Les Liaisons analytiques et synthétiques dans les comportements du sujet ()
Chapitre VI.
Conclusions : les points d’accord et de désaccord entre les auteurs
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La présente étude est le produit d’une collaboration entre quatre auteurs dont deux logiciens (Apostel et Mays) et deux psychologues (Morf et Piaget) et dont l’un (Apostel) était au départ partisan de la distinction radicale entre l’analytique et le synthétique, tandis que les trois autres n’admettaient qu’une distinction de degré. Il va de soi que la collaboration étroite des membres de l’équipe a beaucoup appris aux uns et aux autres mais, pour que le lecteur puisse se faire une idée objective des résultats obtenus, il nous paraît indispensable de signaler qu’envers et contre tous les quatre auteurs sont demeurés jusqu’à la fin sur certaines de leurs positions, et il nous semble utile de chercher en toute honnêteté intellectuelle à expliquer pourquoi. En effet les raisons mêmes de ce désaccord constant nous paraissent correspondre à certaines des difficultés essentielles de la controverse actuelle entre partisans et adversaires de la distinction en question. C’est toujours un mauvais signe que des co-équipiers heureux de collaborer et dont l’accord est facile en une série d’autres domaines ne parviennent pas à l’unanimité sur certains des points centraux qu’ils ont mis à l’étude dans l’espoir de s’entendre, et, s’il en est ainsi, cela tient sans doute à des raisons qu’il est fondamental de rechercher pour la clarification de la controverse qui est en cours sur une bien plus large échelle.
Or, certains d’entre nous sont parvenus à la conviction que les raisons de ce désaccord étaient en réalité de deux sortes : les unes affectives, contre lesquelles on ne peut rien, et les autres relatives aux positions centrales que les uns et les autres adoptent quant aux relations épistémologiques et psychologiques entre le sujet et l’objet.
Il nous paraît indispensable, tout d’abord, de reconnaître l’existence perturbatrice des mobiles affectifs, car l’on peut même en venir à supposer qu’ils constituent le principal obstacle en une telle discussion. Ces facteurs affectifs apparaissent d’ailleurs en plein jour dans la controverse résumée au § 1 : lorsque W. V. Quine intitule l’article qui a été au point de départ de cette controverse « Deux dogmes de l’empirisme », le choix même du mot « dogme » indique suffisamment en quoi consistent les mobiles en question. La situation est, en effet, la suivante. Chacun sait que dans les domaines où l’accord entre les esprits est loin d’être réalisé, comme la psychologie, l’épistémologie de la pensée scientifique, etc., il existe des chercheurs indépendants, désireux de ne se rattacher à aucune école, et il se constitue par ailleurs des mouvements plus ou moins organisés (par exemple, en psychologie, la société internationale de psychanalyse initialement groupée autour de Freud ou, en épistémologie, le mouvement initialement rattaché au Cercle de Vienne, et qui s’est répandu sous le nom d’empirisme logique). L’avantage de ces écoles est de permettre à leurs membres de ne plus remettre en discussion un ensemble de positions communes et de favoriser ainsi une collaboration plus étroite. Mais leur inconvénient est que, dans tous les cas où une position commune est acceptée, le facteur de croyance collective risque de diminuer le coefficient de ce non-conformisme dont un minimum est nécessaire à toute recherche scientifique. Il en résulte alors que, dans un cas comme le nôtre, où un auteur se rattachant à l’empirisme logique collabore avec trois auteurs qui ne s’y rattachent point, il intervient de part et d’autre de légers raidissements sur les points touchant aux positions communes de l’école en jeu, et cela dans la mesure précisément où ces points sont mis en discussion : les chercheurs ne se rattachant pas à l’école (tout en ayant d’ailleurs pu subir bien d’autres influences) tendent naturellement à accentuer leur non-conformisme 1, tandis que leur co-équipier dont l’opinion converge avec une grande tradition, risque de céder à la tendance inverse. Or, il serait très imprudent d’imaginer que de tels facteurs ne jouent aucun rôle dans les domaines où l’interprétation des faits laisse une certaine marge à l’appréciation de l’auteur (qu’il soit épistémologiste aussi bien que psychologue).
