perception globale que relativement à la distance d’observation entre le sujet et les objets A et B, aux seuils de discrimination, etc., et n’est vrai pour une analyse plus exacte que relativement à certaines opérations de mesure et à certaines constatations perceptives insérées par conséquent dans un cadre inférentiel.
Remarque (b). Du point de vue de la conduite (comparaisons perceptives et schématisation des actions), les propriétés d’un objet sont toujours des relations. Par exemple « cette herbe est verte » signifie, ou bien qu’elle est plus ou moins verte que x, ou bien qu’elle a la même couleur que y, z, etc. C’est la formulation verbale qui introduit la distinction entre les propriétés ou prédicats (fonctions à une variable) et les relations (fonctions à n > 1 variables).
Remarque (c). Pour tout ce qui intéresse la logique de l’action, l’important est ce qui, en chaque action, est transposable ou généralisable, c’est-à -dire son ou ses « schèmes ». Le fait essentiel d’où il convient de partir pour définir la signification des actions est, en effet, que les actions d’un sujet présentent, dès le niveau sensori-moteur antérieur au langage, certaines formes d’organisation partiellement isomorphes à la conceptualisation. Considérons donc l’ensemble des actions observées chez un sujet pendant une période limitée de son développement. Établissons d’autre part des classes d’équivalences de plus en plus larges entre ces actions, deux actions étant dites équivalentes lorsque le sujet établit les mêmes relations entre les mêmes objets ou entre des objets de plus en plus différents (y compris les relations entre ces objets et son corps). Ces classes d’équivalences seront naturellement en partie relatives à l’observateur, qui évalue du dehors la ressemblance entre les actions et qui en tire une classification (il partira, par exemple, des réflexes donnant lieu à un exercice consolidateur et généralisateur, comme la succion ; puis il classera les conduites dont la répétition comporte un élément d’apprentissage, comme d’amener à la bouche des objets à sucer ; puis il classera les actions équivalentes en tant que reposant sur une généralisation intentionnelle, comme dans l’utilisation du bâton ou autres instruments, etc.) mais cette classification sera « naturelle » dans la mesure où elle pourra suivre l’ordre des filiations par différenciation progressive des conduites (ce qui correspondra à des sous-classes graduellement élaborées au sein d’une classe d’équivalence plus générale) et surtout dans la mesure où la notion de classe d’équivalence traduira ce processus spontané qu’est l’« assimilation » par le sujet des objets les uns aux autres, c’est-à -dire la substitution d’un objet à un autre dans le cadre d’une même action leur étant appliquée successivement. C’est pourquoi la Df. 7 qui va introduire la notion de schème parle d’une « équivalence du point de vue du sujet ».
Df. 7. Le schème d’une action par rapport à une classe d’actions équivalentes du point de vue du sujet est la structure commune qui caractérise cette équivalence 6.
Critère. Il est déjà possible, par simple observation systématique, de déterminer jusqu’à quel point une action se généralise : on parlera, par exemple, chez un bébé de 12 à 18 mois, du « schème du support » dans le cas où pour attirer à lui un objet situé en dehors du champ de préhension, le sujet tire la couverture, etc., sur laquelle cet objet est posé. On procédera, d’autre part, par expérimentation en faisant varier les conditions, les objets (substituer un plateau à la couverture, etc.), et les relations (mettre l’objectif au-delà ou à côté du support pour contrôler la présence de la relation « posé sur »), de manière à déterminer le degré de généralisation du schème et les relations qui le caractérisent.
Remarque (a). Plus le sujet est développé (de l’enfance à l’âge adulte), plus un même acte concret est susceptible de correspondre à une pluralité de schèmes. Mais, d’une part, leur inventaire complet n’est pas indispensable pour analyser ceux d’entre eux auxquels nous nous intéresserons : par exemple, ce que nous désignerons sous le nom de « schème d’ordre » (caractères généralisables des actions d’aligner, de ranger par ordre de grandeur, etc.) peut être étudié indépendamment des nombreux buts poursuivis par le sujet, c’est-à -dire des schèmes plus restreints ou plus larges avec lesquels ce schème peut être en liaison. D’autre part, il est clair qu’avec un peu de patience une observation systématique du comportement du sujet permet, à tous les niveaux de développement, de déterminer quels sont les schèmes correspondant à l’une de ses actions (selon les critères indiqués).
Remarque (b). Il faut encore considérer comme constituant des schèmes : (1) l’intersection des schèmes, (2) l’union des schèmes et (3) la structure de l’ensemble des schèmes. Mais ces trois sortes de schèmes composés n’existent naturellement à titre de schèmes que s’ils sont élaborés et utilisés par le sujet lui-même et non pas seulement par l’observateur. Il convient à cet égard de ne pas tomber dans ce que l’on appelle le « sophisme du psychologue », c’est-à -dire l’attribution au sujet d’une structure dépassant son niveau et relative à celui de l’observateur.
Mais de tels schèmes composés s’observent en fait à tous les niveaux, d’une manière d’abord fort incomplète, puis avec un perfectionnement progressif. Une série de transitions s’observent notamment entre les schèmes d’action composés et les schèmes opératoires intervenant dès 7-8 ans dans la pensée conceptuelle de l’enfant (« groupements » d’opérations concrètes 7).
Df. 8. 8 L’extension d’un schème est la réunion des extensions des actions dont il est le schème. La compréhension d’un schème est ce schème lui-même.
Df. 8 bis. L’extension d’une action est l’ensemble des objets sur lesquels elle porte.
Remarque (a). La notion de l’extension d’un schème est peu claire car on ne sait pas toujours où s’arrête le champ des objets modifiés par une action. Mais l’intérêt de cette notion est secondaire, relativement à celle de la compréhension.
Df. 9. Du point de vue de l’observateur, la signification d’une action est l’ensemble des actions qu’elle rend possibles et l’ensemble de celles qu’elle rend impossibles.
Critère. Nous observons n répétitions de cette action dans des situations semblables ou modifiées systématiquement et constatons ce qui la précède et ce qui la suit. La contre-épreuve est fournie par la comparaison toutes choses égales d’ailleurs sans l’action en question.
Df. 10. Du point de vue d’un sujet S, la signification d’une action est l’ensemble des sous-actions dont ce sujet S la compose et l’ensemble des actions dont le même sujet la rend sous-action (les mots « action » et « sous-action » pouvant être remplacés respectivement par « coordination d’actions » ou « actions partielles ou coordonnées »).
Critère. La difficulté d’appliquer cette définition tient à ce qu’en principe une signification est nécessairement consciente (sauf à admettre l’existence de significations momentanément « inconscientes », par exemple dans le cas de symboles à significations dites refoulées, etc.). Il faudrait donc dire en principe, dans la Df. 10, « l’ensemble des sous-actions dont le sujet S la compose consciemment » et « l’ensemble des actions dont le même sujet la rend consciemment sous-action ». En effet, si les coordinations en jeu échappent à la conscience du sujet on ne voit pas comment elles détermineraient une signification pour lui. Malheureusement la conscience d’un sujet n’est pas observable et, même dans le cas de la solution d’un problème nouveau pour le sujet, nous en sommes réduits à chercher des critères indirects et objectifs permettant de parler d’« actes de compréhension », d’« insight », etc.
Pour ce qui est de la signification des actions, au sens de la Df. 1, il ne s’agit par contre pas nécessairement de problèmes nouveaux, mais d’actions courantes aussi bien qu’en voie de construction. Le seul critère dont nous disposons alors pour savoir s’il s’agit bien de sous-actions et de coordinations du point de vue du sujet et non pas seulement de l’observateur est le suivant : si les sous-actions a, b, c… (du point de vue de l’observateur) sont toujours réunies et dans le même ordre en une même action totale A nous n’avons aucune raison d’admettre qu’il s’agisse de sous-actions pour le sujet, tandis que si les coordinations sont mobiles (changements d’ordre avec même résultat, coordinations multiples, etc.) la Df. 10 devient applicable 9.
Remarque (a). Le critère d’application de cette Df. 10 montre qu’il existe un lien étroit entre la signification d’une action et son schème. En fait, l’ensemble des sous-actions dont un sujet compose une action en tant que totalité coordonnée et l’ensemble des actions coordonnées dont le sujet rend sous-action l’action en cours d’exécution ne sont pas autre chose que le système des schèmes dont dispose le sujet au cours de ces compositions.
Remarque (b). Il est donc vain de chercher à définir la signification d’un schème. Envisagé en compréhension, le schème n’« a » de signification que pour l’observateur : pour le sujet, il « est » signification puisqu’il est (Df. 7) le système des relations caractérisant une action sous sa forme généralisable (y compris les schèmes composés, cf. Df. 7 Rem. b, en particulier la forme 3 impliquée par la Df. 10).
Df. 11. La signification d’un objet A pour un sujet S dans une situation T est l’ensemble des actions de S qui lui sont applicables en T.
Critère. Nous constaterons l’ensemble des actions de S en présence de A dans la même situation T et dans d’autres situations variées systématiquement, en prenant sur S suffisamment d’observations. Même expérience sur d’autres sujets mais en mettant l’accent sur le nombre suffisant d’observations par sujets plus que sur celui des sujets.
Remarque (a). On reconnaît à nouveau le rôle du schème dans la signification : parmi l’ensemble des actions de S applicables à  A en T1, T2, etc., il en est d’occasionnelles et de plus générales. Or, le degré de généralité de l’action considérée est simultanément l’indice de l’importance de cette signification pour le sujet S et l’indice de la présence d’un schème stable.
Mais, en plus des schèmes simples, il importe de considérer les schèmes composés (Df. 7 Rem. b), pour autant naturellement que cette composition est due au sujet lui-même. On pourra donc dire que :
Df. 11 (2). Au sens large, la signification d’un objet pour un sujet dans une situation donnée est l’union ou l’intersection ou la structure des schèmes des actions qui sont appliquées à cet objet dans cette situation.
Df. 11 (3). Au sens absolu, la signification d’un objet est l’union, l’intersection ou la structure des significations de cet objet pour différents sujets dans différentes situations.
