Le Patrimoine européen [conclusion] (1984)a
En ouvrant ce colloque, le professeur Jacques Freymond affirmait ne pas savoir très bien comment les choses allaient se dérouler. Peut-être qu’il le feignait, peut-être non : ce qui est certain, c’est qu’il peut se féliciter des résultats atteints ! Car en laissant les choses aller, il les a livrées à une logique qui s’est imposée à nous tous, celle du concept même de patrimoine culturel européen, selon la dialectique de ses ambiguïtés, pour ne pas dire de ses contradictions.
En effet, le concept de patrimoine évoque une somme de passé, un objet d’études pour les universitaires et une espèce de capital garanti pour couvrir les dépenses courantes. Mais aucun de nous, je m’en assure, ne serait venu ici pour le seul plaisir de dresser un bilan ou pour célébrer les bons vieux temps. Si nous nous intéressons au patrimoine, c’est dans le souci d’un héritage à transmettre vivant ; et si nous nous intéressons à l’histoire, plus que toutes les générations précédentes, c’est pour mieux voir vers quoi nous allons et ce qu’il nous faut faire pour éviter le pire, confrontés que nous sommes — même quand nous l’oublions — à la double possibilité ouverte pour la première fois depuis que l’homme existe, — soit d’une fédération des peuples de la planète, d’abord par continents, puis à l’échelle mondiale ; — ou de la destruction du genre humain comme de toute vie terrestre, tant animale que végétale. (Le stock de bombes nucléaires existant et qui représente déjà quatre tonnes d’équivalent TNT par tête d’habitant du globe, y suffirait très largement.)
[p. 204] Tel étant l’arrière-plan général de crise et donc d’urgence (pour dire le moins) de toute étude contemporaine sur l’évolution des civilisations, venons-en à notre objet spécifique. Le patrimoine européen s’est constitué du même mouvement à travers le temps et qui va des origines mystiques au drame actuel, des rivages où se situe l’enlèvement d’Europe, fille du roi de Tyr par Zeus, le père des dieux grecs, jusqu’aux rivages de l’Atlantique et au-delà, et c’est le mouvement qui va du Proche-Orient vers l’Occident lointain, comme le soleil. Tout naturellement dans nos exposés, nous sommes partis de Byzance et de sa fille nordique, la Russie, et même plus à l’est de cette contrée qu’on nomme aujourd’hui le Liban, pour remonter à travers la Grèce et les Balkans, par la Roumanie, la Hongrie, la Vienne au crépuscule de la double monarchie, jusqu’à rejoindre l’Europe de l’Ouest et ses problèmes actuels de dépassement des frontières étatiques et d’action pour une union culturelle qui transcende les actuelles frontières stato-nationales.
Quelques remarques sur ce trajet géographico-historique : il me semble avoir curieusement contourné l’Empire romain, et par là même corrigé quelque peu la trop célèbre définition donnée par Paul Valéry d’une Europe purement méditerranéenne, qui serait née de la triple influence d’Athènes, de Rome et de Jérusalem. Je regrette que nous n’ayons pas eu l’occasion de souligner assez fortement que trois influences originelles sont venues recouvrir un continent presque entièrement peuplé par les Germains et par les Celtes, — de là deux nouvelles sources de notre culture commune, se mariant plus ou moins bien avec les sources méditerranéennes, pour former un ensemble nouveau, riche de contrastes, bien plus : riche d’antinomies déclarées, qui expliquait à la fois le dynamisme unique et les violences qui caractérisent notre histoire. (Une autre fois, j’espère que nous aurons le temps de mieux définir deux autres apports importants qui compliquent encore le tableau : l’apport du monde arabe pendant [p. 205] le Moyen Âge, essentiellement, et beaucoup plus tard, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, l’apport slave. Sans oublier de mentionner dans notre siècle, l’influence des arts et des rythmes africains — via les deux Amériques — et l’influence des philosophies extrême-orientales (yoga hindou et bouddhisme zen.)
Enfin, nous avons tenté quelques survols de cette unité dans la pluralité des sources et les antinomies parfois créatrices ; dans le domaine littéraire, en nous interrogeant sur ce que l’on peut appeler les classiques européens ; et dans le domaine spirituel, en rappelant l’action du pape pour l’union de l’Europe.
