Bertrand de Launay, Le Poker nucléaire : comme brebis à l’abattoir [préface] (1983)a
I
La montée vers la guerre nucléaire soulève en moi la même colère immense et sourde, et par moments presque désespérée, qui me tenait dès 1933 devant la montée vers la guerre hitlérienne : aujourd’hui comme alors nous avons droit aux mêmes discours très fermes et aux mêmes arguments sans prise sur les vertiges de l’irrationnel, aux mêmes calculs débiles devant le démesuré, dans le même aveuglement systématique des dirigeants de nos États, de nos médias, et des stratèges de l’internationale (Est-Ouest) des armements, chargée d’assurer nos défenses nationales.
Les démocraties ont vaincu, en 1945, à l’aide de la bombe atomique, arme totalitaire par excellence. Elle les domine depuis lors et les soumet à la même sophistique de dissuasion et aux mêmes enchaînements d’hypothèses aberrantes dans les deux camps désormais en présence. L’équilibre de la terreur, tel est le nom qu’ils ont inventé pour la paix.
Nous disons que cet équilibre ne saurait être maintenu jusqu’au bout que par la destruction [p. 10] totale, réciproque et simultanée des partenaires. Nous disons que cela ne peut que mal finir si l’on ne se décide pas à tout changer tout de suite : je veux dire à détruire en même temps, des deux côtés, toutes les armes nucléaires existantes.
La couverture d’un récent numéro de Time portait en grosses lettres :
NUCLEAR POKER
The Stakes get higher and higher.1
Non, messieurs les ministres, vous n’avez pas le droit de « jouer au poker » la survie de l’humanité.
En attendant, il devient chaque jour plus évident qu’à « l’équilibre de la terreur » correspond et répond en écho, à l’échelle internationale, le terrorisme déstabilisant. Que voulez-vous, l’exemple vient de haut !
II
Cassandre toujours fut tenue pour responsable des malheurs qu’elle annonçait. Ainsi va-t-il de ceux qui tentent encore de prévenir cette « solution finale » que serait, pour l’humanité tout entière, la guerre nucléaire. Ces « pacifistes » sont montrés du doigt et insultés comme étant les vrais fauteurs de guerre, dans la presse à peu près unanime à l’ouest du rideau de fer, de la droite traditionnelle à la gauche dès qu’elle est au pouvoir.
[p. 11] Il est donc entendu que ceux qui mettent en garde contre le nucléaire, sous toutes ses formes du système, sont de sinistres névrosés, acharnés à détruire, sans scrupules, la sacro-sainte stabilité dans l’erreur des autruches qui nous gouvernent.
Trois accusations pèsent sur les partisans du désarmement nucléaire intégral, dont je suis.
— Ils ont été traumatisés par la bombe d’Hiroshima. Vous non, sans doute ? Vous n’avez rien senti ? Voilà qui est grave.
Névrosé est celui qui réagit d’une manière anormale à la cause de son angoisse : il tente de nier sa réalité, ou de passer avec elle « un compromis dont il tire, dans sa position névrotique, un certain profit2 ». On a reconnu les partisans du nucléaire en général, et de la dissuasion en particulier.
— Ils sont manipulés par Moscou. Cette hypothèse suppose que les « pacifistes », c’est-à-dire ceux qui n’aiment pas l’idée d’une fin brutale et prochaine de l’humanité, sont nécessairement partisans d’une guerre « gagnée » par Moscou à la faveur d’une démission de l’Occident. Et en effet, certains d’entre eux ont pris pour devise le fameux Better red than dead (plutôt rouge que mort) lancé par Bertrand Russell à l’Université de Berkeley (Californie) en 1961. Le philosophe Sidney Hook lui répondit aussitôt : « Si nous vous suivions, nous finirions par être à la fois rouges et morts. »
Il est clair que Moscou ne saurait favoriser les antinucléaires qu’à l’Ouest. Aussi bien, ces derniers ne s’y sont pas trompés : ils favorisent les mouvements pacifistes en RDA, en Pologne, en URSS même, où ils sont encore clandestins. Ils sont seuls [p. 13] à pouvoir le faire dans notre camp, où ils sont seuls aussi à n’être pas manipulés par Washington.