Ceci nous conduit à la deuxième raison générale de désaccord, d’ailleurs liée à la première, puisqu’il s’agit d’une seconde position commune de l’empirisme logique, à savoir de la conception empiriste elle-même des relations entre le sujet et l’objet. Il est évident que la distinction nette entre l’analytique et le synthétique est beaucoup plus acceptable si l’on admet une distinction psychologique tranchée entre la constatation et l’inférence et en particulier si l’on croit à l’existence de faits (en nombre élevé ou limité) dont la connaissance pourrait être obtenue par pure constatation. Il existe donc une solidarité plus ou moins étroite entre l’empirisme et certaines affirmations psychologiques, ce qui est évident. Mais on ne soulignera jamais assez que cette solidarité joue dans les deux sens, ce qui est moins évident : c’est-à -dire que, si l’empirisme s’appuie sur certaines affirmations psychologiques concernant la perception ainsi que les relations entre les perceptions et les inférences, une prise de position empiriste risque de conduire réciproquement à certaines interprétations plutôt qu’à d’autres dans les domaines qui, précisément, devraient être l’objet d’une analyse psychologique indépendante (perceptions, relations entre les perceptions et les notions, nature et rôle de l’inférence, etc.). C’est pourquoi il s’est trouvé qu’entre celui d’entre nous qui se rattache à l’empirisme logique et ceux qui ne s’y rattachent pas, les difficultés d’accord ne portaient pas exclusivement sur la question centrale de l’analytique et du synthétique, mais sur les interprétations psychologiques elles-mêmes. Entre les tendances psychologiques sous-jacentes à l’empirisme logique (rôle de la perception, etc.) et celles des psychologues de l’équipe, nous avons pu constater à maintes reprises qu’il existait un conflit latent, n’intervenant naturellement pas dans l’interprétation du détail des faits, mais intervenant sans cesse, par contre, dans les interprétations plus générales.
Nous touchons ici, croyons-nous, au cœur même de la question. La position d’Apostel, concernant les relations entre les vérités logico-mathématiques et les vérités physiques, peut être résumée comme suit sur le terrain de la psychologie génétique. Se référant au modèle neurologique selon lequel I. D. O. Hebb explique l’apprentissage de la récognition des formes géométriques, modèle que Hebb désigne sous le nom de « cell assembly » 2, Apostel pense que l’on pourrait expliquer de façon générale la formation des liaisons logico-mathématiques chez l’enfant par la constitution de coordinations se superposant à un moment donné (grâce précisément aux « cell assembly ») aux actions physiques (perceptives extéroceptives ou proprioceptives) élémentaires. Il y aurait ainsi à la fois filiation et discontinuité entre les coordinations logico-mathématiques et les actions physiques, et le caractère analytique de ces coordinations, sitôt formées, résulterait d’une manière facilement compréhensible, de l’étroite liaison s’établissant entre les chaînes de réaction. De plus la discontinuité en question n’exclurait pas la possibilité d’intermédiaires.
Les membres anti-associationnistes de notre équipe considèrent au contraire qu’il ne saurait exister d’actions radicalement isolées et que les actions présentent toujours et dès le départ un minimum de coordination entre elles puisqu’une nouvelle action se constitue en partie par différenciation à partir d’actions précédentes et non pas exclusivement grâce à l’intervention d’éléments nouveaux 3. Il en résulterait alors qu’il n’existe pas de filiation proprement dite entre les coordinations logico-mathématiques et les actions physiques, mais que de telles coordinations interviennent dès l’origine.
