L’Équilibration des structures cognitives : problème central du développement ()

Appendices a

Appendice I.
Réponse a quelques objections

 

 

Les versions successives de cet essai ont donné lieu à des critiques de la part de collègues dévoués que je remercie vivement, en particulier C. Nowinski. J’en ai naturellement tenu compte, mais il se peut qu’il subsiste des résidus non négligeables des thèses incriminées, ainsi est-il utile d’y revenir en quelques pages.

1° Une première critique revenait à dire que, si toute perturbation déclenche une régulation et si toute régulation comporte une compensation s’orientant vers l’équilibre, la thèse est toujours vraie et par conséquent tautologique. La réponse a été en partie fournie aux § 4 et 5. En effet, de façon générale, une perturbation n’est qu’un obstacle tenant en échec une assimilation (qu’il s’agisse d’un fait contredisant un jugement ou d’une situation empêchant l’arrivée à un but) : elle peut donc déclencher une régulation, mais il peut y avoir aussi incompréhension plus ou moins durable de la situation, rejet du schème, blocage de l’action, etc., donc autant de réactions témoignant d’une absence de régulations. D’autre part, s’il y a régulation, elle peut ne pas être compensatrice, comme c’est le cas d’un feedback positif renforçant une erreur. A ces arguments déjà fournis, ajoutons maintenant que les réactions possibles à la perturbation externe ou interne ne sont pas à classer en tout ou rien, mais qu’il existe de multiples intermédiaires entre l’échec et la réussite, sous la forme d’essais, plus ou moins frustes ou poussés, dans la direction des régulations compensatrices. Or, ce fait d’observation est important à noter, car, tout comme les équilibrations couronnées de succès, il soulève le problème général d’explication, qui est celui de la raison de telles tendances, aussi bien que des processus plus complets dont nous nous sommes occupés.

2° La seconde critique a naturellement été que, s’il est légitime de se référer à des types divers de régulations (à condition de ne pas les confondre), nous donnons par contre à la notion de compensation une signification

indéfiniment élargie, alors qu’en un sens précisé elle devrait être limitée au processus des feedback négatifs. Au terme de cet essai cherchons à donner une réponse synthétique à une telle objection, qui reviendra sans doute souvent.

Pour ce qui est des régulations, il eût certes fallu les analyser dans le détail de leurs variétés élémentaires, mais nous ne possédons pas assez de faits à cet égard, dans le domaine du comportement, et c’est une question à reprendre. Par contre, il semble assuré, et cela nous suffisait, que toute régulation comporte des processus de sens opposés (à commencer par la direction rétroactive de tout feedback) et des variations en plus ou moins, donc dans les deux cas un réglage des caractères positifs et négatifs. Certes, on peut soutenir qu’aux relations « plus-moins » et « moins-plus » du feedback négatif correspondent des relations « plus-plus » dans les feedback positifs : mais, comme déjà dit, ou bien il s’agit alors de remédier à un déficit, de combler une lacune, etc., sans quoi le feedback positif serait inutile, ou bien les deux « plus » sont orientés en sens contraires comme dans une fonction telle que « plus de résistance → plus d’effort » (1).

Ce caractère général des régulations, à défaut duquel on ne voit pas comment les actions pourraient être améliorées par leur réglage, permet alors de donner des compensations une définition synthétique et formelle : il y a compensation lorsque, en réponse à une perturbation, le sujet s’efforce de coordonner les caractères positifs et négatifs de la situation, et la compensation est complète lorsque à toutes les affirmations correspondent les négations qu’elles impliquent. Cette définition présente le double avantage de s’appliquer aux systèmes opératoires (logico-mathématiques) finals, qui sont entièrement compensateurs, et de prévoir des degrés dans les compensations, à partir de leur absence, en passant par les essais infructueux (rappelés sous 1°) et par toutes les formes plus ou moins évoluées, en fonction de leurs contenus si divers. En ce cas, la diversité des contenus ne constitue plus un défaut, puisqu’en chacun d’eux on retrouve le même problème, si difficile pour les jeunes sujets, de coordonner les aspects positifs et négatifs des situations, ce qui exige un dépassement constant des observables.