Remarque (b). Cette dernière définition 11 (3) est bien peu utile, étant donné le caractère hétérogène des classes ainsi créées. Elle soulève cependant de façon suggestive le problème (auquel nous ne chercherons pas de solution) de savoir ce qu’est un objet indépendamment des relations de signification qui l’unissent aux différents sujets, donc des actions possibles exercées par les sujets sur cet objet.
Df. 12. La signification d’un énoncé dans une situation donnée pour un sujet donné est l’ensemble des actions que son émission ou sa réception rend possibles ou impossibles.
Remarque (a). On constate que cette Df. constitue un simple cas particulier de la Df. 9, dans le cas où l’action se réduit à une énonciation. Nous pouvons donc distinguer ici, comme dans le cas des actions en général, l’union, l’intersection et la structure.
La signification d’un terme est, par contre, bien plus difficile à déterminer que celle d’un énoncé parce que l’on ne peut guère soutenir qu’une suite claire d’actions corresponde à un terme qui, par sa nature, ne figure jamais isolément. Disons donc, en demeurant pleinement conscient des difficultés que :
Df. 13. La signification d’un terme est l’ensemble des modifications produites, dans la signification des énoncés où il peut figurer, par la substitution de ce terme à un autre.
Critère. Dans l’impossibilité de considérer l’ensemble des énoncés et l’ensemble des substitutions on devra se contenter de nombres restreints, d’où les difficultés connues quant aux notions de synonymie, etc.
Remarque (a). Le lecteur constatera que les Df. 1-13 représentent un effort pour généraliser la notion de signification aux actions en général, tout en retrouvant à titre de cas particuliers des définitions de la signification des énoncés et des termes qui ne s’éloignent pas de l’usage courant.
Df. 14. Un concept est la compréhension de la signification d’un terme.
Remarque (a). Par voie de conséquence, un concept est une forme particulière de schème (simple ou composé) lié aux actions d’énoncer.
§ 9. Définitions des propriétés de type I et de type II🔗
Ordonner, classer ou compter des objets sont évidemment des actions exercées sur ces objets (ce qui ne signifie pas, il va de soi, que l’on ne puisse construire, sans les appliquer à des objets physiques, des relations d’ordre, des classes ou des nombres). Lorsqu’il s’agit de jeunes enfants, ces actions d’ordonner, de classer ou de dénombrer s’accompagnent d’abord presque toujours d’une manipulation d’objets physiques. À un niveau un peu plus élevé le sujet peut ordonner, classer ou compter ces mêmes objets physiques, mais en se contentant de les regarder, sans manipulation. Plus tard il lui suffira de les imaginer (l’action portant alors sur les signifiants que sont les signes graphiques ou les images mentales, etc.). À un niveau supérieur, enfin, le sujet deviendra capable de constructions opératoires « pures », c’est-à -dire sans contenu se référant à des objets physiques. Sans avoir à décider ici à partir de quelle frontière les actions intériorisées en opérations ne portent plus sur ces objets physiques et deviennent susceptibles d’un fonctionnement purement formel, il est patent qu’aux deux premiers des niveaux indiqués à l’instant, ordonner, classer et compter constituent encore des actions portant sur de tels objets.
Cependant, il existe une différence importante entre ce genre d’actions et d’autres formes d’actions (telles que de faire un soulier ou de cuire une omelette). C’est ce que ces diverses actions ont en commun et ce en quoi elles diffèrent que nous voudrions chercher à exprimer maintenant, car une telle distinction touche de près celle de l’analytique et du synthétique dans le domaine de l’action.
Df. 15. Une propriété est dite introduite par une action dans un objet si cette action est condition nécessaire du fait que cet objet possède cette propriété.
Critère. Les techniques servant à vérifier si A est condition nécessaire de B (mais étant entendu qu’il convient de les probabiliser pour autant que « condition nécessaire » ou détermination, etc., seront pris dans un sens probabiliste) sont applicables sans plus dans tous les cas où l’action modifie les propriétés antérieures de l’objet (voir plus bas Df. 17). Par contre, si l’action enrichit simplement l’objet d’une propriété qu’il ne possédait pas et qui s’ajoute aux précédentes sans les modifier (voir Df. 16), ces techniques sont à compléter selon la dimension génétique de la façon suivante. La question étant, par exemple, de savoir si une collection comporte des classes et des sous-classes avant d’avoir été classée, un ordre avant d’avoir été ordonnée et un nombre avant d’avoir été dénombrée, seule la comparaison détaillée de la manière dont cette collection est perçue et conçue par le sujet avant les actions en question et après l’exécution de ces mêmes actions nous renseignera sur ce que ces actions ont ajouté aux propriétés antérieures de l’objet. Or, cette comparaison demande une analyse d’autant plus détaillée qu’il s’agira de reconstituer la perspective du sujet sans la déformer sous l’influence de celle de l’observateur (voir le critère de la Df. 16).
Df. 16. Nous dirons qu’une propriété de type I est introduite par une action dans l’objet (singulier ou collectif) quand cette propriété ne modifie pas les propriétés antérieures de cet objet.
Exemples. Donnons quelques exemples avant de fournir le critère et les commentaires, de manière à prévenir les malentendus qui peuvent être nombreux sur cette question centrale. Dénombrer une collection de solides discontinus sera dit introduire en elle une propriété de type I (le nombre), tandis que modifier la collection par adjonction ou suppression d’éléments ne consiste pas introduire une propriété de type I. Or, le langage courant attribue dans les deux cas le nombre à la collection elle-même, que ce nombre soit conservé ou modifié. On pourrait donc considérer ce nombre comme solidaire des propriétés physiques de l’objet. Mais il est clair que l’équivoque provient ici de la confusion entre le point de vue du sujet, qui enrichit la collection d’une propriété nouvelle en la dénombrant, et le point de vue de l’observateur (observateur par rapport au sujet et à la collection réunis), qui parle du nombre d’une collection comme si ce nombre existait avant que le sujet l’ait dénombrée. En réalité le sujet, en dénombrant la collection, n’a pas modifié les propriétés antérieures de celle-ci, tout en transformant cette collection en tant qu’objet (Df. 6) par l’adjonction d’une propriété nouvelle de type I, tandis qu’en modifiant la collection par adjonction ou suppression d’éléments on en modifie les propriétés physiques antérieures (et ceci reste vrai que l’on ait dénombré ou non ces éléments, puisque, dans le second cas l’action consiste non pas à dénombrer, mais à modifier la quantité physique des éléments).
Il en est de même de l’action de classer, etc. : introduire des classes en une collection ne consiste pas à modifier ses propriétés antérieures (grandeurs, couleurs, formes des éléments, etc.), mais à leur ajouter un système de cadres qui n’existaient pas comme tels avant qu’un sujet ne les construise.
Critère. Comme on l’a déjà vu (Df. 15 : critère) l’introduction d’une propriété de type I par une action dans un objet est attestée par la comparaison entre ce que le sujet percevait et concevait de l’objet avant l’action considérée et ce qu’il en perçoit et conçoit après cette action. En particulier une propriété de type I se reconnaît au fait qu’elle ne peut pas donner lieu à une lecture perceptive primaire (c’est-à -dire à une perception directe sans activités perceptives, comme un enregistrement perceptif au tachistoscope approximativement indépendant des effets de succession temporelle, c’est-à -dire de l’influence des expériences antérieures). Ceci ne signifie d’ailleurs pas que les propriétés pouvant donner lieu à une lecture perceptive primaire appartiennent entièrement à l’objet, car cette lecture donne lieu à des déformations systématiques ne pouvant être corrigées que par une construction opératoire solidaire du système des interprétations.
Remarque (a). Ce dernier fait met en évidence la difficulté principale de notre Df. 16 on plutôt de son critère d’application : l’introduction d’une propriété de type I ne modifie pas les propriétés antérieures de l’objet, donc les propriétés antérieures « objectives », mais elle peut modifier les propriétés antérieurement attribuées par erreur à l’objet, autrement dit les déformations « subjectives ». Or, cette remarque est d’autant plus importante qu’en réalité le progrès des connaissances ne procède en général pas par voie purement additive : l’adjonction d’une propriété nouvelle à un objet de connaissance aboutit dans la plupart des cas à la correction d’une déformation antérieure (en tant que la succession des actions et opérations du sujet décrit un processus de décentration progressive sans que leurs résultats donnent lieu à une simple superposition cumulative). L’application du critère indiqué ne doit donc pas être entendue comme si la comparaison entre l’état e1 avant l’action considérée, et l’état e2 après cette action, pouvait sans plus s’exprimer par l’équation e2 − e1 = propriété de type I. En fait, les propriétés attribuées à l’objet dans l’état e1 sont de nature X + P où X = propriétés objectives et P déformations subjectives (les transformations non-compensées du système perceptif ou représentatif applicable à l’objet) ; à supposer qu’il n’y ait plus de déformations subjectives en e2 mais seulement des propriétés objectives Y : on aura donc Y — X = propriété de type I (et non pas Y — X − P car P ne se conserve pas mais tend alors vers 0).
Remarque (b). On pourrait, dans la Df. 16, substituer aux termes « introduire une propriété (de type I) dans l’objet » les termes « attribuer à l’objet une nouvelle signification (de type I) », puisque la signification d’un objet (Df. 11) se définit précisément en termes de schèmes d’action. Le réaliste affirmera alors que l’objet est distinct de l’ensemble de ses significations. L’opérationnaliste pur identifiera au contraire l’objet avec l’ensemble de ses significations. Les deux thèses étant représentées dans notre équipe, nous ne voudrions pas prendre parti.