Ils pensent, en outre, de façon générale, que d’expliquer les coordinations logico-mathématiques à partir des actions physiques par un processus d’abstraction et de généralisation, même en appuyant cette hypothèse sur le modèle de la « cell-assembly », se heurte à deux difficultés fondamentales. La première est de comprendre pourquoi ces coordinations seraient si tardives sous leur forme opératoire, tandis que les « bonnes formes » et les constances perceptives (sans doute toutes deux explicables par les « cell-assembly’s ») sont tellement plus précoces : un tel décalage semble indiquer l’existence de multiples paliers intermédiaires entre la perception et l’opération, ce qui parle en faveur de coordinations très progressives et non pas d’une apparition soudaine au niveau de notre stade III. Mais surtout, expliquer la formation des liaisons logico-mathématiques par abstraction et généralisation à partir des connaissances physiques peut s’entendre en deux sens fort différents selon que cette abstraction procède à partir des objets (propriétés de type II) ou à partir des actions exercées sur les objets (ou ce qui revient au même, à partir des propriétés de type I que l’action introduit dans les objets). Or, si c’est à partir des objets, on ne comprend plus la nature opératoire des liaisons logico-mathématiques, tandis que si c’est à partir des actions (ou des propriétés de type I) cela revient précisément à soutenir qu’il existe des coordinations à tous les niveaux et qu’en tous systèmes d’actions portant sur des objets il faut distinguer les actions particulières modifiant les objets (actions physiques) et la coordination comme telle, source des propriétés de type I et des liaisons logico-mathématiques.
Tel est, en fait, le désaccord essentiel qui a subsisté entre nous et l’on doit reconnaître que ce genre de désaccord (sorte de reflet, sans doute, mais en termes d’actions, de ceux qui opposaient déjà Kant à Hume…) ne sauraient être réduits par un simple appel à l’expérience : décider s’il existe ou non des coordinations dès les actions les plus élémentaires relève d’interprétations plus ou moins probables et non pas (ou pas encore) d’un experimentum crucis, et c’est cependant en fonction de telles interprétations que l’on s’oriente soit vers un empirisme de caractère plus ou moins associationniste (ce terme étant d’ailleurs essentiellement relatif, car on est toujours l’associationniste de quelqu’un), soit vers une épistémologie réservant une plus grande part aux activités du sujet.
Les raisons de nos désaccords étant ainsi dégagées, il est alors facile, non seulement de marquer notre accord sur un certain nombre de points, mais encore de fournir une sorte de clef ou de dictionnaire permettant de passer de l’une des interprétations à l’autre sur les points où le désaccord a subsisté. Ces deux circonstances sont encourageantes et nous paraissent dignes du plaisir que nous avons eu à collaborer…
Il existe, en effet, trois points essentiels sur lesquels l’accord a été possible : la pluralité des significations de l’analytique, l’existence d’intermédiaires entre l’analytique et le synthétique et surtout la filiation psychogénétique entre ces deux structures.
Sur le premier point, nous nous sommes tous trouvés d’accord pour distinguer les deux ou même trois sens du terme analytique que recouvrent nos Df. 20, 28 et 29, et nous pensons que l’accord sur ces distinctions constitue un résultat d’un certain intérêt. L’un de nous (Apostel) aurait préféré ne pas employer le qualificatif de « logico-mathématique » qui supposerait une justification portant sur la logique et les mathématiques dans leur ensemble. Nous avons cependant conservé notre vocabulaire pour les trois raisons suivantes : (1) que Carnap considérait comme équivalents les caractères « analytique » et « logique » tandis que nous étions conduits à dissocier les trois sens possibles des mots « analytique », et « logico-mathématique », sans préjuger de la liaison entre ces significations ; (2) que nos définitions portent sur les stades de formations et pourraient être révisées en ce qui concerne les niveaux supérieurs ; (3) que, l’intérêt principal de la recherche étant précisément d’établir comment s’apprennent les lois logico-mathématiques, il nous fallait un critère pour distinguer celles-ci.
Un second point d’accord est l’existence d’intermédiaires (même si le détail de leur interprétation demeure sujet à discussion). Ces intermédiaires sont d’ailleurs de deux sortes : les cas d’indifférenciation initiale et les cas de transition situés entre un palier d’équilibre et un autre.