3° On comprend alors la raison des lois d’évolution que nous avons pu dégager. Tout d’abord la raison des déséquilibres initiaux, donc de la nécessité des compensations, est le primat systématique du caractère positif des observables, dont l’assimilation repose au départ sur un jeu presque exclusif d’affirmations sans négations. Les premières négations sont en ce cas imposées du dehors, sous la forme de perturbations exogènes et les premières conduites du sujet consiste à les contrer par suppressions ou accommodations : d’où les conduites α du § 13. Après quoi les perturbations et les compensations sont peu à peu intégrées au système, dans lequel elles s’intériorisent (conduites β et γ). Mais alors quel est le mécanisme de cette intériori-

(1) Dans le modèle IA du chapitre II il intervient en outre une relation plus-plus dans la transmission du mouvement de l’agent au patient : mais en ce cas il ne s’agit plus d’une régulation, puisque cette transmission est admise en fonction de covariations simplement constatées et d’une inférence causale directe. Il y intervient néanmoins une compensation opératoire entre ce que dépense l’agent et ce que gagne le patient (transmission, avec conservation, de mv et de 1/2 mv2).

sation, qu’on nous a également reproché de ne pas dégager suffisamment ? La raison fonctionnelle, tout d’abord, en est simple : les compensations initiales sont toujours incomplètes, du fait de l’écart considérable qui est à combler entre les affirmations et les négations et de la nécessité, pour obtenir celles-ci, de les construire au moyen de coordinations inférentielles et logiques (élaboration de classifications, de systèmes de relations, etc.). En ce cas les régulations initiales ne suffisent pas, et les compensations supplémentaires qu’elles appellent engendrent alors les régulations de régulations, dont la production constitue ipso facto une intériorisation.

Au plan de ces raisons fonctionnelles (et sans rappeler encore la formation nécessaire des régulateurs fournissant les raisons structurales), nous ne sortons donc pas du domaine des compensations, puisque l’affinement des régulations est indissociable d’un progrès des compensations. On pourrait dire qu’en ce cas celles-ci constituent une condition nécessaire, mais non suffisante, de l’équilibration, puisque le moteur essentiel de cette dernière est le perfectionnement des régulations, donc une auto-organisation progressive. Mais cela reviendrait à dissocier, sous forme de conditions séparées, les facteurs de construction et ceux de compensation : or, ils sont inséparables, puisque la construction résulte de régulations des régulations (à la deuxième puis à la n-ième puissance) et qu’elle exige ainsi une amélioration continuelle des compensations.

4° Mais l’objection principale qu’on nous adresse souvent est de nous confiner dans la description sans présenter d’explication. Pour pouvoir y répondre commençons par préciser le critère distinguant ces deux moments. La description atteint un certain nombre de faits généraux (stades d’un développement, directions suivies, rapports entre tel caractère et tel autre, aspects solidaires d’une formation, etc.), mais sans dépasser le niveau des constatations, donc des observables, et de la détermination de leur degré de généralité. L’explication commence, au contraire, à partir du moment où l’on peut dégager les raisons de ces faits généraux, ce qui revient à les rattacher les uns aux autres ou à d’autres non encore connus, mais par un lien de nécessité déductive orienté dans la direction d’une construction théorique. Seulement, en ce qui concerne cette nécessité, il va de soi que de multiples paliers peuvent être distingués, du double point de vue des connexions logiques internes des inférences utilisées ainsi que de leur vérification expérimentale en cas de théorie relative à une science de faits. Du premier de ces deux points de vue, tous les intermédiaires sont possibles entre les connexions dont la nécessité demeure vraisemblable ou simplement probable, et les articulations d’une théorie dûment formalisée. Quant au contrôle expérimental on trouve de même toutes les transitions entre un accord global avec les faits, dont la diversité permet des recoupements variés, et une vérification point par point, même en ce qui concerne des énoncés apparemment évidents.