Remarque (c). De même, on pourrait, dans la Df. 16 substituer au terme « propriété de type I » les termes « nouvelles relations entre le sujet et l’objet », tandis que les propriétés de type II (voir plus bas Df. 17) seraient relatives aux modifications de l’objet lui-même. Seulement comme nous l’avons vu à propos de la Df. 6 (Rem. a et b), il est difficile de distinguer psychologiquement les propriétés et les relations, ainsi que les modifications des relations entre l’objet et le sujet et les modifications de l’objet lui-même (ou des relations entre les objets). On peut se demander, en effet, si les propriétés de l’objet que l’on voudrait opposer aux relations entre l’objet et le sujet ne comportent pas elles aussi des relations entre l’objet et le sujet, mais d’un niveau simplement plus élémentaire : d’un niveau perceptif, par exemple, auquel cas on les distingue facilement de relations plus tardives entre l’objet et le sujet (telles les relations logico-mathématiques), mais seulement par le fait que les relations perceptives élémentaires paraissent données, tandis que plus une relation entre l’objet et le sujet est de niveau élevé mieux sa construction est apparente parce que plus lente et plus complexe. En bref, on peut admettre (ce qui n’engage que certains d’entre nous et pas toute l’équipe) qu’à tous les niveaux l’objet est assimilé à certaines structures du sujet, de telle sorte que les relations entre l’objet et le sujet sont comme « projetées » dans l’objet sous forme de propriétés : en ce cas la substitution de « relations entre l’objet et le sujet » à « propriétés de type I », discutée en cette Rem. (c), serait inopérante.
Df. 17. Nous, dirons qu’une propriété de type II est introduite par une action dans un objet (singulier ou collectif) quand cette propriété modifie les propriétés antérieures de cet objet.
Exemples. Modifier la position, la forme, la composition physico-chimique, etc., d’un objet.
Critère. Ici le critère de la Df. 15 s’applique d’une manière simple.
Remarque (a). Il n’existe aucune raison pour que certaines actions envisagées globalement, ne soient pas mixtes, c’est-à -dire n’introduisent pas simultanément dans l’objet des propriétés de type I et de type II. Si, en présence d’un ensemble de plots de volumes et de poids inégaux, distribués au hasard, un enfant les ordonne du plus grand au plus petit en les regardant simplement, il n’introduit alors par son action qu’une propriété de type I. Mais s’il les manipule et, pour les ordonner, est obligé de les aligner horizontalement ou de les superposer en une tour en équilibre, il introduit alors simultanément un ordre (type I) et une modification de la forme de l’objet collectif (ainsi qu’une modification des sustentations, etc.), c’est-à -dire un ensemble de propriétés de type II. Cette forme d’actions mixtes est d’autant plus fréquente que le sujet est de niveau intellectuel plus élémentaire, mais la distinction entre les propriétés de type I et de type II n’en conserve pas moins son intérêt entier du fait que les premières se différencient de plus en plus au cours du développement et du fait que, même aux niveaux où elles sont peu différenciées des secondes, elles ne leur sont pas moins irréductibles.
Remarque (b). Lorsqu’un enfant a besoin de manipulations pour introduire dans un objet des propriétés de type I (par exemple lorsqu’il a besoin de modifier les positions spatiales des éléments d’une collection pour les classer, les ordonner ou les dénombrer), il importe encore d’établir dans quelle mesure il cherche à modifier l’objet pour en étudier les propriétés spatiales ou physiques (type II) et dans quelle mesure il n’utilise les réarrangements spatiaux qu’à titre symbolique (comme les cercles d’Euler pour le débutant en logique).
Df. 18. Nous dirons que le résultat d’une action est relatif à un schème lorsque ce résultat consiste en l’introduction d’une propriété de type I dans l’objet sur lequel a porté cette action.
Df. 19. Le résultat d’une action est dit relatif à l’objet lorsque ce résultat consiste en l’introduction d’une propriété de type II dans l’objet sur lequel a porté cette action.
Remarque (a). Il va de soi que le schème auquel se réfère la Df. 18 peut être composé (intersection, réunion ou structure) aussi bien que simple. Il va également de soi que la modification des propriétés antérieures de l’objet, laquelle atteste l’introduction d’une propriété de type II, n’exclut en rien que la même action ait introduit par ailleurs des propriétés de type I dans le même objet (auquel cas son résultat sera aussi, dans cette mesure, relatif à un schème). C’est ainsi que, si l’on peut dénombrer une collection sans en modifier les propriétés antérieures, on ne peut pas fabriquer un soulier sans y introduire de l’ordre, des mesures, etc., c’est-à -dire un ensemble de propriétés de type I surajoutées à celles de type II.
Remarque (b). Ces Df. 18 et 19 sont destinées à dissiper les malentendus qui pourraient subsister à propos des Df. 16 et 17 dans l’esprit du lecteur non habitué au point de vue génétique, c’est-à -dire à l’idée d’une structuration progressive de l’objet en fonction des actions du sujet, et habitué au contraire au point de vue réaliste selon lequel les objets sont ce qu’ils sont pour l’observateur adulte et scientifiquement informé. De ce dernier point de vue, il existe (1) des actions qui modifient uniquement les relations entre le sujet et l’objet et (2) des actions qui modifient l’objet lui-même. Or, c’est bien une distinction de cette sorte que nous désirons exprimer en introduisant les Df. 18 et 19. Mais, si nous ne nous contentons pas de cette dichotomie simple entre les « relations entre le sujet et l’objet » et l’« objet lui-même » et si nous y ajoutons les Df. 16 et 17, c’est que l’enfant, pour découvrir les « relations entre le sujet et l’objet », est obligé d’agir et d’expérimenter sur l’objet lui-même. C’est au cours de ces actions et de ces expériences sur les objets qu’il découvre les relations logico-mathématiques, et il les découvre en croyant les tirer de l’objet comme tel alors qu’il les abstrait en fait des actions elles-mêmes qui portent sur ces objets. Tel est le sens génétique de la notion des propriétés de type I (Df. 16) et de celle des actions dont le résultat est relatif à un schème (Df. 18).
Df. 20. Nous appellerons logico-mathématique toute action susceptible d’introduire des propriétés de type I dans les objets 10.
Remarque (a). Les actions introduisant des propriétés de type I dans les objets ont un résultat relatif à un schème, ce qui revient à dire que la vérité du résultat de ces actions a pour condition nécessaire la signification des actions qui les composent. Mais, dans le sens large où nous prenons ici le terme de logico-mathématique, cette condition n’est pas suffisante (par exemple dénombrer une collection n’a pas pour condition suffisante la signification des entiers, puisqu’il s’agit de les mettre en correspondance avec les objets constituant les membres de cette collection). Cette Df. est donc plus large que celle que nous donnerons de l’analytique I où la signification des actions composées est condition nécessaire et suffisante de la vérité du résultat.
Remarque (b). Les termes « susceptibles d’introduire » sont destinés à mettre en évidence ce fait essentiel que, si les actions logico-mathématiques peuvent porter sur des objets (et portent même toujours sur des objets aux niveaux élémentaires du développement), elles peuvent aussi aux niveaux supérieurs fonctionner sans objets ou symboliquement, comme c’est le cas des constructions opératoires de la logique et de la mathématique pures. Mais, même en ces derniers cas, on peut toujours imaginer quelque objet auquel ces constructions seraient applicables (l’histoire des sciences abonde en exemples d’applications imprévues et souvent tardives de constructions d’abord purement formelles).
Remarque (c). À partir du niveau de développement où les actions logico-mathématiques peuvent fonctionner sans objets, il est légitime de parler de mathématiques « pures » et de mathématiques « appliquées ». Aux niveaux élémentaires ce dernier terme serait d’un emploi équivoque, puisqu’il n’y a pas alors application aux objets d’une structure préalable, mais bien construction des structures au cours des actions portant sur les objets (et avec sans doute, mais sans que nous ayons à nous prononcer ici sur cette question, abstraction à partir de ces actions et non pas à partir de l’objet).
Remarque (d). La Df. 20 se contente du terme indéterminé « toute » action, sans préciser si, dans le cas d’une action envisagée globalement, il s’agit des sous-actions (ou actions coordonnées) ou de l’action en tant que coordination des sous-actions. Nous désirons nous borner ici à indiquer que, dans le cas des actions mixtes (Df. 17 Rem. a), ce ne sont pas les mêmes parties de l’action (coordination comme telle ou actions coordonnées) qui introduisent dans l’objet les propriétés de type I et celles de type II. L’un de nous a développé ailleurs 11 l’hypothèse selon laquelle les propriétés logico-mathématiques correspondent aux coordinations générales de l’action, tandis que les propriétés physiques correspondent aux actions particulières se différenciant en fonction des objets (avec, dans le premier cas, abstraction à partir de l’action et, dans le second, abstraction à partir des objets). Mais nous ne voulons pas soulever ici le problème et préférons le laisser ouvert.
Df. 21. Nous appellerons physique toute action dont le résultat est relatif à l’objet.
Remarque (a). L’histoire des sciences montre que si les disciplines logico-mathématiques se sont différenciées toujours davantage par rapport à l’action portant sur des objets, la connaissance physique est au contraire de plus en plus solidaire de l’appareil logico-mathématique servant à la structurer. Dès ses formes les plus élémentaires, on peut se demander (Df. 17 Rem. a) si l’action introduisant des propriétés de type II dans l’objet ne s’accompagne pas toujours d’actions introduisant des propriétés de type I. Sans avoir à discuter ici cette question, bornons-nous à remarquer que si les propriétés logico-mathématiques sont liées aux coordinations générales de l’action et les propriétés physiques aux actions particulières différenciées en fonction des objets, cette hypothèse rendrait compte, non seulement de l’autonomie progressive des structures logico-mathématiques (Df. 20 Rem. a), mais encore de la subordination graduelle des connaissances physiques à ces structures, puisqu’une coordination générale peut donner lieu à une abstraction se libérant des actions particulières tandis que celles-ci ne peuvent être développées sans coordinations.
§ 10. Les définitions de l’analytique et du synthétique🔗
On aura reconnu dans les Df. 16 à 21 un effort pour préparer des définitions exprimant en termes d’action la distinction du logico-mathématique et du physique ainsi que celle de l’analytique et du synthétique.
