Informatique, société, sagesse (1984)a
En ce début de 1984, sacrifions au rituel : parlons un peu d’Orwell, pour en dire à la fois moins de bien et un tout autre bien que nos télévisions, radios et colloques par milliers dans le monde entier.
Moins de bien : car Orwell, à mon sens, n’a pas été le vrai prophète que l’on célèbre à l’unisson. Et cela pour deux motifs d’ordres très différents : tout d’abord parce qu’il s’est trompé quant à deux événements de première importance. Il nous apprend en effet, page 223 de l’édition française, qu’au moment où se déroule l’action de son roman, l’Europe entière a été absorbée par la Russie soviétique et la Grande-Bretagne par les Amériques. Et il écrit en novembre 1939 que « la guerre qui vient de commencer va marquer l’effondrement du capitalisme libéral et de la culture chrétienne ».
Or rien de tel ne s’est produit et c’est même le contraire qui est en train de se réaliser. Orwell écrit son livre en 1948. Que s’est-il passé cette année-là ? Au moment même où, sans le moindre commentaire, il abandonne l’Europe tout entière à Staline, en mai 1948 se tient à La Haye, sous la présidence de Churchill, le premier Congrès de l’Europe et ce congrès se termine par la proclamation d’un Message aux Européens dans lequel les 800 délégués — parmi eux 16 anciens Premiers ministres, 45 ministres, 250 députés à nos divers parlements nationaux, de grands intellectuels, des chefs syndicalistes et des représentants des Églises — prennent l’engagement solennel d’appuyer de tous leurs efforts la création d’une fédération européenne ainsi que « les hommes et les gouvernements qui travaillent à cette œuvre de salut public, suprême chance de la paix et gage d’un grand avenir, pour cette génération et celles qui la suivront ».
[p. 14] Et cette année 1984 précisément, dans quelques mois, les Européens vont élire un Parlement qui sera chargé, n’en doutons pas, de rédiger la première Constitution fédérale du continent.
Voilà donc l’Europe sacrifiée sans combat par Orwell. Et qu’en est-il du christianisme, de cette « culture chrétienne libérale » qu’il abandonne elle aussi, et sans plus de regrets apparents ? C’est elle, et c’est elle seule, qui s’est dressée contre la grande puissance totalitaire de l’Est et qui l’a comme frappée de stupeur interdite, par la voix et l’action d’un chrétien à la fois libertaire et solidaire, Lech Walesa.
Mais il y a plus. Le vrai prophète n’est pas celui qui annonce les catastrophes et s’en tient là. C’est au contraire celui qui dit, selon l’adage latin « Utinam vates falsus sim ! », « Plaise au ciel que je sois faux prophète ! », ou comme Jérémie : « Seigneur, tu le sais ! je n’ai pas désiré le jour du malheur ! » Le vrai prophète veut détourner son peuple des voies qui conduisent au désastre. Ce qu’il prêche, c’est la voie nouvelle du salut, la conversion, qui est le retournement de l’être et le renversement vers la sagesse. Et rien en lui n’acquiesce aux tentations de l’abîme et de la démission de l’esprit, devant des menaces qu’il contribuerait à rendre fatales en les décrivant telles.
Chez Orwell, je sens au contraire comme une abdication latente au fond de l’âme, un masochisme irrépressible. Et jamais il ne tente de réveiller en nous le courage de réagir, jamais il n’a montré les buts d’une action libératrice, ni les finalités de l’esprit, seules capables de l’animer.
Mais je n’en dirai pas moins l’admiration que je porte à la prescience de George Orwell quand il s’agit de nous faire sentir les forces clandestines qui vont déterminer l’évolution de nos sociétés occidentales, dans la mesure précise où elles tentent d’organiser les exigences de leur vocation de liberté.