Tout au long de ces trois journées, il me semble que nous avons fourni un effort unanime et, je crois, réussi, pour entretenir le dialogue entre ce que les polémiques politiques baptisent l’Est totalitaire et l’Ouest ploutocratique, mais que nous préférons nommer ici les différences, voir l’antagonisme entre le centralisme démocratique, tel qu’il se nomme à l’Est, et les démocraties libérales telles qu’elles se veulent à l’Ouest.
Resserrons-nous maintenant sur ce que j’ai appelé la logique interne de tout débat sur le patrimoine culturel européen.
Nous avons constaté que le patrimoine, au sens de passé dont nous héritons, ne peut être maintenu, défendu, garanti, que par son renouvellement, sa recréation permanente. Et que le respect du passé suppose que l’on fasse tout autre chose que de le transformer en routine. Il s’agit de retrouver constamment, par des voies et moyens qui apparaissent « révolutionnaires », l’esprit animateur des origines et de l’évolution de ce patrimoine.
Je pense que nous serons tous d’accord pour [p. 206] constater qu’il s’agit là d’un processus dialectique, dont le principe m’apparaît être la coexistence, ou mieux : la co-action des contraires maintenus dans leurs oppositions, contradictions, antinomies qu’il s’agit de rendre créatrices. « Tenir ensemble les deux bouts de la chaîne », disait Pascal. Il y voyait la condition d’une pensée réaliste, tout englobante. Cela peut signifier pour nous : assumer le conflit permanent et nécessaire des antinomies, dont voici une petite liste que j’ai établie pendant que vous parliez, les uns et les autres :
— tradition sans cesse ranimée par innovation ;
— conservation rendue possible par renouvellement ;
— le particulier considéré comme initiation à l’universel ;
— la sécurité garantie par le courage d’affronter les risques ;
— l’union solide ayant pour fonction de garantir l’autonomie de ses membres.
Tout cela, pour moi, se concrétise dans la notion de régions (vous pensez bien que j’allais y revenir) comme condition de toute fédération d’une Europe ouverte sur le monde.
J’ai eu ici la très heureuse surprise de constater que la nécessité moderne des régions politiques, civiques, économiques, écologiques, paraît de plus en plus généralement approuvée parmi les membres de ce colloque, tant de l’Est que de l’Ouest ou du Centre. C’est une des leçons réconfortantes que je retiendrai de cette rencontre.
Mais à la suite de mes interventions sur ce thème des régions, je saisis l’occasion de ces conclusions pour apporter une importante précision. On a coutume, à propos des régions, d’insister sur le nécessaire enracinement de l’homme. La métaphore peut égarer. Les racines appartiennent au sens propre à la vie végétale. Et certes, cela correspond [p. 207] aux débuts de la vie humaine, et à la formation de l’enfant dans un milieu naturel et humain où l’on dit « qu’il a ses racines ». Mais en fait l’homme n’est pas un légume, c’est un animal, et quand il devient adulte, ce n’est plus l’enracinement mais la mobilité qui le caractérise. On a beaucoup exagéré l’importance des racines — c’est-à-dire du passé — dans une certaine philosophie fortement politisée de la fin du xixe et du début du xxe siècle : rappelez-vous les ouvrages de Maurice Barrès et son titre célèbre : La Terre et les Morts, si dangereusement évocateur du Blut und Boden des nazis… Mais l’homme n’est pas un légume, c’est un animal, en dépit de l’imagerie des poètes terriens, qui oublient que parmi les légumes, celui qui a la plus grosse racine de tous, qui est même presque tout entier racine, est aussi celui qui a la plus mauvaise réputation en littérature : c’est le navet.
À l’idée de régions purement ethniques, j’oppose donc les régions définies comme des espaces de participation civique, c’est-à-dire des communautés plus proches de la paroisse que de la tribu, et liées beaucoup moins par leur passé que par leur avenir commun.
Et maintenant deux remarques générales sur nos colloques.
Ce que nous avons essayé de faire dans celui-ci, comme dans celui de l’an dernier, c’est peut-être ce que Nietzsche appelait de ses vœux. Laissez-moi vous citer de lui deux passages trop peu connus, le premier tiré de Par-delà le bien et le mal, le second des Papiers posthumes. Il me semble que ces phrases caractérisent assez bien l’effort qui est fait aujourd’hui pour faire coopérer les intellectuels à la grande tâche de fédérer les Européens. Je cite :
Grâce aux divisions morbides que la folie des nationalités a mises et met encore entre les peuples de l’Europe, grâce aux politiciens [p. 208] à la vue courte et aux mains promptes qui règnent aujourd’hui à l’aide du patriotisme sans soupçonner à quel point leur politique de désunion est fatalement une simple politique d’entracte, on méconnaît et on déforme mensongèrement les signes qui prouvent de la manière la plus manifeste que l’Europe veut devenir une.