Pour ce qui est des situations d’indifférenciation, il est par exemple fort difficile de dissocier dans les réactions du stade I (§ 13) ce qui relève du logico-mathématique (Df. 20) et du physique (Df. 21), ainsi que de l’inférence et de la constatation. Il est non moins difficile de délimiter ce qui est entièrement déterminé par la signification des actions et ce qui ne l’est pas, et il est clair que le sujet lui-même n’a aucune conscience d’une telle délimitation. On se trouve donc en de tels cas en présence d’une situation qui ne relève ni du synthétique pur ni de l’analytique pur, et Apostel propose, comme on l’a vu, de la considérer, non pas comme intermédiaire à proprement parler, mais comme un tertium quid échappant à nos définitions 4. Ceux d’entre nous qui, pour les raisons d’interprétation générale qu’on vient de voir, croient à l’existence de coordinations dès le départ, considèrent, au contraire, ces exemples de conduites comme déjà logico-mathématiques, mais comme demeurant synthétiques : logico-mathématiques car, sans cette hypothèse, les coordinations ultérieures devraient être attribuées à une émergence peu explicable (et aboutissant à faire dériver le logico-mathématique du physique) ; et synthétiques puisque la constatation joue un rôle essentiel. Mais, du fait même des indifférenciations relatives que nous venons de noter, ces conduites du stade I constitueraient alors déjà des intermédiaires entre le synthétique pur (jamais observé) et l’analytique pur. Mais si nous ne sommes pas d’accord sur la nature de cette indifférenciation initiale, soit qu’elle témoigne d’une situation déjà intermédiaire, soit qu’elle constitue un tertium quid inclassable, nous sommes tous d’accord pour considérer que, de cette situation indifférenciée procèdent ensuite par filiation les étapes ultérieures conduisant jusqu’à l’analytique pur.
Quant aux cas francs de transition, nous sommes tombés d’accord sur le caractère intermédiaire des conduites dans lesquelles la conservation est acquise pour les petites collections, mais pas pour les grandes (§ 14) et des cas dans lesquels la conservation est admise pour certaines transformations et pas pour d’autres (§ 18).
Mais la portée de ces cas intermédiaires dépend naturellement du système d’interprétation que l’on adopte. Indiquons d’abord que, en fonction des positions psychologiques générales indiquées plus haut, Apostel considère les réactions du stade II comme de nature physique et synthétique, et les autres auteurs comme logico-mathématiques et synthétiques : dans cette dernière perspective les cas intermédiaires constituent, alors un passage du statut synthétique au statut analytique, tandis que dans la première ils ne représentent qu’un mélange de réactions physiques-synthétiques et logiques-analytiques. En présence d’une telle divergence, la discussion du détail des faits demeure malheureusement d’un faible secours, bien que les psychologues de l’équipe n’aient cessé de faire toutes réserves sur les interprétations de ce détail qui leur étaient proposées en échange des leurs 5.
Par contre, étant donné l’accord obtenu sur un certain nombre de points essentiels, il est possible de faire le point comme suit en ce qui concerne les deux interprétations possibles des situations intermédiaires : ou bien on admet l’existence de coordinations logico-mathématiques synthétiques, avec intermédiaires entre le synthétique presque pur et l’analytique pur, et l’on se refuse à considérer une filiation entre le logico-mathématique et le physique, ou bien l’on refuse d’admettre les passages entre le synthétique et l’analytique, mais alors on est obligé de recourir à une filiation générale du logico-mathématique-analytique par rapport au physique-synthétique (filiation par abstraction et généralisations relativement « discontinues », mais filiation tout de même). Le lecteur est donc libre de choisir entre les deux termes de cette alternative, dont le premier revient donc à sacrifier la dichotomie analytique-synthétique à la dichotomie du logico-mathématique et du physique, celle-ci ne comportant pas de filiation, et dont le second revient à rendre les deux dichotomies plus solidaires l’une de l’autre, mais en admettant la filiation du logico-mathématique par rapport au physique.
