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Éloge de Jean Starobinski (1985)a

Quand mes collègues jurés du Prix européen de l’essai m’ont demandé de prononcer l’éloge du lauréat que nous venions de choisir, mon premier mouvement a été de joyeuse acceptation, et puis un scrupule m’est venu, presque un doute : étais-je vraiment l’homme de la circonstance ? Car il me semblait, tout d’un coup, que de tous mes amis, celui que nous allions couronner se trouvait être — à tout le moins par ses vertus, exactement le contraire de moi, de ce que je fus dans ma jeunesse et suis resté à tant d’égards.

Je m’explique par quelques exemples.

Jean Starobinski, ou si vous le permettez, « Staro », comme on l’appelle dans toute l’Europe, est conservateur par sagesse, au plus beau sens de l’expression, et moi contestateur par indignation. Il est prudent et circonspect en tous domaines, je ne l’ai jamais été, hélas, dans aucun. Il est analytique et méthodique, moi plutôt polémique et passionné. Autant il a su préserver l’irénisme du philosophe dans ses écrits et son comportement, autant il m’est arrivé de céder à la rabies theologica, ou simplement à mes humeurs. Il se veut équitable en tout, soucieux de ne pas manquer ni du devoir social ni à cette « amitié que chacun se doit », comme le dit si joliment Montaigne, alors que je n’ai jamais cessé de m’engager pour des causes, et tant pis pour moi. Ceci encore : il a tout lu et se souvient de tout, à l’instant où il le faut ; moi j’essaie de masquer des lacunes trop certaines. Enfin, Staro est un pur citadin, et je me sens de plus en plus un campagnard…

Les meilleures conditions de compréhension ne me semblaient donc pas réunies, de mon côté. Pourtant, je suis ici ce soir, vous m’en voyez heureux, tous scrupules apaisés : Que s’est-il donc passé dans l’entretemps ?

Deux choses. D’abord, comme chaque fois que je me sens dans l’impasse, je me suis dit : voyons un peu plus large. Ensuite, j’ai lu ce Montaigne en mouvement, ce maître livre, dont je vous parlerai tout à l’heure. Voir plus large, c’est chercher ce qui englobe les antinomies apparentes.

Le simple fait que nous ayons, à partir d’origines si différentes, choisi Genève pour y vivre et travailler, plutôt que Paris et les États-Unis, qui avaient de quoi nous tenter l’un et l’autre à la fin de la dernière guerre ; ce [p. 6] choix apparemment fortuit mais secrètement délibéré s’est révélé plein de sens et de conséquences : à cause de lui, c’est du même lieu de Suisse que nous voyons l’Europe, que nous sentons le Monde et ressentons l’époque.

Mais il y a plus. Enracinés dans la littérature française, nous avons l’un et l’autre été nourris par l’Europe germanique et le monde anglo-saxon avec ses prolongements américains. Voyez plutôt les bibliographies à la fin des ouvrages de Staro : vous y trouverez autant de poètes, de philosophes, de psychologues de langue allemande que d’historiens et de théoriciens des sciences ou du langage en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Et puis, je nous vois un autre trait commun, non sans relations intimes avec ce lieu genevois et cette formule européenne : le sens de ce qui est dû à la cité. En dépit de sa méfiance justifiée à l’endroit de l’engagement tel qu’on le parle, Starobinski n’a jamais négligé le devoir civique : c’en était un pour lui que de présider quinze ans durant les Rencontres internationales de Genève, tâche certes passionnante pour un esprit aussi naturellement universel, tâche très lourde aussi, parfois ingrate, mais sans conteste utile à la cité — dont elle illustre et renouvelle en notre temps la vocation.

Enfin, au choix du lieu de Suisse le plus ouvert à l’Europe et au Monde, à l’exercice d’une culture non seulement plurinationale mais transdisciplinaire — psycho-médicale dans son cas, théologico-politique dans le mien — j’ajouterai un dernier élément de similitude, non le moins significatif : quel que soit le sujet à traiter, nous le faisons l’un et l’autre en écrivains d’abord, qui se trouvent partager les mêmes admirations et les mêmes amitiés littéraires, mais avant tout le même souci du style, du nombre et de la cadence de la phrase. D’un texte de Starobinski dont j’eus un jour connaissance, je voudrais vous citer, en toute indiscrétion, ces quelques lignes qui confessent l’artiste :

J’aime les matières limpides, je cherche la simplicité. La critique doit pouvoir être rigoureuse sans être aride, elle peut satisfaire aux exigences de la science sans offenser la clarté. J’ai donc ambitieusement défini ma tâche : conférer à l’essai littéraire, à la critique, à l’histoire elle-même, le caractère musical et la plénitude d’une création indépendante.