En ce qui nous concerne, nous ne saurions nous vanter, ni d’une théorie déductive poussée, ni d’un accord avec les faits vérifiés au-delà des recoupements entre les résultats de recherches variées. Néanmoins nous croyons dépasser le niveau de la description sur un certain nombre de points, où il devient possible d’invoquer des « raisons », les unes demeurant fonction-

nelles, c’est-à-dire se bornant à indiquer en quoi est nécessaire un fonctionnement observé, les autres « structurales », c’est-à-dire correspondant à un mécanisme causal.

Inutile d’insister davantage sur les raisons fonctionnelles. Il est clair que, si la connaissance est due à des activités d’assimilation et d’accommodation, cela exige leur mise en équilibre. D’autre part, s’il existe aux stades initiaux une asymétrie systématique des caractères positifs et négatifs, il va de soi que cette équilibration ne saurait être immédiate et exige un jeu durable de régulations compensatrices, ne portant d’abord que sur les observables et les coordinations élémentaires, mais dont chaque succès limité demande, en tant qu’incomplet, aussi bien que réussite amorcée, une amélioration de ces régulations : contrairement aux hypothèses ramenant la connaissance à une copie du réel ou au déploiement de structures innées, les notions d’assimilation ou d’accommodation impliquent, en effet, la nécessité d’un fonctionnement continu, pour assurer l’alimentation de la première et la soumission à la seconde. Or, à la différence de l’assimilation et de l’accommodation organiques, ne portant que sur les substances et énergies nécessaires à la conservation de structures toujours particulières, l’assimilation et l’accommodation cognitives, tout en prolongeant ces processus biologiques, ne peuvent qu’élargir constamment leur champ (qui, à la limite, comprend tout le réel plus le monde progressif des possibles). Mais cet élargissement indéfini ne saurait se réduire à un entassement simplement additif, puisque le propre de l’assimilation est au contraire de constituer une intégration effective, autrement dit un jeu de mises en relation comportant la formation de totalités refermées cycliquement sur elles-mêmes.

Ceci nous ramène aux raisons structurales, que nous pouvons réduire aux sept suivantes :

1° La première, qui conditionne tout le reste, est naturellement ce caractère d’interdépendance, donc de cycle, des composantes de tout système assimilateur (des schèmes élémentaires eux-mêmes jusqu’aux rangs supérieurs) : qui dit assimilation, donc intégration, se réfère nécessairement à un système antérieur, quel que soit son rang, plus ou moins solidement ou durablement intégré selon de tels cycles, sinon l’assimilation se réduirait à des « associations » contingentes. Cela est vrai dès les premières assimilations sensori-motrices (dues à des schèmes réflexes dont l’intégration est donc héréditaire) jusqu’aux assimilations formelles supérieures.

2° Le facteur fondamental d’un équilibre cognitif est alors l’action conservatrice qu’exercent les totalités des systèmes (de tout rang) sur leurs parties dans la mesure où les unes et les autres sont achevées. Il est vrai que cet achèvement est variable, d’où une stabilité renforcée ou affaiblie selon les nouvelles accommodations. Mais cette action de la totalité reste essentielle à toutes les étapes puisqu’elle résulte du fonctionnement antérieur de l’assimilation et que la conservation du cycle total, donc la subordination des parties, est la condition sine qua non de la continuation de ce fonctionnement. C’est donc ce pouvoir conservateur du tout qui constitue le régulateur orientant à chaque instant les régulations et sous la forme d’une exigence impérative : ou bien devient possible l’insertion des nouvelles assimilations et

accommodations dans le cycle d’ensemble, ou bien il y a rupture de ce cycle et abandon du système.

3° Les totalités ainsi élaborées ne représentent, d’autre part, jamais un terme final du fait que la régulation de leur fonctionnement ne progresse pas seulement dans le sens rétroactif, mais engendre tôt ou tard des anticipations qui donnent alors naissance à des « réfléchissements » (§ 6) : d’où de nouveaux paliers sur lesquels les actions ou opérations utilisées à titre d’instruments dans la structure antérieure peuvent devenir objets thématisés de pensée (ou d’assimilation selon son niveau). Il en résulte un élargissement de la structure, avec extension des variations en plus et en moins ou des correspondances entre les négations et les caractères positifs. Toute l’histoire des mathématiques relève d’un tel processus d’abstraction réfléchissante expliquant la formation de structures nouvelles à partir des précédentes, et on l’observe dès les débuts de la psychogenèse.