Df. 22. Est proposition pour un sujet tout ce qui est tenu par ce sujet comme susceptible d’être vrai ou faux 12.
Remarque (a). Il existe sur la nature de la proposition une multiplicité d’opinions 13, qui se répartissent dans les grandes classes suivantes : (1) proposition égale énoncé ; (2) proposition égale jugement ; (3) proposition égale fait ; (4) proposition égale une classe de (1), (2) ou (3) ; (5) proposition égale contenu de (1), (2) ou (3) ; (6) proposition égale objet de (1), (2) ou (3). Or, toutes ces opinions conduisent à des difficultés si nous appliquons les deux critères suivants : (a) une proposition est ce qui est susceptible d’être cru, nié ou mis en doute ; (b) l’inférence est la déduction d’une proposition à partir d’une autre. Soumise à ces critères, la définition que nous adoptons ici (conforme à celle de Wittgenstein mais en introduisant la référence à un sujet) n’est pas non plus à l’abri de toute difficulté, mais elle semble la moins douteuse.
Remarque (b). Il convient de se rappeler que ces définitions doivent entre autres pouvoir s’appliquer à des comportements non verbaux (sourds-muets et jeunes enfants). Dans la liste des définitions suggérées pour la notion de proposition, seule la référence au « jugement » convient à cet égard 14. Aussi adopterons-nous comme critère de la Df. 22 le critère habituel du jugement (celui que Krechevsky, notamment, utilise pour déceler l’existence d’« hypothèses » chez les rats) : si dans une situation donnée un sujet, après avoir esquissé différentes actions, s’engage dans une action déterminée, et si, dans une suite de situations semblables au cours de la même suite d’actions le sujet continue à présenter ce même genre de choix, nous dirons qu’il y a eu jugement et que le contenu de ce jugement correspond au résultat poursuivi par l’action. On peut alors appeler proposition le contenu de ce jugement.
Df. 23. Pour un sujet, considéré à un moment donné, une proposition s’accompagne de croyance si ce sujet agit selon cette proposition.
Remarque (a). Dans ce sens du terme « croyance » il n’y a donc pas de degrés de croyance : le sujet agit selon sa proposition ou n’agit pas selon elle.
Critère. Si nous connaissons les buts poursuivis par le sujet, les propositions selon lesquelles il agit correspondent aux propriétés qu’il attribue au milieu pour que son action maximalise la probabilité d’atteindre ces buts.
Df. 23 bis. Une proposition est tenue pour vraie si elle s’accompagne de croyance. Une proposition est tenue pour fausse si, après qu’elle ait donné lieu à une esquisse d’action, cette action est écartée.
Remarque (b). Le langage que nous adoptons ici pour être compris des logiciens pourrait donner lieu auprès des psychologues à de graves malentendus qu’il importe d’écarter. « Agir selon une proposition » ne signifie nullement, en effet, qu’il y ait d’abord, dans l’esprit du sujet, une proposition, puis ensuite, dans son comportement une action dérivant de celle-ci. Il y a au contraire actions dès le départ, avec hésitation possible entre plusieurs actions, choix, etc., et les propositions ou jugements ainsi que les croyances ne sont que des aspects particuliers de ces actions. L’action, comme on l’a vu (Df. 6) ne porte sur des objets que si elle transforme ceux-ci dans leurs propriétés ou leurs relations. L’action introduit donc dans les objets ces propriétés de type I et II (Df. 15-19), ce qui revient à dire qu’elle établit entre eux des relations, ainsi qu’entre eux et le sujet, et qu’elle leur attribue des significations. Une proposition (Df. 22) n’est pas autre chose que cette attribution de propriétés ou de significations (cf. Df. 16 Rem. b et c) et la croyance n’est pas autre chose que l’adhésion (marquée par l’action) à cette attribution, autrement l’engagement qui résulte de l’action. Proposition, croyance et action sont donc les trois aspects concomitants d’une même réalité et non pas les phases successives d’un processus causal. On ne saurait sans doute, en particulier, lier les « propositions » à la perception seule, conçue comme précédant l’action : une perception primaire n’est en elle-même ni vraie ni fausse, et la « proposition » en tant que jugement ne s’élabore probablement que dans la mesure où la perception est intégrée dans une action comportant un facteur de motricité (ce qui est déjà possible au niveau des « activités perceptives »).
Df. 24. Un sujet croit plus ou moins à une proposition selon le genre, le nombre et la résistance des obstacles qu’il est disposé à vaincre pour continuer son action selon cette proposition.
Remarque (a). En plus de la dichotomie « action ou non-action » (Df. 23 Rem. a), il existe donc des degrés de croyance, constituant, non pas des quantités scalaires, évaluables ordinalement de 0 à  1, mais des quantités vectorielles, comportant plusieurs dimensions. — Il est d’ailleurs à remarquer que la dichotomie propre à la Df. 23 demeure relative à l’observation « macroscopique » : pour une analyse plus fine il existe, en plus du déclenchement ou du non-déclenchement de l’action extérieure toute une gamme d’activations ou d’esquisses d’actions, non observables de l’extérieur (et correspondant par exemple à des efférences franchissant successivement divers relais sans atteindre la périphérie elle-même).
Df. 25. Une croyance est dite provoquée par constatation si elle a pour condition nécessaire un contact perceptif adéquat avec un objet (le terme de contact signifiant que cet objet intervient dans l’un des champs sensoriels du sujet au moment du déclenchement de la perception).
Exemples. La lecture d’un poids est une constatation. On constate également que le nombre d’une collection est n si l’on a compté soi-même sans se référer à des communications d’autrui ni à un pur calcul.
Critère. Le critère est fourni en partie par la description du terme « contact ». Quant au terme « adéquat » il a été introduit dans la Df. pour opposer la perception réelle et attentive aux cas où une perception inattentive semble au sujet être la source d’une constatation alors qu’il s’agit d’une pseudo-constatation due à la suggestion, à la croyance collective, etc. (par exemple un sujet croit constater qu’une collection présente un certain nombre d’éléments alors que ce nombre lui a été indiqué auparavant par autrui, un facteur de suggestion étant alors responsable de la croyance). En fait, la démarcation est souvent difficile à faire : les partisans des rayons N ont longtemps cru en constater l’existence. Même si une théorie est exacte elle peut influencer les constatations : le dénombrement (assez difficile en fait) du nombre des chromosomes visibles en une préparation microscopique est souvent influencé par la théorie de la constance de ce nombre ; etc. Nous ne pourrons donc jamais dire qu’avec une certaine probabilité qu’une croyance est provoquée par une constatation.
Remarque (a). Il est surtout à noter que la Df. 25 se borne à faire du contact perceptif une condition nécessaire de la croyance par constatation et non pas la condition suffisante. Si l’on appelle « constatation pure » une proposition dont la vérité (Df. 23 bis) aurait pour condition suffisante un contact perceptif, il est même possible qu’il n’existe jamais de telles entités, parce qu’une part d’inférence intervient peut-être toujours dans l’élaboration d’une proposition accompagnée de croyance. Nous désirons donc laisser ouverte la question de savoir s’il existe jamais des constatations pures ou des croyances provoquées uniquement par contact perceptif (dont ce contact ne serait pas seulement condition nécessaire mais encore la condition suffisante).
Remarque (b). Quant à ce qu’est l’inférence, nous allons maintenant nous essayer à la définir. Mais il importe au préalable de rappeler la difficulté d’une telle entreprise, de manière à faire accepter la définition dont nous devrons nous contenter.
À première vue, on peut distinguer une définition causale (non pas purement causale mais enveloppant la causalité) et une définition purement logique de l’inférence : (1) la croyance b est provoquée par inférence s’il existe une croyance a qui est condition suffisante du fait que le sujet a la croyance b ; (2) la croyance b est provoquée par inférence à partir de la croyance a si a implique b et si le sujet a conscience de cette implication.
La définition causale est insuffisante puisqu’on ne spécifie pas par quel processus la croyance a a produit la croyance b : ce processus peut comporter un aspect de composition logique en tant que la proposition qui accompagne la croyance a entraîne la proposition qui accompagne la croyance b ; mais il peut aussi être irrelevant ou même émotif.
La définition logique ne convient pas davantage parce qu’on présuppose une logique absolue préalable à l’activité d’inférence.
On constate, d’autre part, que certaines définitions de la proposition (Df. 22 Rem. a) sont compatibles avec la définition causale de l’inférence, tandis que d’autres ne le sont qu’avec la définition logique. Nous devons donc spécifier, sans nous lier par des règles préalables le genre d’activité relative à la croyance a qui doit être condition suffisante de la croyance b pour qu’il y ait inférence. Or, d’après les Df. 23-24, une croyance est une disposition à agir d’une certaine façon devant certains objets, c’est-à -dire, selon notre terminologie, qu’elle est l’expression d’un schème (Df. 7). Le problème devient donc : quelles sont, chez un même sujet, les actions de schèmes antérieurs qui produisent d’autres schèmes et que l’on puisse considérer comme des inférences ? Nous croyons qu’il faut imposer deux conditions :
(1) Il faut que la disposition à agir résultante soit obtenue par mise en relation de dispositions à agir prémisses et uniquement par elles.
(2) Il faut que la disposition à agir résultante soit obtenue par application de certains des schèmes initiaux (prémisses) aux objets des autres de ces schèmes initiaux, ou par application de combinaison de parties de ces schèmes initiaux à leurs objets, ou par d’autres procédés analogues.
Nous appellerons « mise en relation de schèmes initiaux » la mise en relation de schèmes qui obéit à ces conditions (1) et (2).
Df. 26. Une croyance est dite provoquée par inférence lorsqu’elle résulte de la mise en relation de schèmes initiaux (au sens des conditions 1 et 2 de la Remarque précédente).