Le troisième point d’accord est donc l’existence de filiations génétiques, mais avec désaccord quant à leur étendue et quant au degré de continuité qu’elles comportent. Le point essentiel sur lequel il y a accord est qu’il existe une filiation entre l’analytique et le synthétique, c’est-à -dire que les coordinations analytiques (Df. 28-29) dérivent génétiquement des coordinations synthétiques (Df. 30-31). Par contre, celui d’entre nous qui conçoit cette filiation comme une sorte de naissance discontinue ne voit pas d’obstacle à admettre la même filiation pour expliquer le passage génétique du physique au logico-mathématique, tandis que ceux d’entre nous qui considèrent la première filiation comme plus continue (sans l’être sans doute complètement) ou tout au moins comme comportant plus de termes de passages, ne trouvent dans les faits aucune raison pour considérer le logico-mathématique comme dérivant du physique (les deux termes étant peu différenciés au départ et se différenciant toujours plus mais sans qu’il existe un niveau d’où serait absente toute coordination logico-mathématique).
Quant à la question centrale de la continuité ou de la discontinuité entre le synthétique et l’analytique, l’un de nous (Apostel) maintient la discontinuité au moins relative, malgré son acceptation de l’hypothèse de la filiation ainsi que de l’existence des intermédiaires. Le second logicien de l’équipe (Mays) pense que si l’on trouve quelques intermédiaires, il existe toujours une possibilité d’en trouver davantage. Quant aux deux psychologues, l’existence d’une filiation leur paraît beaucoup plus importante que la présence ou l’absence de la continuité et ils iraient volontiers jusqu’à dire que cette dernière question ne présente pas grande signification, puisque le continu psychogénétique est essentiellement relatif à nos moyens d’investigations. Le fait que l’on trouve des intermédiaires, interprétés comme des réactions de transition, et surtout le fait qu’en introduisant de nouvelles variables (voir chap. V), on provoque l’apparition de nouveaux intermédiaires (même s’ils ne sont pas tous ordonnables selon la même série) leur donne également à penser qu’on en pourrait déceler bien davantage encore, en affinant les méthodes d’interrogation. Celui d’entre eux qui conçoit le développement sur le modèle d’une équilibration 6 reconnaît volontiers qu’entre l’analytique presque pur et l’analytique pur on peut admettre une discontinuité relative, mais cela à deux réserves près. La première est que si l’on définit l’analytique II par le rôle de l’inférence (Df. 29) et le synthétique II par celui de la constatation (Df. 31), ii doit exister tous les intermédiaires entre deux du fait que psychologiquement tous les degrés sont donnés entre la constatation sans inférence (à supposer qu’elle existe) et l’inférence presque pure : la frontière entre cette dernière et l’inférence pure prend alors une autre signification que si l’évolution antérieure s’était effectuée par saccades ; en d’autres termes l’arrivée au point d’équilibre est le résultat d’un processus sans doute beaucoup plus continu que ne le laissent supposer les coupures (stades) toujours relatives à nos instruments d’investigation. La seconde réserve est que, même au niveau de l’inférence pure, il existe des retours à la constatation, en particulier sous la forme des « constatations mentales » ou intériorisées (les plus grands mathématiciens y recourent au moment de l’invention, sans qu’on retrouve la trace dans la démonstration).
Pour en venir enfin aux conclusions générales, notre étude nous paraît comporter deux résultats essentiels, de portée plus large que les points d’accord ou de désaccord dont il vient d’être question.
Le premier de ces résultats est d’avoir pu montrer une correspondance entre un problème épistémologique et un problème génétique. Nos expériences, purement psychologiques, nous ont en effet renseigné sur le passage du synthétique à l’analytique. Deux d’entre elles nous ont montré qu’un même problème de logique des classes et d’arithmétique débute par un stade d’indifférenciation, devient un problème synthétique et finit par être un problème analytique. Elles nous ont appris le pluralisme des analytiques, la présence de réactions indifférenciées et d’intermédiaires (quelle que soit leur interprétation) ainsi que l’existence d’une filiation entre l’analytique et le synthétique (discontinue ou relativement continue).