4° Ce « réfléchissement », en tant que formation de nouveaux paliers, est en effet indissociable d’une « réflexion » réorganisatrice qui l’oriente donc dans le sens d’une compensation plus poussée des (+) et des (— ). Mais ni le réfléchissement ni cette réflexion ne sont étrangers au processus des régulations : si le premier résulte d’une prise de conscience du réglage en jeu (d’où les thématisations d’opérations antérieures), la seconde constitue en fait une nouvelle régulation se greffant, en les dirigeant, sur les régulations précédentes. La formation des régulations de régulations s’explique ainsi par une action de l’abstraction réfléchissante, non pas en tant que nouveau facteur introduit de l’extérieur, mais en tant que différenciation d’un même mécanisme, ces deux processus constituant les deux aspects d’une même réalité et se traduisant par le même résultat qui est la formation d’opérations sur des opérations. On voit alors pourquoi la structure antérieure est mieux comprise, ou plus précisément n’est effectivement comprise qu’une fois intégrée dans la suivante (comme cela est à nouveau courant en mathématiques aussi bien que dans la psychogenèse).

5° On en arrive alors à ce résultat paradoxal que chaque structure s’appuie sur la suivante en tant que réalisant les possibilités ouvertes par la précédente : en effet, si le régulateur de la précédente est constitué par le pouvoir de sa totalité en tant que cycle, la construction de la suivante est soumise dès le départ à la nécessité de conserver ce dernier en sa forme de cycle, mais en l’élargissant, ce qui revient à dire que les nouvelles assimilations et accommodations constituent à la fois les dérivées et le soutien des précédentes puisqu’elles les éclairent en les complétant (exemple toute généralisation récurrentielle).

6° L’équilibration majorante, en tant que meilleur équilibre distinct du retour à un équilibre antérieur simplement mieux stabilisé, et en tant qu’unissant de façon indissociable les constructions et les compensations, ne s’explique donc pas seulement par le besoin d’une alimentation des schèmes d’assimilation (théoriquement illimitée, mais qui a elle seule ne conduirait qu’à des entassements cumulatifs) : elle consiste en ce que les formes des structures antérieures deviennent (par thématisation réflexive) les contenus

de formes supérieures, et peuvent alors être complétées par de nouveaux contenus grâce à cette sorte de généralisation proprement logico-mathématique qui engendre ses propres contenus par la combinaison indéfinie des opérations directes et inverses (cf. le passage des nombres naturels N aux entiers Z, aux rationnels Q et aux réels R). A la limite le problème de l’équilibration majorante se confond donc avec celui de la fécondité des mathématiques, au niveau où les régulations de régulations aboutissent à l’état d’opérations sur des opérations ou d’opérations à la n-ième puissance. En d’autres termes, les régulations de régulations, qui, à partir d’un certain niveau, consistent en nouvelles « réflexions » sur les précédentes, aboutissent à la construction continuelle de formes non encore connues, englobant à titre de contenus celles qui lui sont antérieures, tout en les complétant par la création d’autres contenus engendrés par les opérations inhérentes à ces formes supérieures.

7° Mais il est clair que cette construction en intériorisation s’accompagne d’attributions aux objets, en extériorisation, d’où les niveaux successifs caractérisant la causalité et les interactions fonctionnelles de la pensée logico-mathématique et de la pensée physique.

 

 

 

 

 

Appendice II.
Morphismes et régulations

 

 

 

Le Centre d’Epistémologie génétique s’est engagé, ces derniers temps, en un nouveau travail consistant à étudier, à tous les niveaux du développement mental, les correspondances et morphismes établis par le sujet et qui sont indispensables à la formation puis à l’organisation des opérations. Il y a donc là une autre perspective et qui, au premier abord, semble étrangère à celle des régulations et de l’équilibration, adoptée dans le présent ouvrage. Mais, sans préjuger du résultat de ces travaux en cours, il peut être utile de signaler, dès à présent, que les deux points de vue des morphismes et des régulations sont constamment complémentaires et que l’un ne remplace jamais l’autre mais l’appelle au contraire. Il y a à cela deux raisons.