Critère. Nous dirons, en l’absence de données verbales, qu’une croyance a été obtenue par inférence s’il est impossible de l’expliquer par les seuls contacts perceptifs du sujet et si l’on peut reconstituer l’inférence supposée en contrôlant cette reconstitution par des contre-épreuves qui portent notamment sur les variétés d’abstraction correspondant à l’emploi des schèmes en jeu 15. Ce critère est peu sûr (on se rappelle l’abus par Helmholtz de l’hypothèse des « raisonnements inconscients » en des cas où les mécanismes perceptifs sont sans doute seuls à l’œuvre) et il convient en outre d’exclure les effets du simple exercice. Mais nous ne voulons ici ni affirmer ni nier la possibilité d’un mélange universel de la constatation et de l’inférence. C’est pourquoi les Df. 25 et 26 n’impliquent pas de dichotomie stricte entre la constatation et l’inférence, tout en laissant ouverte cette éventualité (l’hypothèse des psychologues de l’équipe est qu’il n’existe sans doute pas de constatations pures, toute constatation enveloppant des inférences, tandis qu’il existe des inférences pures, en plus de celles qui sont mêlées à des constatations). Il nous suffit qu’il soit le plus souvent possible de distinguer l’aspect inférentiel et l’aspect constatif des conduites pour que les différences qui nous importent soient préservées.
Notons enfin qu’il n’y a pas cercle entre ce critère et la Df. 25, puisque celle-ci n’invoque le contact perceptif adéquat que comme « condition nécessaire » de la constatation, tandis que le présent critère caractérise l’inférence par l’impossibilité d’en rendre compte par les seuls contacts perceptifs du sujet » : il en résulte donc que la constatation peut englober des inférences (sans qu’il en soit nécessairement ainsi) mais que l’inférence est irréductible aux seuls contacts perceptifs, ce qui exclut tout cercle. Mais il suffirait naturellement, pour qu’il y ait cercle entre les deux critères des Df. 25 et 26 (mais non pas entre les deux définitions), qu’on veuille définir la constatation comme excluant toute inférence : c’est ce qui paraît psychologiquement impossible à certains co-équipiers et ce qui parait désirable (à titre de cas limite) à un autre,
Df. 27. Un sujet dans une situation déterminée tient pour possible un événement e si, étant donné ses buts, il choisit des conduites qui maximalisent la probabilité de les atteindre, pour une classe d’événements contenant cet e. Un sujet tient pour impossible un événement e si, étant donné ses buts, il choisit des conduites qui ne donneraient qu’une faible chance de les atteindre si e se produisait 16.
Df. 27 bis. Un sujet tient pour nécessaire une inférence s’il tient pour impossibles la vérité des prémisses et la fausseté de la conclusion.
Remarque (a). Ces définitions sont compatibles avec l’existence d’inférences non tenues pour nécessaires par ceux qui les construisent, ce qui présente certains avantages.
Remarque (b). Les Df. 22-27 bis vont nous permettre de traduire maintenant en termes d’actions la définition donnée par Carnap de l’analytique, définition qui est dans son esprit (et dans celui de l’empirisme logique en général) identique à celle de la vérité logique (donc logico-mathématique). Mais comme nous y avons insisté dès le début de ce chap. III, il est possible de subdiviser ces notions en deux catégories, l’analytique I et l’analytique II (sans parler du « logico-mathématique » défini plus haut : Df. 20) et ceci en relation avec le rôle de l’inférence dans le passage entre la signification des actions composées et la connaissance des résultats de la composition. Ceux d’entre nous qui distinguent le logico-mathématique de l’analytique I et II considèrent l’extension de la première classe comme plus grande que celle de la seconde, et celle de la seconde comme plus grande que celle de la troisième tandis que celui d’entre nous qui ne parle que d’analytique I et II identifie non la compréhension, mais l’extension de ces deux notions. En tous cas (et d’un commun accord) celles-ci peuvent prétendre légitimement à constituer l’une et l’autre des généralisations en termes d’action de la définition originale de Carnap.
Cela dit, comment les définir ? Celui d’entre nous qui attribue la même extension à l’analytique I et II propose les définitions suivantes qui porteraient sur la manière dont se forment les actions. L’analytique en général ou I se définirait comme suit : « Une conduite, manifestant une proposition (ou une croyance) est analytique si le fait que le sujet la choisit a comme condition suffisante la signification des actions qui la composent » (cf. Df. 9-10) tandis que l’analytique II correspondrait à « toute conduite dont le choix est déterminé par inférence à partir des actions qui le composent ». Mais les psychologues de l’équipe considèrent comme difficile d’analyser, en présence d’une action composée, la manière dont le sujet a choisi sa conduite, tandis qu’il est plus facile de décider de la façon dont ce sujet prend connaissance du résultat de son action. D’une manière générale la formation d’une action est plus obscure que son résultat et le sujet lui-même prend conscience de ce résultat bien avant de pouvoir reconstituer le mécanisme de son choix à l’instant de la formation (instant qui peut être fort court). D’autre part, chacun de nous reconnaît que l’analytique I correspond à une sous-classe des conduites ne portant que sur les propriétés de type I (Df. 16) donc à un sous-ensemble de l’ensemble des actions dont le résultat est relatif à l’action (Df. 18), ceci par opposition au synthétique. En ces conditions, il nous paraît préférable de centrer nos définitions sur la manière dont le sujet prend connaissance des résultats de son action plus que sur la formation comme telle de celle-ci.
Df. 28. Est de nature analytique I toute action composée telle que la vérité de son résultat ait pour condition nécessaire et suffisante la signification des actions qui la composent.
Remarque (a). On peut remplacer les mots « telle que la vérité de son résultat ait… » par les mots « manifestant une croyance dont l’adoption a… ».
Remarque (b). Une action composée est une coordination d’actions et les actions qui la composent sont les actions coordonnées et la coordination elle-même.
Critère. Il importe de préciser comment nous distinguerons l’analytique I du logico-mathématique (Df. 20) et de l’analytique II (Df. 29). En principe les différences sont claires : le logico-mathématique débute dès qu’une propriété de type I, soit la propriété a est attribuée à un objet (par exemple dénombrer une collection et trouver n = 5). L’analytique I débute dès que la vérité du résultat est entièrement déterminée par la signification des actions en jeu, donc lorsque l’attribution d’une propriété a (de type I) à un objet acquiert une signification b par assimilation immédiate (par exemple que deux collections dénombrées n = 5 ont des sommes égales bien que l’une soit indivise et l’autre répartie en deux sous-collections 3 + 2). Or, que l’égalité des nombres signifie celle des sommes est loin d’être admis à tout âge (voir chap. IV § 13 : stade I et § 14 : stade II pour les nombres >15 ou 20). Enfin l’analytique II débute quand le passage de a à b se fait par inférence proprement dite. Le critère le plus délicat à trouver est donc celui qui permettra de distinguer l’analytique I de l’analytique II. Comme il existe peut-être (ce que croient certains d’entre nous) toutes les transitions entre la constatation et l’inférence, mais comme nous n’en pouvons décider d’avance (voir le critère de la Df. 26), nous dirons qu’une action est analytique I quand la vérité de son résultat est, entièrement déterminée par les significations au moment de la constatation (comme dans l’exemple cité à l’instant où l’égalité des sommes b de B1 = 5 et de B2 = 2 + 3 est comprise comme résultat de l’égalité des nombres a au moment d’un dénombrement actuel), tandis qu’elle est analytique II quand b est tiré d’une constatation antérieure de a sans constatation actuelle (par exemple quand le sujet ayant constaté B1 = B2 par correspondance optique ou dénombrement, etc., en déduit que B1 = A2 + A’2 si B2 est divisé en A2 et en A’2, mais sans nouvelle constatation).
Remarque (c). L’analytique I constitue donc un sous-ensemble de l’ensemble des actions logico-mathématiques (Df. 20), donc des actions dont le résultat est relatif à un schème (Df. 18).
En effet, la connaissance du résultat de ces actions 17 ne comporte qu’à titre de condition nécessaire la signification des actions qui les composent, et non pas à titre de condition suffisante : pour établir que le nombre d’une collection est de n il ne suffit pas de connaître la signification des nombres 1, 2… n, mais il faut établir en outre une correspondance entre ces nombres et les objets membres de la collection. L’analytique I caractérisé par la Df. 20 ne comprend par contre que les actions dont la connaissance du résultat a pour condition nécessaire et suffisante la signification des actions que les composent : par exemple, pour établir que 5 = 3 + 2 (nous étudierons précisément cette égalité au chap. IV), il faut et il suffit de connaître les significations des nombres 2, 3 et 5 (que ceux-ci soient connus dans l’abstrait ou seulement sur des objets, peu importe). Il est donc clair que l’analytique I ne constitue qu’une sous-classe du logico-mathématique en général, si l’on accepte les Df. 20 et 28. Quant à l’analytique II il ne constitue lui-même qu’une sous-classe de l’analytique I :
Df. 29. Est de nature analytique II toute action composée telle que la vérité de son résultat soit entièrement déterminée (= condition nécessaire et suffisante) par inférence à partir de la signification des actions qui la composent.
Remarque (a). Identique à la Rem. (a) de la Df. 28.
Remarque (b). Si nous exprimons verbalement les croyances manifestées par ces conduites, dans les deux cas les règles sémantiques (significations) des termes qui constitueront les propositions ainsi obtenues permettront de déduire la vérité de la proposition, mais, pour le sujet, le mode de passage entre ces significations et la conclusion (résultat) peut être tout différent (ce sera à l’expérience à nous montrer s’il en est bien ainsi) : tandis que, dans le cas de l’analytique II, ce passage s’effectuera bien par inférence (comme on le sous-entend dans la définition carnapienne de l’analytique en général), au contraire, dans le cas de l’analytique I ce passage peut comporter un mélange d’inférence et de constatation. En effet, la signification des actions qui comprend une action coordonnée peut être condition nécessaire et suffisante de la vérité du résultat de cette action (Df. 28) tout en ne donnant lieu, de la part du sujet, qu’à une lecture, par constatation sur les objets, des propriétés de type I que les actions composées ont introduites dans ces objets.