[p. 15] Orwell a pressenti l’avenir effrayant qu’allaient rendre possible à bref délai deux développements des sciences physiques et de leurs technologies de pointe, dont il n’a pu connaître en 1948 que les balbutiements : je veux parler des armes nucléaires et des télécommunications audiovisuelles assurant l’omniprésence du Pouvoir dans nos vies, omniprésence non seulement idéologique, mais sensorielle nuit et jour, envahissant jusqu’à notre inconscient. Voici les phrases capitales dans lesquelles Orwell a prévu ce que nous sommes en train de vivre dans nos États-nations de l’Occident guère moins que dans les régimes totalitaires1, car il faut être deux pour jouer à ce jeu-là, celui de l’Équilibre de la terreur, garant de la paix, nous assure-t-on.
« Les deux buts du Parti, écrit Orwell, sont de conquérir toute la surface de la Terre et d’éteindre une fois pour toutes la possibilité d’une pensée indépendante ». Pour réaliser le premier but, il faut trouver « le moyen de tuer plusieurs centaines de millions de gens en quelques secondes ». Voilà qui est devenu possible, en 1984, par l’accumulation, dûment prévue elle aussi par Orwell, de « fusées chargées de bombes atomiques amoncelées à tous les points stratégiques ». Si elles étaient toutes allumées simultanément, dit-il, « leurs effets seraient si dévastateurs qu’ils rendraient impossibles toutes représailles ». Mais il est entendu — c’est même la convention fondamentale de toute l’affaire — qu’il est « impossible que cette guerre soit jamais décisive ». À cette fin, « les forces sont également partagées » et leur équilibre perpétuellement rajusté : cela doit permettre aux trois Pouvoirs continentaux de continuer à régir toute l’économie mondiale en vue d’une guerre jamais livrée mais entretenue par pays du tiers-monde interposés. La préparation permanente à cette guerre justifie l’oppression toujours plus raffinée, non seulement de la vie économique mais des esprits, au nom du maintien de la Paix. Ainsi se trouve également justifiée la fameuse devise adoptée par le Parti unique : la Guerre, c’est la Paix.
[p. 16] Voilà donc le premier grand But atteint. Quant au second, qui est de rendre impossible non seulement l’expression mais le besoin même d’une pensée libre, nous en sommes peut-être beaucoup plus proches qu’on ne le croit. Orwell ne pouvait connaître en 1948 que la possibilité, non la réalité vécue de la TV dans tous les ménages. Mais c’est cela qui lui a suggéré l’idée maîtresse du livre : l’omniprésence, à tous les moments de notre vie, de la volonté et de l’image du Pouvoir (symbolisé par le portrait de Big Brother le moustachu et c’est le côté un peu Tintin de ce roman). En avons-nous conscience ? Sans relâche, à toutes les heures du jour et de la nuit, où que nous allions, dans nos foyers, dans nos bureaux ou ateliers, dans les cafés ou les grands magasins, nous sommes environnés, sollicités, traversés sans le savoir par des ondes (dans le cas de la télévision), gavés de nouvelles posant les mêmes problèmes, proposant les mêmes choix, mais imposant — et c’est ce qui compte en fin de compte — les mêmes angles de vision. Et c’est tout cela qui prend la place principale dans nos conversations, discussions politiques, échanges d’arguments et de clichés, tous suggérés par les médias, TV, radios, agences de presse, discours de chefs d’État ou de syndicats, de ministres ou de leaders partisans, tous parlant soit au nom du Pouvoir, soit contre lui, mais sur les thèmes qu’il a choisis. Il y a là, beaucoup plus qu’on ne le croit, une entreprise permanente de « prise du pouvoir sur les esprits », sur les espoirs et sur les craintes des citoyens, c’est-à-dire sur leurs imaginations, sur leurs fantasmes, sur leurs rêves éveillés ou nocturnes. Nous sommes manipulés par les Pouvoirs.
Je tiens à le dire ici : le vrai danger n’est pas là où on le dénonce trop facilement, dans le contrôle allégué de nos vies privées par les Pouvoirs, dans cette « mise en fiches » des citoyens dont on accuse l’ordinateur d’être l’agent, alors qu’il n’en est que l’outil.