La première est que toute régulation suppose des mises en correspondances. Nous avons, en effet, défini la régulation (§ 4) par les effets en retour qu’exercent sur les répétitions d’une action les reprises antérieures de celle-ci, autrement dit par les corrections ou renforcements intervenant dans la répétition d’une action au vu des résultats obtenus lors des essais précédents. S’il en est ainsi, et que la régulation soit globale ou détaillée, imprécise ou précise, encore infructueuse ou déjà réussie, il va de soi qu’elle implique des comparaisons, donc des mises en correspondances, et même de toutes sortes entre les nouveaux résultats et ceux qui lui sont antérieurs, entre tel ou tel aspect du résultat et telle ou telle partie de l’action, etc. Le seul fait d’appliquer plusieurs fois un même schème à une même situation (que ce schème soit modifié en cours de route ou demeure d’abord identique) constitue déjà une « application » au sens de la théorie des correspondances. En un mot, il ne saurait se constituer de régulations cognitives sans des mises en correspondances de diverses formes, partielles ou plus ou moins complètes, et l’étude des morphismes est donc, non seulement utile, mais même indispensable sitôt que l’on désire analyser la technique des régulations et non pas seulement leurs interventions et les compensations qu’elles peuvent entraîner, ce à quoi nous nous sommes limités en cet ouvrage.

Mais la seconde raison de l’union nécessaire de ces deux points de vue des morphismes et des régulations est que, comme nous avons pu le constater d’emblée, l’évolution des premiers au cours du développement cognitif

donne lieu à toutes sortes de corrections, complètements et renforcements, ce qui revient à dire qu’eux aussi obéissent à des lois d’équilibration interne et présentent leurs propres équilibrations majorantes.

Dans les grandes lignes nous avons, en effet, constaté les étapes suivantes. Débutant, de façon générale que par une recherche de bijections, le sujet n’en vient qu’ensuite, sous l’effet de la résistance des objets, à des correspondances surjectives et injectives, mais sans leurs réciproques (que nous appellerons respectivement multijections et sous-jections), faute de pouvoir retrouver par correspondance un à plusieurs les propriétés ou éléments surjectés en des totalités et surtout faute de comprendre les correspondances incomplètes ou sous-jections (d’où en particulier les difficultés d’inclusion : voir plus haut le § 30). Lorsque les réciproques sont saisies, la composition des applications et de leurs réciproques devient possible et il s’ensuit la formation de morphismes, si nous les caractérisons par le double progrès de correspondance portant sur les relations et pas seulement sur les termes (en compréhension comme en extension) et la nature transférable de ces correspondances généralisées (en opposition avec les applications, qui portent sur les seules situations données). Les compositions de morphismes entre eux permettent alors la formation de « catégories » particulières et enfin les morphismes entre catégories (que l’on appelle « foncteurs ») permettent d’atteindre les catégories générales, qu’il est alors possible de traduire en structures opératoires, moyennant l’introduction de la réversibilité par inversion et des quantifications qu’elle entraîne.

Il est alors clair qu’une telle évolution constitue une équilibration non pas du fait que tout progrès consiste à compléter un système inachevé et impliquerait ainsi des compensations par simple comblement des lacunes, ce qui serait une description tautologique, mais parce que (comme ce doit être le cas si l’on veut parler de compensation) les difficultés à surmonter se présentent sous forme de déséquilibres, dus à des obstacles ou résistances de nouveaux contenus aux formes jusque-là suffisantes, et que la victoire sur ces obstacles ouvre des possibilités nouvelles. C’est ce que nous chercherons à montrer dans le détail des résultats obtenus.