Belle ambition, soutenue avec bonheur tout au long d’une œuvre imposante par la diversité de ses sujets et l’unité de sa visée. Belle langue aussi, [p. 7] ductile jusqu’à la virtuosité dans la manière encore classique, mais déjà proche du baroque, dont elle épouse, telle une souple chlamyde, les formes et mouvements les plus subtils du complexe d’idées qu’elle crée. C’est peut-être dans la rencontre de l’essayiste avec le phénomène poétique que se traduit le mieux son approche du réel et de soi-même : qu’on lise à cet égard l’importante préface qu’il a donnée aux Noces et à Sueur de sang de Pierre-Jean Jouve ; mais aussi, les textes si purs qui présentent, dans un des grands albums de Skira, ces images du xviiie qu’il a choisies pour illustrer L’Invention de la liberté. On n’a pas mieux écrit en prose dans ce pays. Et Jean Starobinski est certainement le critique le plus littéraire de notre temps, dès lors que sa critique a valeur « littéraire » par elle-même. Écrivain comme peu d’autres, ici et aujourd’hui, quoi qu’il publie et sur quelque sujet qu’il ait choisi. C’est ici l’occasion de lui adresser un éloge accessoire sans doute, mais qu’il est aujourd’hui l’un des très rares à mériter : il n’a jamais cédé à la mode jargonnante qui tyrannise nos soi-disant sciences humaines, refus qui touche à l’héroïsme quand on publie, précisément, dans les revues de linguistique et de psychanalyse !


Mais il est temps d’en venir au grand essai sur l’inventeur des Essais qui couronne toute une œuvre d’essayiste, celle que notre jury couronne ce soir du Prix européen de l’essai.

C’est en effet le thème central de la recherche de Starobinski qui constitue le vrai sujet de cet ouvrage, cependant que le mouvement observé chez Montaigne annonce peut-être le mouvement de l’œuvre même de son auteur, nous invite à l’anticiper…

Ce thème central, comme il l’indique lui-même, n’est autre que l’antithèse traditionnelle de l’être et du paraître dans l’homme. Thème majeur qui implique et appelle deux autres thèmes qu’on retrouve dans tous les livres de Starobinski, qu’il s’agisse de littérature, d’esthétique, ou d’analyse des maladies de l’âme : le thème des masques et celui du regardL’Œil vivant est l’un de ses titres.

Au thème majeur sont consacrés les deux temps forts jusqu’ici, de son œuvre : Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, paru en 1971, et Montaigne en mouvement qui vient d’ouvrir sa carrière. C’est le dernier paru qui me retiendra ce soir.

[p. 8] L’essentiel en est annoncé dans le titre. Il ne s’agit nullement de biographie ni de critique proprement littéraire. Il s’agit du mouvement créateur de la personne d’un écrivain, mouvement qui crée et qui explique à la fois la substance des Essais et la formule de vie de leur auteur.

Dans le premier temps, Montaigne se prend pour sujet : « Je me suis présenté moi-même à moi, pour argument et pour sujet. » Il s’agit d’un réflexe de défense : il se sent menacé dans son identité par les désordres de l’époque. Oyez plutôt, en vous souvenant qu’il s’agit du xvie siècle, et non du nôtre ! « Tournons les yeux partout ; tout croule autour de nous. […] Il semble que les astres mêmes ordonnent que nous avons assez duré… Le plus voisin mal qui nous menace n’est pas altération de la masse entière… mais sa dissipation »… On dirait qu’il décrit l’ère atomique ! Que se passe-t-il en réalité en cette fin du xvie siècle ? Il se passe, et je cite ici Starobinski : « des luttes de princes pour l’accroissement de leur pouvoir (avec, à l’horizon, la création des grands États européens) ; les questions religieuses, qui mettent en cause le principe même de l’autorité… ; la violence partout répandue, le danger couru à tout instant ; ce sont autant d’incitations pressantes à la feinte et à la dissimulation… Le monde qu’accuse Montaigne est un labyrinthe où les faux-semblants ont, pour ainsi dire, cours légal… Le mensonge se cache si peu qu’il prend figure de convention universellement reçue ».

Dans une telle crise — qui évoque à s’y méprendre celle de nos polémiques sur le nucléaire et de nos guerres religieuses entre capitalisme et communisme, démocratie et totalitarisme, les mêmes effets de mensonge universel se manifestent : « tout est piperie et batelage », nous dit Montaigne. Le monde n’est qu’un théâtre, tout n’y est que masques ! Montaigne prend alors le parti de l’être vrai, de son identité foncière aux prises avec le mensonge universel. Mais il ne la connaît d’abord que par la force du refus instinctif des mensonges officiels, du « paraître ». Pourtant, il a bien vu l’insuffisance d’une attitude de refus pur et simple et de l’impossible repliement sur l’être en soi. Tout au long des « essais » qui couvrent son expérience, il va redécouvrir la vertu décisive de la « relation à autruy ». Il va redécouvrir les vertus du paraître, en tant que manifestation sincère et véridique de l’être, en tant, dirais-je, qu’acceptation de l’incarnation nécessaire des idées, ou en d’autres termes, de l’engagement dans l’actuel.