Remarque (b). Si l’analytique II est une sous-classe de l’analytique I, qui est lui-même une sous-classe du logico-mathématique, réciproquement, le synthétique I (correspondant à l’analytique I) sera une sous-classe du synthétique II (correspondant à l’analytique II) et le physique constituera une sous-classe du synthétique I.
Df. 30. Est synthétique I toute action manifestant une croyance dont l’adoption n’a pas comme condition suffisante la signification des sous-actions qui la composent.
Df. 31. Est synthétique II toute action manifestant une croyance dont l’adoption n’a pas comme condition suffisante une inférence à partir de la signification des sous-actions qui la composent.
Remarque (a). Conformément à la Rem. (b) de la Df. 29, on constate ainsi qu’il peut exister (ce sera à l’expérience à nous montrer si elles existent bien en fait) des actions qui sont à la fois analytiques I et synthétiques II, des actions qui sont à la fois logico-mathématiques (Df. 20) et synthétiques I ou II et enfin naturellement des actions à la fois physiques (Df. 21) et synthétiques I ou II.
Conclusion du § 10 : (1) généralisation du problème. — En essayant de traduire la notion usuelle de l’analycité en termes utilisables dans l’étude psychologique des actions, nous avons été contraints de la subdiviser en deux ou trois notions distinctes. Il est alors permis de se poser la question suivante : notre description ne permettrait-elle pas de rendre compte de la multiplicité des définitions de l’analytique que l’on rencontre dans les travaux des partisans de cette notion, multiplicité qu’invoquent parfois les adversaires pour déclarer inutile une notion aussi difficile à définir de façon univoque ?
Nous rencontrons, en effet, les huit définitions distinctes suivantes. Une proposition est analytique :
1) Si son prédicat est contenu dans son sujet.
2) Si elle est nécessaire.
3) Si elle est impliquée par sa négation.
4) Si elle est vraie dans tous les mondes possibles.
5) Si elle est vraie quelle que soit la valeur de vérité de ses composantes.
6) Si sa négation est impossible.
7) Si aucune expérience ne peut la confirmer ou l’infirmer.
8) Si toute expérience la confirme.
Et comme nous l’avons rappelé au chap. I, chacune de ces descriptions est plus ou moins vague et se trouve pour cette raison rejetée par les adversaires de la notion d’analytique.
Or, la généralisation de ce concept en termes d’action exposée précédemment nous donne à penser que la plupart de ces différentes définitions 18 1 à  8 correspondent peut-être à des réalités dans le comportement du sujet, mais à des réalités distinctes (ce qui élargirait encore la pluralité des analytiques à laquelle nous avons été conduits). Essayons, en effet, de transcrire en termes d’action certaines de ces définitions 1 à  8.
1) Une action exprimant une croyance est analytique si elle est l’exécution d’une sous-action d’une action déjà décidée par le sujet.
2) Une action est analytique si elle comporte une croyance provoquée par une mise en relation inférentielle de schèmes (au sens de notre Df. 26 de l’inférence) et si cette inférence est nécessaire (au sens de notre Df. 27 bis fondée sur l’évaluation probabiliste du possible et de l’impossible : Df. 27).
3) Une action est analytique si tout essai de l’écarter conduit à l’exécuter.
5) Une action est analytique si son schème s’impose indépendamment de ses sous-actions.
6) Une action est analytique s’il est impossible (Df. 27) de ne pas l’exécuter à titre de sous-action d’une action comparée.
7) Une action est analytique dans la mesure où elle intervient dans toutes les situations indépendamment de la nature de ces situations.
8) Une action est analytique lorsqu’elle réussit toujours.
Nous ne prétendons pas que ces traductions soient les seules possibles, mais, en s’inspirant de l’esprit de nos définitions précédentes, elles montrent au moins la possibilité d’une telle transcription. Or, il est clair que les différentes formes d’actions invoquées ne sont pas identiques quant à leur structure. Nous devons donc conclure dans ce sens à un pluralisme de l’analytique, pluralisme qui se manifeste concrètement lorsqu’on entreprend la généralisation en termes de comportement mais qui se révèle déjà sur le plan purement logique : une proposition vraie dans tous les mondes possibles n’est pas pour cela nécessaire dans toute logique modale, et une proposition nécessaire n’est pas pour cela confirmée par toute expérience ou ni confirmée ni infirmée par aucune expérience.
Il est cependant à remarquer que l’on pourrait ordonner cet ensemble de définitions de l’analytique en un certain nombre d’ordres partiels : 1 implique 2 mais non réciproquement ; 4 implique 5 mais non réciproquement ; 7 et 8 s’excluent, etc. À défaut d’un ordre linéaire, il serait donc sans doute possible d’élaborer la vision pluraliste de l’analytique, qui suggèrent nos résultats, en un système ordonné selon plusieurs dimensions et nous croyons que la traduction en termes d’action serait de nature à faciliter cette entreprise.
(II) Résumé des points d’accord et de désaccord. — L’accord a pu se faire entre nous quant à la distinction en compréhension des trois sortes de liaisons logico-mathématiques (Df. 20), analytique I (Df. 28) et analytique II (Df. 29), mais l’un d’entre nous les croit d’extensions équivalentes.
Ceux parmi nous qui leur attribuent des extensions différentes diront qu’il existe : (1) des actions logico-mathématiques qui ne sont pas analytiques (ni I ni II) et (2) des actions analytiques I qui ne sont pas analytiques II.
(1) Les actions logico-mathématiques non analytiques (ni I ni II) se reconnaissent au fait qu’elles introduisent dans l’objet des propriétés de type I (Df. 16) mais que, lors de cette introduction, la constatation (Df. 25) est nécessaire à tous les niveaux : par exemple, dénombrer une collection de solides discontinus.
À cela, celui d’entre nous qui ne croit pas à ces actions (1) objecte : (a) que si l’action est exécutée matériellement elle modifie physiquement l’objet et n’est donc plus logico-mathématique ; (b) que si l’action est considérée comme purement symbolique et portant sur des objets pris symboliquement, sa signification globale est alors déterminée par celle des sous-actions qui la composent et est donc analytique I.
Mais à cela les partisans de la distinction en extension, donc de l’existence des actions de forme (1) répondent : (a) qu’il est possible d’agir sur des objets (Df. 6) sans les modifier matériellement : par exemple leur faire correspondre les doigts de la main ou les noms de nombre sans même les toucher ; (b) qu’il existe des degrés multiples de symbolisation.
Il est donc clair que l’acceptation ou le refus de la Df. 6 pèse en ce point sur le débat. Il en va de même pour les relations entre les analytiques I et II :
(2) Les actions analytiques I mais non analytiques II se reconnaissent au fait que la signification de leur résultat est entièrement déterminée par celle des sous-actions qui la composent, mais que cette détermination, sans plus requérir de constatation à titre de condition nécessaire, reste subordonnée chez les sujets de niveaux élémentaires à une constatation indispensable en fait : par exemple, constater que 5 = 3 + 2 au lieu de l’inférer.
À cela celui d’entre nous qui ne croit pas à ces actions (2) objecte : (a) que si la signification de l’action est entièrement déterminée par celle des sous-actions, ce ne peut être que par inférence ; (b) que si l’inférence ne suffit pas au sujet et s’il fait appel à la constatation c’est qu’il passe alors les frontières de l’analytique pour pénétrer sur le terrain physique.
Mais les partisans de l’existence des actions de forme (2) répondent : (a) qu’il n’existe pas de dichotomie stricte entre l’inférence et la constatation (cf. Df. 25 et 26 et critères) ; (b) qu’on peut constater sur un objet autre chose que ses propriétés physiques : on y peut constater aussi les propriétés de type I que l’action a introduites en lui, et qui n’ont de signification que relativement à cette action.
On voit qu’ici encore, par delà les Df. 15 et 16, c’est à la Df. 6 qu’il faut remonter pour saisir la source de telles divergences. On admettra donc, espérons-le, combien, dans le débat, est essentielle la conception même qu’on se donne de l’action.
§ 11. Définitions de la filiation et de la continuité🔗
On se rappelle que toutes les définitions proposées aux § § 8-10 l’ont été en vue d’aborder le problème suivant, que nous reprendrons au chap. IV à la lumière des données expérimentales recueillies : à étudier la genèse des conduites analytiques I et II (ainsi que des actions logico-mathématiques en général), comme la genèse des conduites synthétiques I et II (et physiques), trouverons-nous dans ces genèses des faits dont l’interprétation soit incompatible avec certaines des conceptions sur les relations entre l’analytique et le synthétique que nous avons vu défendre dans les controverses entre logiciens, tandis que d’autres faits ou d’autres interprétations seraient compatibles avec les mêmes conceptions ou même impliqués par elles ?
Nous pensons principalement aux attitudes opposées de Quine, pour qui la distinction entre analytique et synthétique comporte des degrés et est même vague, et de Carnap pour qui cette même distinction est nette et non graduable. Or, que peut fournir d’un tel point de vue l’examen de la genèse ?
Il se peut que, dès les phases initiales, les conduites que nous pouvons maintenant classer par couples (logico-mathématiques et physiques, analytiques I et synthétiques I ou analytiques II et synthétiques II) aient existé côte à côte et évolué de façon indépendante.
Il se peut aussi qu’elles aient existé dès le départ, mais évolué selon de nombreuses interrelations.
Il se peut aussi qu’elles soient nées d’une conduite indifférenciée.
Il se peut enfin que l’une soit née de l’autre par filiation directe.