[p. 17] Soyons bien clairs. Le simple fait de mettre en fiches les citoyens pour toutes fins autres que d’état civil, de fisc, d’assurances sociales, ou bien sûr d’actes criminels déjà commis, ce simple fait suffit à attester la tendance totalitaire d’un gouvernement, si « démocratique » qu’il se prétende par ailleurs. C’est là que réside le vrai danger, non dans l’ordinateur, qui n’est qu’un instrument permettant de consulter plus vite des fichiers plus complets et prenant moins de place que les anciens fichiers manuels, mais que les Pouvoirs seuls ont établi et dont ils sont seuls responsables. Ce qui me fait peur,
— c’est moins le stockage de données sur mon compte et même sur mes opinions, que la volonté de « programmer » ces opinions ;
— c’est moins un B. B. qui sait tout sur moi, qu’un B. B. qui entend manipuler ma liberté en m’imposant son angle de vision ;
— c’est moins la transparence de ma vie aux yeux des Pouvoirs, que l’opacité de ces Pouvoirs aux yeux du peuple.
Bien sûr, le minimum légal à obtenir — c’est déjà fait dans la plupart des États européens — est d’établir le droit de chacun à consulter les fiches qui le concernent et à les corriger en cas de besoin.
Mais la meilleure défense étant l’attaque, dit-on, j’oserai donc avancer que je fonde quelque espoir dans l’extrême vulnérabilité du secret des réseaux d’information. Il ne se passe pas de semaine sans que les journaux nous apprennent que des gamins de 16 ou 17 ans ont « pénétré » les codes d’une banque, d’une institution médicale, voire d’un office de défense nationale aux USA. Pourquoi ne pas appliquer ces procédés à la pénétration des fichiers personnels détenus par l’État ? Voire à leur modification qui en annulerait très vite la valeur et par voie de conséquence l’usage. Un journal américain baptisait l’autre jour du joli nom de Little Brother les jeunes délinquants de l’électronique. Je propose d’en appeler au Petit Frère farceur contre le sinistre Grand Frère.
[p. 18] Soyons sérieux. L’ordinateur est un outil, on ne peut pas l’accuser des abus que l’homme en fait. Au lendemain d’Hiroshima, en conclusion d’un petit livre intitulé Lettres sur la bombe atomique, publié d’abord à New York, j’avais écrit le Post-scriptum que voici :
Un dernier mot, et dire que j’allais l’oublier ! La Bombe n’est pas dangereuse du tout : c’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux c’est l’homme. C’est lui qui a fait la Bombe et qui se prépare à l’employer. Le contrôle de la Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour la retenir ! C’est comme si tout d’un coup on se jetait sur une chaise pour l’empêcher d’aller casser les vases de Chine. Si on laisse la Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra bien coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas d’histoires. Ce qu’il nous faut c’est un contrôle de l’homme.
Une correction me paraît aujourd’hui nécessaire. La Bombe ne peut avoir aucun emploi bénéfique pour l’homme, ni pour sa liberté. Il n’en va pas de même de l’ordinateur qui, lui, peut être employé pour le bien autant que pour le mal.
On a beaucoup dit qu’il favoriserait non seulement la surveillance policière des opinions privées, mais qu’il serait l’outil idéal de la centralisation étatique, économique autant que politique. Pour ma part, je le vois et le veux surtout fait pour favoriser la décentralisation et la régionalisation des pouvoirs de gestion publique.
Un jour, avec Louis Armand, nous parlions du problème des régions, en tant qu’unités de base de toute fédération imaginable de l’Europe. Et nous déplorions la difficulté — surhumaine aux yeux des fonctionnaires — de gérer des régions telles que je les souhaitais, c’est-à-dire à « géométrie variable » selon les fonctions à assurer. Comment faire face à pareille complexité ? Je dis à Louis Armand : « Pour moi, le fédéralisme, c’est l’autonomie des régions plus les ordinateurs ». « Ah, celle-là, dit mon ami, vous me rendez jaloux de ne pas l’avoir trouvée ! »
[p. 19] Je vous ferai grâce, aujourd’hui, de la démonstration faite ailleurs, du secours décisif que les ordinateurs peuvent apporter à la cause du fédéralisme européen, considéré comme l’union spontanée et limitée à des fonctions jalousement définies, de régions constituées par des grappes de communes, c’est-à-dire de petites communautés dans lesquelles l’homme puisse agir comme personne à la fois libre et responsable.