[p. 9] Ce que Starobinski va nous montrer au long des sept illustrations que constituent les sept chapitres de son livre, sur l’amitié, la mort, la liberté, le corps, l’amour, la relation à autrui, le langage et la chose publique, c’est ce qu’il nomme la dialectique ternaire de Montaigne : premier temps, le refus de tout ce qui n’est pas moi ; deuxième temps, la prise de conscience du fait que je me connais seulement dans mes relations avec autrui, avec la société, avec le monde ; et troisième temps, l’acceptation critique du « paraître », des apparences, de la réalité existentielle, dirions-nous, mais dans la seule mesure où elles sont maîtrisées, soumises à l’être, à la personne libre et responsable, et non pas au mensonge officiel impersonnel et encore moins à des « impératifs du futur » qui ne sont que publicité pour des intérêts immédiats.

Combien j’aimerais vous retracer ici les étapes en chacun de ces domaines, de ce même va-et-vient dialectique, du repli sur soi d’abord, de la découverte de l’autre ensuite « Qui ne vit aucunement à autrui ne vit guère à soi », dit Montaigne ; enfin de la nécessité de dépasser l’antinomie, non pas dans une synthèse théorique à la Hegel mais dans la reconnaissance de la mise en tension vivante de l’autre et de moi, « sans confusion, sans subordination, sans séparation » — comme le dit la formule théologique du grand concile de Chalcédoine, formule aussi de mon éthique et de ma politique fédéraliste. Le bonheur de trouver en Montaigne un précurseur du personnalisme et de ses prolongements politiques, je le dois à ce livre de Staro.

Mais il y a plus. Dans les vingt dernières pages du livre, intitulées : « Après Montaigne », Starobinski baisse le masque du critique et prend la parole en son nom. Ce passage est pour moi bien émouvant. Je cite : « L’acte ultime de la critique est de signaler que le choix politico-religieux n’est pas de son ressort, mais qu’il doit néanmoins avoir lieu. »

Suivent des pages où il dénonce le projet scientiste hérité du xixe siècle : « L’illusion, nous dit-il, consiste à croire que l’on a quitté le domaine incertain de la décision éthique pour entrer dans celui de l’application infaillible d’un savoir. » Et il dénonce la perversité de nos prévisions sur l’avenir. Je cite encore : « Le malaise de notre siècle est dû pour une large part au poids excessif des impératifs d’avenir, au pouvoir dictatorial d’un futur dont le triomphe est de faire oublier qu’il est exercé à partir du présent par des hommes qui se trouvent enchaînés à traiter d’autres hommes en objets, en les dédommageant par l’annonce des projets ou du bonheur à réaliser. » Ainsi, dit-il plus loin, « l’impératif de la croissance subordonne la vie actuelle aux calculs de résultats futurs ».

[p. 10] Il nous montre par là le « paraître » mensonger d’un avenir-robot qui nous dicte ses ordres, masque effrayant d’une volonté de puissance qui se dissimule de la sorte pour nous faire croire qu’elle nous est extérieure, pour n’avoir pas à s’avouer nôtre

Tout cela prolonge les analyses de Montaigne, et ressemble de plus en plus à l’auteur même de ces analyses. Chacun sait que les portraits peints par Rembrandt ont tous un air de ressemblance, qui est le sien. Ainsi va-t-il de Montaigne copiant les Anciens, de Starobinski interprétant Montaigne, — et de moi-même sans doute disant cela, pour pasticher Pascal dont plusieurs des Pensées les plus célèbres ne sont que des notes de lecture, des résumés de phrases de Montaigne. (Ainsi, « l’homme n’est ni ange ni bête », thème qui revient vingt fois dans les Essais.)

Si vous êtes curieux de notre lauréat, lisez son livre sur Montaigne : c’est le meilleur portrait à ce jour de Jean Starobinski.

Après ce livre, je ne serais pas trop surpris de le voir céder — s’en rendant compte à peine — à la tentation montagnesque de se peindre à son tour à propos de ce qui se passe, qui est pire encore qu’au xvie siècle — et de nous donner un jour ce livre de raison et de sagesse veloutée, dans lequel nous parlant du monde qu’il vit, et non plus d’un auteur-prétexte, il nous ferait voir son vrai moi. Ce serait, j’en suis sûr, son chef-d’œuvre.