D’une manière générale, l’examen de la genèse peut donc nous indiquer si deux ou plusieurs des conduites que nous avons distinguées ont un point de départ commun ou non et si oui, comment elles se différencient en cours de développement. Or, de telles données ont-elles une relation quelconque avec les thèses de Quine et de Carnap ? Sans doute l’étude génétique des niveaux élémentaires ne suffit-elle pas décider du résultat final d’un développement, mais tout au plus à l’éclairer après coup, et si les notions de l’analytique et du synthétique paraissaient claires et nettement tranchées à tous les logiciens, les circonstances de la genèse ne pèseraient en rien pour ou contre une telle position. Mais comme la question est controversée et que certains logiciens eux-mêmes réclament pour leur information des données concernant la genèse, on peut nous semble-t-il répondre ceci : Si l’on pouvait attribuer à l’analytique (I ou II) et au synthétique (I ou II) une origine nettement distincte on aurait apporté une certaine confirmation à la thèse de Carnap, tandis qu’un rapport de filiation serait plutôt en faveur de la thèse de Quine. Mais ces deux confirmations seraient de bien peu de poids si en outre l’on pouvait montrer dans le premier cas l’existence de tous les termes de passage entre synthétique et analytique et si l’on pouvait montrer que, dans le second cas, la formation de l’analytique se présente d’une manière brusque et discontinue, comme celle d’un cristal dans un milieu sursaturé.
On constate donc que ce sont les questions de filiation et de continuité dont la solution génétique constituera le principal apport à la discussion de notre problème. Il reste, il est vrai, la possibilité de relations d’identité et de causalité. Une relation d’identité que l’on découvrirait entre les conduites analytiques et synthétiques serait bien entendu une forte confirmation de la thèse de Quine, tandis que l’exclusion de l’identité ne prouverait pas encore la thèse de Carnap. De même l’existence d’un lien causal constituerait une certaine confirmation en faveur de Quine et sa négation une faible confirmation en faveur de Carnap. Mais on voit mal comment on mettrait en évidence une relation d’identité, sauf en ce qui concerne cette identité partielle, avec transformation, que comporte précisément la filiation. Quant à la causalité, c’est à nouveau en termes de filiation, qu’elle se présenterait dans la perspective génétique. La relation de filiation est donc celle dont l’importance paraît essentielle.
Mais une filiation peut être continue ou discontinue. C’est donc, en dernière analyse, le caractère continu ou discontinu de l’évolution à étudier qui apportera l’argument le plus important en faveur de l’un des protagonistes. Si nous trouvons toutes les formes de mélange entre l’analytique et le synthétique sans possibilité d’indiquer, à l’intérieur de ces mélanges, où commence l’un et où finit l’autre, ce sera naturellement une confirmation de la thèse de Quine. Si au contraire, nous voyons des discontinuités apparaître au cours de l’évolution en relation avec la formation de l’analytique, nous croyons que la genèse confirmerait la thèse de Carnap. Mais cela, répétons-le, à la condition que ces discontinuités de formation se conservent ou se retrouvent aux stades supérieurs de la pensée adulte.
Il convient donc de définir avec soin les deux notions de filiation et de continuité, qui constituent les notions-clefs de notre débat.
La notion de filiation est d’un emploi relativement clair en biologie et en psychologie, ce qui ne signifie d’ailleurs pas pour autant qu’elle soit facile à définir. On dira par exemple, qu’un individu x est issu d’une lignée A si l’on n’a pas substitué à certains des ascendants A d’autres ascendants A’ n’appartenant pas à la lignée ; et l’on pourra dire, de même, qu’un comportement B dérive par filiation d’un comportement A si un comportement A’ ne s’est pas substitué à A dans la succession chronologique conduisant de A à  B. Filiation s’oppose donc à substitution et comporte par conséquent la permanence de quelque caractère a, b, etc., à travers le changement des autres c, d, etc. Mais il nous faut éviter de définir la filiation en faisant appel à cette identité partielle ainsi qu’aux relations de causalité, car nous compliquerions inutilement cette définition en la chargeant de notions plus difficiles encore à définir. Il est en particulier inutile de préciser si les caractères changés c, d, etc., ont pour cause unique certains facteurs inhérents au comportement A dont B est issu ou s’ils subissent en outre l’influence de facteurs extérieurs modifiant à un moment donné les caractères de A. Nous nous contenterons donc de définir la filiation en nous référant aux critères dont se sert le psychologue pour déterminer si un comportement dérive ou non d’un autre par filiation 19 :
Df. 32. Nous dirons qu’un comportement B dérive par filiation d’un comportement A, lorsqu’il existe entre eux certains caractères communs et lorsque le ou les caractères qui les différencient apparaissent selon une transformation dont on peut sérier les étapes à la fois du point de vue de l’augmentation ou de la diminution de valeur de ces caractères (mesurables ou ordonnables) et du point de vue de l’ordre de succession chronologique (l’ordre en question devant être constant).
Df. 32 bis. Nous dirons au contraire qu’un comportement B se substitue à une conduite A ou dérive de la substitution de A’ à  A si B ou A’ préexistaient à  A (ou existaient à ses côtés avant n’entrer en relation avec elle) ou si B ou A’ constituent la manifestation exclusive, ou presque, d’une source d’influences préexistant à  A (ou existant à ses côtés avant la jonction).
Exemples et critères. Le problème principal pour savoir s’il y a filiation ou non étant donc de savoir s’il y a identité partielle entre A et B et non pas substitution de A’ à  A les critères à trouver sont ceux qui permettront de juger de cette identité ou de cette substitution. Or, il n’y a jamais identité complète mais toujours intervention du milieu physique et social (par exemple un bouton de rose ne devient rose qu’avec intervention de nourriture, de lumière, etc.). À partir de quel point dirons-nous alors que cette intervention extérieure est assez importante pour constituer une substitution et jusqu’à quel point pourrons-nous dire que A s’est simplement transformé en B sans perdre son identité ? La question n’est nullement verbale et le meilleur exemple à citer ici concerne précisément les séries génétiques dont nous nous occuperons au chap. IV : étant donnée une succession de notions A, B, C… de la quantité numérique qu’élabore l’enfant (évaluation par les longueurs égales de deux rangées superposées, puis évaluation par correspondance optique sans conservation en cas de modification spatiale, puis évaluation par correspondance avec conservation de l’équivalence en cas de modification spatiale, etc.) pouvons-nous parler de filiation (Df. 32) malgré le fait de l’apprentissage (éducatif et social) des noms de nombre, ou au contraire cette intervention d’un nouveau facteur constitue-t-il une substitution (Df. 32 bis), qui interrompt la filiation ? Exposons d’abord la réponse que nous avons été conduits à donner à cette question et surtout les motifs de cette réponse, puis nous en tirerons les critères cherchés.
Nous constatons d’abord que certains sujets savent compter jusqu’à 10 ou 20 sans que cela modifie notablement leurs réactions prénumériques (non-conservation de l’équivalence après constatation d’une correspondance figurale, etc.). Nous constatons (plus rarement) l’existence de sujets parvenus à la conservation de l’équivalence, après mise en correspondance, sans que ces sujets sachent encore dénombrer verbalement les collections en jeu. Nous en concluons donc que l’intervention des noms de nombre, tout en pouvant accélérer le développement des notions numériques ne perturbe que peu la filiation (Df. 32) et ne constitue pas une substitution (Df. 32 bis).
Le critère suivi a donc été le suivant (et nous le croyons le plus sûr et le plus général) après avoir sérié les étapes en fonction de la variation (continue ou discontinue peu importe) d’un des caractères variables (en l’espèce les progrès de la conservation des équivalences), il y a filiation si nous trouvons un ordre de succession chronologique constant. Nous avons effectivement trouvé l’ordre A, B, C, etc., tandis que le facteur extérieur X (en l’espèce la numération parlée) est associé tantôt au niveau B, tantôt au niveau C, etc., sans modifier cet ordre constant A, B, C…
Dans d’autres cas, l’intervention extérieure modifie la série. En étudiant par exemple les idées spontanées des enfants sur le mouvement de l’eau des ruisseaux et rivières, on peut trouver des sujets expliquant que l’eau descend toujours à cause de son poids à un âge où ils invoqueraient à eux seuls l’élan (l’eau « prend son élan » pour passer sur des cailloux), la finalité (elle se dirige vers le lac), etc. En ces cas il y aura eu substitution par leçon apprise, et, en fait, on trouve presque toujours la confirmation de l’hypothèse soit en remontant aux influences scolaires récentes, soit simplement en notant le style tout différent de l’enfant qui récite une leçon apprise au lieu de chercher par lui-même.
Ce second exemple montre la nécessité d’associer le critère de succession chronologique à celui de la progression qualitative des étapes. Même si l’intervention extérieure se produisait toujours au même stade, on reconnaîtrait son caractère de substitution à une certaine discontinuité dans les réactions, tandis qu’en une filiation vraie les transformations successives se reconnaissent à la présence d’intermédiaires plus nombreux.
Remarque (a). Il convient néanmoins de noter que les critères les plus systématiques cèdent parfois le pas à des motifs en principe légitimes d’ailleurs, tenant au système général d’interprétation causale des auteurs (ce système se justifiant, d’autre part, par des raisons de cohérence interne, de convergence, de probabilité, etc.).
C’est ainsi que l’on considérera les coordinations logico-mathématiques (Df. 20) comme pouvant dériver par filiation des actions physiques (Df. 21) si l’on accorde qu’un processus d’abstraction portant sur les objets comme tels, et de généralisation, est suffisant pour constituer à partir de constatations physiques, un modèle déductif de caractère purement logico-mathématique. On admet, au contraire, qu’il ne saurait exister une telle filiation si l’on reconnaît que les caractères logico-mathématiques attribués par le sujet aux objets, étant des propriétés de type I (Df. 16), l’abstraction en jeu dans les comportements logico-mathématiques élémentaires ne consiste pas ainsi à extraire de l’objet lui-même de tels caractères, mais bien à les tirer des coordinations antérieures de l’action. Par contre, on admettra qu’une même affirmation (par exemple qu’une collection est équivalente à la réunion de deux de ses sous-collections complémentaires) peut prendre une forme analytique II (Df. 29) dérivant par filiation de sa forme synthétique II (Df. 31), si cette dernière comportait déjà une part d’inférence, mais insuffisante pour ne pas recourir à ses constatations et si la forme analytique terminale finit par se passer de toute constatation et ne s’appuie plus que sur l’inférence seule.