 

 

 

 

 

 

Appendice III.
Phénocopies et intériorisation des perturbations

Le § 13 a cherché à montrer comment une perturbation, d’abord subie comme extérieure et donnant alors lieu à un essai d’annulation (conduites α), provoque ensuite une accommodation des schèmes du sujet (conduites β) et est finalement intériorisée à titre de variation interne du système (conduites γ). Or, ce processus peut être considéré comme comportant des racines biologiques : en la formulant dans les termes order from noise, H. von Foerster a montré la possibilité pour un « bruit » affectant d’abord du dehors l’organisme, de devenir ensuite une source d’information utile.

Mais surtout la succession des conduites α à γ constitue, du point de vue cognitif, un passage de l’exogène (variation constatée empiriquement) à l’endogène (la même variation reconstruite opératoirement) et un tel passage trouve son répondant dans le phénomène biologique courant que l’on appelle « phénocopie » : il se définit en effet comme le remplacement d’un phénotype dû aux pressions du milieu par un génotype dû aux activités géniques de l’organisme, qui reproduit alors de façon endogène les caractères du phénotype initial. Or, sans invoquer l’hérédité de l’acquis au sens lamarckien, ni même avoir besoin des actions de l’ARN sur l’ADN récemment mises en lumière dans certains cas particuliers, nous avons cherché récemment (1), à propos de phénocopies observées chez des Limnées et des Sedum, à interpréter ce phénomène de la manière suivante. Si le milieu n’engendre qu’un phénotype ordinaire, compris dans les « normes de réaction » antérieures, il n’y a pas de raison pour qu’il donne lieu à une reconstruction endogène. Par contre, si la variation exogène est source d’un déséquilibre plus ou moins profond, celui-ci peut aller jusqu’à sensibiliser les gènes régulateurs correspondant aux régions modifiées de l’organisme. En ce cas, cette sensibilisation ne consiste naturellement pas en informations sur les caractères des variations exogènes nouvellement produites, ni surtout sur ce qu’il s’agit de faire pour réagir : il y a simplement contrecoup du déséquilibre ainsi engendré

(1)Voir Adaptation vitale et psychologie de l’intelligence : phénocopie et sélection organique, Hermann, 1974.

indiquant par un feeback l’existence d’une perturbation dans les synthèses commandées par le génome. En ce cas, celui-ci « répond », selon l’expression consacrée, par une production de variations plus ou moins aléatoires et soumises, comme toutes les autres, à des mécanismes sélectifs. Or, dans le cas particulier où le phénotype a perturbé l’équilibre du milieu interne, c’est ce dernier qui constituera les instruments de sélection il y aura donc « sélection organique », au sens de J. M. Baldwin et il est alors normal que la variation endogène finisse par ressembler au phénotype, puisqu’elle a été obligée, par sélections, de se mouler dans le cadre modifié par le phénotype.

Or, les phénotypes sont, dans la plupart des cas, liés de près au comportement et chez les végétaux, aux variations dites réactionnelles. Le passage de l’exogène à l’endogène semble ainsi constituer un processus très général, intéressant tous les domaines de la vie, de l’organisme aux fonctions cognitives. Mais, en ce qui concerne ces dernières, il va de soi que la reconstruction endogène et déductive des liaisons d’abord empiriques ne remonte pas jusqu’au génome, puisque le développement des connaissances est affaire d’équilibration et non pas d’une programmation innée. Mais les régulations jouent de même un rôle fondamental dans la vie organique, y compris à l’intérieur du génome et L. L. Whyte est allé jusqu’à faire l’hypothèse d’une régulation des mutations, dont il n’est pas exclu qu’elle intervienne dans les phénocopies puisqu’elle dépend elle aussi du milieu intérieur.

De façon générale toute l’évolution biologique et avec elle celle des fonctions cognitives qui en procède, d’abord dominée par les nécessités permanentes d’un équilibre entre l’organisme et le milieu extérieur (ou entre le sujet et les objets), se caractérisent par une autonomie croissante de l’organisme ou du sujet en leur auto-organisation, donc par une équilibration de plus en plus intériorisée, et, à cet égard, le remplacement des processus exogènes par des mécanismes endogènes, dont témoignent les phénocopies ainsi que tout le développement cognitif réexaminé en cet ouvrage, joue un rôle fondamental.

 

 

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