J’aborderai maintenant l’un des problèmes majeurs d’aujourd’hui : celui de l’emploi et du chômage, pour illustrer ce que je considère comme le défi tragique que pose l’informatique à l’ensemble de nos industries : création ou destruction d’emplois ?
Il y a cinquante ans à peu près, dans le premier numéro de la revue personnaliste intitulée L’Ordre nouveau — titre volé plus tard par Hitler, mais passons — je publiais un petit article intitulé « Liberté ou chômage ? » Je posais la question suivante : la technologie moderne permet de libérer l’ouvrier des tâches mécaniques et serviles. Or, dans la mesure où cela réussit, le résultat ne s’appelle pas libération mais bien chômage. Qu’on m’explique pourquoi ?
Et j’attends, depuis plus de cinquante ans, la réponse. Aujourd’hui, le problème est posé à nouveau en termes d’informatisation. On y répond généralement par des arguments que je connais depuis environ vingt-cinq ans, quand on ne parlait encore que « d’automation » et « d’usines sans ouvriers ». Je disais : que ferez-vous des ouvriers « libérés » ? On me répondait : nous allons les recycler dans le tertiaire, car le progrès technique crée au moins autant d’emplois qu’il en supprime et ceux qui le nient sont des faibles d’esprit. Or le chômage n’a pas cessé d’augmenter depuis ce temps-là.
[p. 20] Qu’en est-il aujourd’hui de ce problème crucial des progrès indissociables de la technologie et du chômage ?
Essayons de voir un peu ce que nous disent les chiffres et quelles leçons partisans et adversaires de l’automatisation tirent de ces chiffres.
Je prendrai la plupart de mes données dans un très long article de Business Week (New York) paru en 1981 et traduit la même année par la Documentation française.
Sur le nombre d’emplois que l’automatisation va supprimer, voici quatre exemples frappants :
Un chiffre global tout d’abord : « selon les estimations des experts, quelque 45 millions d’emplois — soit 45 % du total, car la population active américaine est de l’ordre de 100 millions — pourraient être touchés par l’automatisation de l’industrie et des services. Les conséquences les plus marquantes se feront pour la plupart sentir dès avant l’an 2000 ».
Une évaluation plus précise sur l’industrie de l’automobile : « le syndicat de l’automobile, un des rares à avoir essayé de mesurer les conséquences de l’automatisation, prévoit que le nombre de ses adhérents va décliner entre 1978 et 1990 de 1 million à 800 000, bien que l’on ait retenu comme hypothèse une croissance de 1,8 % des ventes de voiture aux États-Unis ».
Va-t-on recycler ces ouvriers dans le tertiaire comme les économistes ne cessent de l’affirmer ?
Voici la réponse : selon les estimations d’une des plus grandes firmes américaines « sur un total dépassant 50 millions d’emplois existants dans le secteur tertiaire, 38 millions risquent d’être affectés à plus ou moins long terme par l’automatisation ».
[p. 21] Mêmes observations dans d’autres domaines du tertiaire. Par exemple : « dans les postes américaines, l’automatisation a entraîné une baisse des effectifs de 10 % depuis 1970, faisant de la préservation de l’emploi un problème majeur dans les négociations syndicales ». (Les récentes grèves dans les P&T françaises n’avaient pas d’autre motif.)
Le rapport Nora et Minc, établi en 1978, prévoyait, sur les effectifs de 600 000 employés dans les banques et les assurances, une réduction de 30 % en 1990. Cependant que deux autres rapports portaient ce chiffre à 31 % pour la Grande-Bretagne et à 40 % pour la République fédérale d’Allemagne.