Le critère de la sériation chronologique des étapes demeure néanmoins le critère ultime auquel se réfère l’interprétation elle-même de la causalité en jeu : pour trancher entre la non-filiation et la filiation du logico-mathématique par rapport au physique, il conviendra ainsi d’examiner s’il existe des termes de passage sériés chronologiquement entre l’expérience physique et l’abstraction logico-mathématique ou si, au contraire, à tous les niveaux propres aux actions physiques d’où l’on prétend tirer l’abstraction logico-mathématique interviennent déjà des coordinations de cette dernière espèce dont on peut suivre les filiations autonomes.
Remarque (b). La définition donnée de la filiation ne préjuge pas de la continuité ou de la discontinuité des transformations conduisant d’une étape à l’autre, mais seulement de la continuité propre à la permanence des caractères communs.
Remarque (c). Il convient à cet égard de noter que les relations entre la continuité et la filiation peuvent être de deux sortes, selon qu’il s’agit d’une filiation entre un comportement B et un comportement A qui le précède dans le temps ou d’une indifférenciation de degré variable entre les comportements contemporains A et A’ ou B et B’. Toutes les combinaisons sont alors possibles entre la continuité ou la discontinuité diachroniques (A et B ou A’ et B’), liée à la filiation elle-même, et la continuité ou la discontinuité synchroniques (A et A’ ou B et B’). On peut fort bien concevoir, par exemple, qu’entre des coordinations logico-mathématiques A et des actions physiques A’ il y ait indifférenciation relativement forte, donc continuité relative en un niveau élémentaire, puis différenciation et discontinuité progressives aux niveaux ultérieurs, tandis que la filiation des coordinations logico-mathématiques elles-mêmes (A et B) soit caractérisée par des étapes dont certaines sont relativement discontinues (par rééquilibration ou restructuration relativement brusques).
Df. 33. Lorsqu’un comportement peut être caractérisé par une seule variable quantifiable nous disons que son évolution présente chez un sujet un degré n de continuité si n raffinements d’échelles des mesures (à partir des mesures les plus grossières ne permettant de distinguer que deux valeurs) permettent toujours de constater l’existence de valeurs intermédiaires.
Remarque (a). Nous disons qu’une seconde mesure comporte un raffinement d’échelle par rapport à une première si, appliquée à un même objet que cette première elle retrouve les mêmes valeurs ainsi que d’autres valeurs intermédiaires.
Remarque (b). Il n’existe bien entendu que fort peu de raffinements d’échelle de mesures en psychologie et il est exclu de pouvoir approcher infiniment les opérations longitudinales de mesure. Il va donc de soi que le continu psychologique s’éloigne bien davantage encore du continu mathématique que ce n’est le cas du continu physique (et il en est de même en ce qui concerne la discontinuité mathématique).
Remarque (c). La seule définition de la continuité psychologique sur laquelle l’accord est possible conduit donc à utiliser comme critère le nombre croissant ou limité des intermédiaires, mais sous cette réserve essentielle qu’un tel nombre est toujours relatif aux échelles et aux approximations de la mesure. Il résulte naturellement de cette relativité fondamentale du continu psychologique que la décision concernant la continuité ou la discontinuité entre deux étapes n et n + 1 d’un processus génétique (filiation) comporte une marge irréductible d’interprétation 20. Cela ne signifie d’ailleurs pas que de telles interprétations soient arbitraires puisqu’elles se fondent sur un ensemble d’indices et d’analogies dont la cohérence comporte un certain degré de probabilité subjective. Mais cela signifie que, la seule donnée objective étant le nombre des intermédiaires, on pourra toujours supposer que leur absence est due à l’insuffisance de nos moyens d’investigation, cette supposition étant peu vraisemblable en cas d’absence complète mais acquérant une légitimité d’autant plus grande que les intermédiaires sont plus nombreux. En fait, ce n’est pas seulement selon le nombre des intermédiaires que l’on admet ou refuse d’admettre la continuité : comme en ce qui concerne la filiation, l’interprétation dépend avant tout du modèle explicatif que l’on adopte pour rendre compte de la genèse des comportements en jeu. Mais ici encore cela ne signifie pas que cette interprétation soit nécessairement arbitraire, selon qu’elle s’appuie sur un plus ou moins grand nombre de filiations déjà étudiées (et sur la découverte d’intermédiaires inattendus en des filiations analogues), et non pas simplement sur des hypothèses a priori 21.
Df. 33 bis. Lorsqu’une conduite peut être représentée par une seule variable quantifiable, nous disons que son évolution présente, dans une population homogène à tous les âges considérés, un degré n de continuité si, en appliquant n raffinements de mesure à des échantillons comparables de cette population (échantillons en nombre croissant avec les raffinements de mesure), nous trouvons un nombre analogue de sujets sur toutes les positions intermédiaires.
Remarque (a). Les Df. 33 et 33 bis valent encore si la variable considérée n’est pas mesurable mais ordonnable, à condition bien entendu que, lors des raffinements, les ordres successifs soient effectivement sériables les uns par rapport aux autres et ne constituent ainsi qu’une série unique. Il faut seulement ajouter que, pour atteindre avec la finesse suffisante une variable non mesurable mais ordonnable, on doit en général substituer aux méthodes standardisées (tests, etc.) une méthode d’interrogation libre, comportant des dialogues au cours desquels l’expérimentateur cherche à suivre le sujet plus qu’à le diriger. En ce cas, deux interrogations sont rarement comparables sur tous les points étudiés (ce qui revient à dire que les « raffinements » cessent d’être homogènes) : la Df. 33 bis ne saurait alors être utilisée sans réserves.
Remarque (b). Un ensemble de variables peut avoir une évolution discontinue tandis que chacune d’entre elles évolue de façon continue, et inversement. La continuité de l’ensemble comme tel s’évaluera en ce cas à l’évolution des indices de corrélations, ce qui permet de traiter les propriétés de l’ensemble à la manière d’une seule variable sans négliger les variables particulières.
Df. 34. Nous dirons qu’une conduite évolue selon une discontinuité relative de degré n si à la suite de n raffinements de mesures on ne trouve plus de conduites qui présentent des valeurs intermédiaires après le nième raffinement.
Df. 35. Nous dirons qu’une conduite évolue selon une discontinuité absolue si la conduite est présente ou absente, mais non graduable.
Conclusion. Au terme et à la lumière des définitions précédentes, nous croyons pouvoir poser les problèmes suivants :
1 et 1 bis. Les actions analytiques I dérivent-elles par filiation d’actions synthétiques I ou non ? Si oui, en dérivent-elles d’une façon continue ou non ?
2 et 2 bis. Les actions analytiques II dérivent-elles par filiation d’actions synthétiques II ou non ? Si oui, en dérivent-elles d’une façon continue ou non ?
S’il nous faut répondre autrement aux deux premières questions qu’aux deux dernières, il nous faudra conclure à l’existence d’actions analytiques I qui ne sont pas analytiques II. Sinon la question reste ouverte ; d’où les questions suivantes :
3 et 3 bis. Les actions logico-mathématiques (Df. 20) dérivent-elles par filiation d’actions physiques (Df. 21) ou non ?
Encore une remarque : il se pourrait qu’analytique et synthétique, ou logico-mathématique et physique se différencient à partir d’une racine commune qui ne soit à proprement parler ni d’un caractère ni de l’autre. Mais les mêmes problèmes garderaient tout leur sens et toute leur relevance à l’égard de notre question générale.
Génétiquement, le problème central se présente de la façon suivante. L’enfant d’un certain niveau est capable d’ordonner ou de classer certaines collections d’objets matériels, ou encore d’en mettre deux en correspondance terme à terme, etc., et l’expérience montre que ce sont les coordinations d’où il tirera ses premières connaissances logico-mathématiques. Appelons A, B, C, etc., chacune de ces coordinations d’actions et appelons Z les énoncés à partir desquels chacun s’accordera à parler de connaissances logico-mathématiques. Le problème est alors d’expliquer le passage de A, B, C, etc., à Z. Les solutions suivantes se présentent :
1) On considérera les coordinations A, B, etc., comme physiques ou comme synthétiques I et on expliquera le passage à  Z par un facteur formateur externe qui (1 A), soit introduit une logique toute faite par l’intermédiaire du langage, (1 B) soit provoque l’élaboration de cette logique par l’intermédiaire des relations sociales entre individus.
2) On considère encore A, B, etc., comme physiques ou synthétique I et on rend compte du passage à  Z par un pouvoir formateur consistant en une capacité d’abstraction et de généralisation.
3) On suppose qu’un tel pouvoir formateur existe dès le début sous la forme d’une coordination progressive entre les actions (coordination existant à tous les niveaux à partir des coordinations nerveuses ou organiques) et l’on considère par conséquent A, B, C, etc., comme étant déjà logico-mathématiques.
Les trois solutions ont leurs avantages et leurs inconvénients. Aucune des trois n’introduit de deus ex machina sauf sans doute la solution 1 A qui attribue tout, non pas aux interactions sociales, mais au contenu même d’un savoir préexistant et du langage. Toutes les trois se donnent un pouvoir formateur en cours de route ou dès le départ, la difficulté pour la solution 1 B est d’expliquer comment les interactions sociales tireront quelque chose de rien si aucune coordination antérieure n’est donnée. La difficulté pour la solution 2 est d’expliquer le pouvoir d’abstraction et de généralisation sans invoquer de coordination préalable. La difficulté pour la solution 3 est au contraire d’éviter le préformisme et de concilier l’absence de commencement absolu avec le caractère de construction propre à la série génétique. Les deux premières de ces solutions impliquent une certaine discontinuité, la troisième une certaine continuité et le débat entre 1 ou 2 et 3 sera évidemment relatif à l’application des définitions et critères de la discontinuité.
Au total, c’est le problème psychologique du choix entre ces trois explications qui rejoint, d’une manière que nous espérons avoir rendue claire, la controverse entre Quine et Carnap. C’est pourquoi il ne nous semble pas dénué d’intérêt de chercher à répondre aux questions d’ordre expérimental que se sont posées épistémologistes et logiciens et qui touchent en même temps aux problèmes essentiels de la psychogenèse.