Le second résultat est aussi prometteur de développements à venir : c’est d’avoir été obligés de transposer nos problèmes épistémologiques en termes d’action sans pouvoir nous borner au domaine des énoncés verbaux. Nous avons été conduits à définir, parce que nous les trouvions dans les faits, des coordinations d’actions répondant à la notion classique de l’analytique, jusqu’ici envisagée d’un point de vue essentiellement sémantico-linguistique : la dualité de la constatation et de l’inférence se retrouve, en effet, jusque sur le terrain des actions et de leurs schèmes, ce qui élargit considérablement le champ des structures logiques.
Or, il ne faut pas se dissimuler que c’est précisément cette extension du domaine logico-mathématique qui complique et renouvelle en un sens la question du synthétique et de l’analytique. Il fut un temps où l’on pouvait caractériser le synthétique par le recours à la seule perception, tandis que l’analytique demeurait la propriété de certains énoncés verbaux. D’un tel point de vue, il était naturellement exclu de supposer l’existence d’une filiation ou d’intermédiaires entre le synthétique et l’analytique, car il n’y a rien de commun entre la perception, même décrite verbalement (à titre de contenu de certains énoncés) et la forme syntactique ou les règles sémantiques du langage. Il était, d’autre part, facilement acceptable d’identifier l’analytique et le logico-mathématique ainsi que le synthétique et le physique. En étendant, comme nous avons été conduits à le faire, ces quatre mêmes notions au domaine des actions et de leurs coordinations, nous nous trouvons au contraire en présence d’une situation profondément modifiée : en effet, sur le terrain de l’action, l’inférence et la constatation, correspondant en gros à la coordination comme telle et à la lecture des résultats des actions particulières, se trouvent beaucoup plus proches que ne sont la perception et les règles du langage, ce qui soulève alors le problème des filiations et met en question l’unicité des deux dichotomies de l’analytique et du synthétique ainsi que du logico-mathématique et du physique.
Il est d’autant plus suggestif de constater que cette transformation des perspectives et cette remise en question de l’unicité des deux dichotomies classiquement admise par l’empirisme logique, a conduit, au sein de notre petite équipe, à une sorte de croisement des positions rappelant le changement d’épées dans Hamlet. En effet, celui d’entre nous qui se rattache à l’empirisme logique et qui par conséquent a été porté à conserver le maximum de discontinuité entre l’analytique et le synthétique s’est trouvé conduit par ailleurs à admettre une filiation non seulement entre eux, mais encore entre le logico-mathématique et le physique (filiation avec discontinuité due à un processus d’abstraction et de généralisation). Au contraire ceux d’entre nous qui étaient enclins à sacrifier sans regret la discontinuité de l’analytique et du synthétique, admettaient en même temps la non-correspondance entre cette dichotomie jugée inutile et la dichotomie du logico-mathématique et du physique. Mais alors, tout en considérant l’analytique comme dérivant génétiquement du synthétique ils se refusaient à admettre une filiation entre le logico-mathématique et le physique, ce qui constitue, il faut le reconnaître, une rencontre notable avec l’une des préoccupations essentielles de l’empirisme logique ! Seulement, s’ils écartaient l’hypothèse de cette seconde filiation, ce n’est pas par fidélité aux thèses de l’empirisme… C’est au contraire parce qu’ils n’étaient pas « empiristes » et que les faits psychologiques leur ont paru imposer la distinction entre deux formes d’abstraction que leur co-équipier était porté à unifier : l’abstraction à partir des propriétés de l’objet (propriétés de type II : Déf. 17), source des connaissances physiques, et l’abstraction à partir des propriétés de la coordination des actions (propriétés de type I, introduites par l’action dans l’objet : Déf. 16), source des connaissances logico-mathématiques.