Le second passage prolonge ces phrases, je cite :
Ce qui m’importe, c’est l’Europe une, et je la vois se préparer lentement d’une manière hésitante. Chez tous les esprits étendus et profonds de ce siècle, l’œuvre commune de l’âme a consisté à préparer, à supputer et à anticiper cette nouvelle synthèse, l’Européen de l’avenir. Ce ne fut qu’une fois devenus vieux, aux heures de faiblesse, qu’ils retombèrent dans l’étroitesse nationale et devinrent patriotes.
Nietzsche ajoute qu’il pense ici à des hommes comme Napoléon, Goethe, Beethoven, Stendhal, Schopenhauer, qui sont devenus de plus en plus nationalistes en vieillissant, et il y voit un signe de sénilité.
Ma seconde remarque générale va porter sur l’avenir de ce colloque, dont je pense qu’il devra se modeler sur l’avenir européen.
Cet avenir se fait aujourd’hui dans la crise, c’est le mot dominant, crise que l’Europe a fomentée en répandant imprudemment sa civilisation industrielle et technicienne dans toutes les cultures les moins faites pour l’accueillir, qu’elle a profondément déstabilisées, et dont le désarroi peut être exploité contre nous, y compris dans ce que notre culture a créé de meilleur. Ce qui doit dominer nos préoccupations aujourd’hui, c’est donc un certain sentiment d’urgence lié à l’imminence mondiale du chaos. Toute pensée désormais doit devenir action, sinon elle court le risque de n’être bientôt plus qu’une note en bas de page d’une chronique de ce temps, qu’il n’y aura plus personne pour lire.
[p. 209] Nous avons rappelé et défini les principales diversités, qui constituent notre unité vivante, unité de culture au sens le plus large du terme qui va de la plus haute spiritualité, à travers les valeurs éthiques, les philosophies, les arts et les sciences, jusqu’à la technique et aux problèmes économiques presque insolubles qu’elle est en train de créer dans toutes les sociétés qu’elle touche.
Nous avons fait beaucoup pour nous connaître mieux, nous les Européens fauteurs de crises mondiales ou de mondialisation de nos propres crises, et responsables d’inventer les anticorps des virus que nous propageons. Nous avons essayé de mieux nous connaître et nous y sommes arrivés quelquefois, en cernant mieux les variétés géographiques et historiques du patrimoine européen. Mais on ne se connaît bien qu’en se comparant à ce qui n’est pas soi. C’est dans cette idée de comparaison active, prospective, que j’ai proposé depuis plus de vingt ans, avec une certaine obstination, ce que j’appelle le Dialogue des cultures.
Et pour que cela ne tourne pas à un vaste exercice académique de comparatisme à grande échelle, mais sans action, je propose que ce Dialogue des cultures s’instaure autour de quelques-uns des thèmes les plus dramatiques et urgents de cette fin de siècle, par exemple le thème caractérisé par ces trois mots :
Travail, chômage, loisirs.
Comment ces réalités sont-elles vues et vécues dans les grandes cultures qui se partagent notre monde : Inde, Chine, Japon, Afrique noire, monde arabe, Amérique latine ?
Comment pourrions-nous, en confrontant les définitions du travail et du loisir, dans ces grandes cultures, approcher d’une manière toute nouvelle le problème crucial du chômage, problème mondialisé par le succès même de nos techniques ?
[p. 210] Serait-il raisonnable de proposer à ce colloque qu’il prenne en compte cette approche multiple, contribuant ainsi à l’exercice du génie même de l’Europe et de sa vocation mondialisante ?
Je souhaite que notre ami Jacques Freymond trouve dans cette proposition matière à examen, et s’en souvienne quand il établira les thèmes de nos prochaines rencontres.
Je terminerai en le remerciant en votre nom à tous pour le très beau colloque qui se clôt ce matin, l’un des plus fructueux et encourageants auxquels il m’ait été donné de prendre part au cours de ces dernières années.