Ce qui inquiète le plus en tout cela, c’est l’attitude du patronat et des syndicats, aux USA plus encore qu’en Europe. L’article de Business Week auquel je viens d’emprunter tant de chiffres alarmants, constate avec une sérénité inexplicable « qu’aux États-Unis, pas plus les économistes que les agences fédérales, le patronat ni même la plupart des syndicats, n’ont prêté la moindre attention aux répercussions possibles de l’automatisation que permet de réaliser la microélectronique : tous acceptent comme allant de soi que la croissance vigoureuse du secteur des services, compensera, et au-delà, les disparitions d’emplois ». Et les citations abondent d’économistes au service des gouvernements occidentaux, répétant que l’informatique ne manquera pas de créer « au moins autant d’emplois qu’elle en touchera ». — On dit « toucher » ou « affecter », mais jamais « supprimer » un emploi ! — Mais je ne trouve nulle part de chiffres à l’appui de ces déclarations optimistes… Quelques indications ont paru, au contraire, précisant que depuis dix ans, l’augmentation stupéfiante de la production d’ordinateurs a correspondu à une baisse marquée dans la main-d’œuvre qui les fabrique !
On me dira peut-être que la qualité du travail dans les industries sera fortement améliorée par l’informatisation des processus de production. [p. 22] Certes, l’automatisation complète de ce qu’on appelait hier encore le travail à la chaîne — souvenez-vous du film de Chaplin Les Temps modernes — fournit un bel exemple des pouvoirs libérateurs de la technologie. Mais libérer l’homme de l’esclavage des machines n’est rien encore si on ne lui offre en échange de la monotone manutention mécanique, que la fascination immobile et tyrannique de processus intellectuels irrémédiablement logiques.
Plus inquiétant : des études psychologiques poursuivies en Grande-Bretagne ont montré que beaucoup d’usagers de l’ordinateur se sentent aujourd’hui mis au pas et contrôlés par la machine, plutôt que l’inverse. Leur interaction continuelle avec l’ordinateur provoque en eux un stress dont on a mesuré les effets. Dans le domaine du dessin industriel, par exemple, on s’est aperçu que leur créativité diminuait de 30 à 40 % pendant la première heure et de 80 % durant la deuxième. Le Bureau international du travail, saisi du problème, a formulé des mesures de protection contre ce stress. L’économiste anglais, Mike Cooley, n’hésite pas à parler des relations entre l’opérateur et l’ordinateur comme d’un « travail à la chaîne mental ».
Tout cela dit, demeure ma question centrale, formulée il y a cinquante ans, à propos des résultats de la technologie occidentale : liberté ou chômage ? La question n’a toujours pas reçu de réponse. L’informatisation de l’industrie n’a fait que rendre plus urgent et dramatique le problème, toujours renvoyé à des lendemains qui ronronnent, d’une productivité indéfiniment accrue.
Le seul avantage certain de l’informatisation de l’industrie me paraît être de rendre plus urgente encore et dramatique la nécessité vitale d’une réponse à ma question. Nous sommes mis au défi d’inventer une nouvelle conception du travail qui ne soit plus nécessairement liée à un emploi salarié — qui ne soit plus le contraire du loisir créateur, mais qui puisse enfin satisfaire aux besoins d’expression, d’accomplissement de soi dans la totalité de la personne humaine, corps, âme, esprit, — et pas seulement matérialité et intellect.
[p. 23] Des études vont être entreprises à cette fin, dès cette année 1984, non seulement dans notre Centre européen de la culture à Genève, mais en coopération étroite avec plusieurs fondations suisses et européennes.
Il me reste à vous présenter, avant de conclure, quelques remarques sur un sujet bien excitant : celui de l’intelligence des ordinateurs et de leurs facultés quasi humaines de mémorisation, d’adaptation, d’apprentissage, finalement d’invention, voire de pensée.
On parle aujourd’hui couramment d’intelligence artificielle, de machines qui pensent et qui peuvent inventer ; mais aussi de machines diaboliques qui nous espionnent ou tentent de nous réduire en esclavage. Tout va donc à personnifier l’ordinateur : tout y concourt, y compris la crainte qu’il inspire et les espoirs insensés qu’il éveille : libération des travailleurs industriels, éducation pour tous à domicile et nos enfants et petits-enfants initiés sans douleur aux mystères des mathématiques, autant dire de la toute-puissance, demain.