— Ils sont mal informés. Ce livre suffit pour répondre. (La désinformation systématique par les médias et par certains experts payés pour ça, est le scandale majeur du xxe siècle.)
III. Progrès des armements
— Moyen Âge et Renaissance : duel à l’épée, arrêt au premier sang.
— xviiie-xxe siècles : pistolet — un coup chacun.
— Fin du xxe siècle : chacun lance une grenade sur l’autre. Deux morts certaines au premier échange.
Cela correspond à :
— guerre réglée, conventionnelle, jusqu’à la Révolution française ;
— guerre limitée aux armées : on n’essaie pas d’anéantir la population du pays ennemi, mais seulement ses forces armées ;
— anéantissement réciproque total.
Une seule manière de s’arrêter avant ce stade final : supprimer toutes les armes nucléaires, partout, dans les moindres délais. Faire de cet objectif, préalablement accepté de part et d’autre, l’objet unique et la finalité expressément déclarée des prochaines conférences de Genève.
Vous me répondrez que c’est impossible, car cela désorganiserait l’économie mondiale et ferait au surplus des millions de chômeurs. Votre devise serait-elle : « plutôt la fin de l’Humanité que la ruine [p. 14] de ma société » ? Ou simplement : « plutôt morts que chômeurs » ?
Cet « impossible » est pourtant seul possible.
Avec des dizaines de milliers d’armes nucléaires sur tous les continents et les humains étant ce qu’ils sont, les chances d’éviter dans les années qui viennent accidents et malentendus, violations d’engagements, attaques surprises, coups de folie ou actes terroristes individuels ou collectifs, chances déjà bien faibles aujourd’hui, tendent vers zéro, comme le siècle tend vers sa fin. Tandis qu’avec les mêmes humains, pas meilleurs certes, mais privés d’armes nucléaires, l’Histoire peut encore continuer.
Cela suffira-t-il à faire admettre la seule solution raisonnable ?
Tendance suicidaire du genre humain au xxe siècle
Notre mort individuelle est inévitable, et pourtant nous faisons tout pour l’éviter.
La guerre nucléaire est évitable, et nous faisons tout ce qu’il faut pour qu’elle arrive.
Les calculs imbéciles de « l’overkill »
Vouloir comparer les « mégatonnages » (nombre d’armes et puissance explosive totale des arsenaux nucléaires américain et soviétique) est absurde, et ne peut conduire qu’à des conclusions probablement fausses dans le domaine militaire, et ruineuses à coup sûr dans le domaine économique.
Les totaux perdent toute signification à mesure qu’ils grandissent, puisque les premiers tirs peuvent être décisifs.
Mettons qu’aujourd’hui, les États-Unis aient de quoi tuer 32 000 fois tous les humains. Mais comme [p. 15] les Soviétiques en seraient à 38 000, il est clair, me dit-on, qu’un effort gigantesque doit être demandé aux industries d’armes américaines to stop the gap, pour combler ce retard tragique.
Ce raisonnement relève d’un âge mental de joueurs de billes. Si j’ai trois billes (ou missiles) et toi six, j’ai raison d’être inquiet. Mais si j’en ai 30 000 et toi 60 000, nous sommes « à égalité » à toutes fins utiles, étant immergés l’un et l’autre dans l’incommensurable et le non-sens.
Que faudra-t-il encore pour que les Grands comprennent cette évidence arithmétique : comparer n’a plus aucun sens sitôt qu’on entre dans le démesuré ?
IV. Vous avez dit : « Catastrophisme » ?
Vous oubliez que les prophètes sont là pour empêcher les catastrophes que vous préparez.
Dans la tradition antique, je trouve ce dicton latin :
Utinam vates falsus sim
(Plaise au Ciel que je sois faux prophète)
Et dans la tradition biblique, ce soupir déchirant du vrai prophète :
Seigneur, tu le sais, je n’ai pas désiré le jour du malheur ! (Jérémie, 17.16)