Dans la cohorte des spectateurs inconditionnels de l’informatisation totale du monde de demain. Je vais choisir un seul auteur comme étant le plus lyrique de tous sur l’avenir des ordinateurs : il s’agit de Seymour Papert, professeur au Laboratoire d’intelligence artificielle du MIT. Dans ses propos, publiés par L’Express, je vous prie de faire la part d’une certaine provocation sournoisement rigolarde, mais de vous rappeler en même temps que les propos les plus irresponsables en apparence sont souvent les plus révélateurs d’une personne.
[p. 24] Interrogé sur l’intelligence artificielle des machines, Papert la définit curieusement comme une « science qui étudie les sources du savoir, en liaison étroite avec la psychologie, la linguistique, l’épistémologie et l’informatique. Les chercheurs se servent des modèles informatiques pour étudier la psychologie humaine ».
Il va jusqu’à suggérer que la machine pourrait avoir quelques rapports avec l’affectivité, puisque certaines notions de la psychanalyse lui sont applicables. Quand on lui demande si la machine peut éprouver des émotions, il répond qu’il travaille au MIT à réaliser « un inconscient artificiel ».
Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer tôt après que « notre expérience en intelligence artificielle nous a montré que de nombreuses notions comme la créativité, l’affectivité, l’intelligence, ne sont pas des termes scientifiques ». Et comme on lui fait observer qu’il remet ainsi en question la nature humaine, il répond qu’en effet, « comme l’a fait la religion dans le passé, l’ordinateur est en train d’amorcer une renaissance de la philosophie ».
Là-dessus, deux remarques suffiront je l’espère. Quand Papert prétend que « certaines notions élémentaires de la psychanalyse » pourraient s’appliquer à l’ordinateur et prouver de la sorte qu’il possède une affectivité, il oublie que le mécanisme du refoulement, pourtant fondamental pour Freud, porte sur la mémoire individuelle et que c’est simplement par un abus de langage qu’on peut parler de la « mémoire » d’une machine : il ne s’agit en réalité que d’un stockage de données chiffrées, nullement d’un processus vivant, tels que ceux génialement décrits par Marcel Proust.
Et je voudrais enfin opposer à Papert cette phrase si belle d’un des plus grands experts actuels de l’informatique, Joseph Welzenbaum : « Il est difficile d’imaginer ce que cela pourrait signifier de dire qu’un ordinateur espère. »
[p. 25] Non : la machine n’a pas de mémoire, n’a pas d’espoir non plus, ni d’affectivité, et n’est donc pas humaine. CQFD.
Et j’en conclus sur l’avenir de l’informatique en vous rappelant la question judicieuse qu’un des premiers critiques des médias, Raymond Williams, posait à propos de l’acte de communication : « qui dit quoi ? par quel canal ? à qui ? et dans quelle intention ? » À quoi il serait bon d’ajouter : « au bénéfice de qui ? et pour quel but final ? »
Cette question des Finalités de l’informatique est la seule qui mérite vraiment nos réflexions.
Je voudrais qu’on la substitue une fois pour toutes au bavardage de la presse sur la « révolution de l’informatique », « le tournant à ne pas rater » « les retards à combler à tout prix » et les « investissements énormes » déjà faits : car tout cela ne justifie rien et ne relève que du marketing, qui joue sur la puérilité des réactions du grand public.
Je voudrais que l’on cesse d’écrire des phrases comme celle-ci : « l’automatisation introduit une rupture dont on ne peut prévoir aujourd’hui l’impact ».
Victor Hugo écrit dans un poème : « Vous dites : où vas-tu ? Je l’ignore et j’y vais. » Répondons-lui : si l’on ne sait où l’on va, mieux vaut n’y pas aller… dans certains cas…
[p. 26] Je précise : cessons de nous précipiter vers un avenir dont nous n’avons pas même pris le temps d’évaluer les enjeux humains, obsédés que nous sommes par des gains immédiats.
Je vous ai cité des chiffres effarants sur le chômage que nous prépare l’informatisation générale de nos industries.
Je demande à savoir pourquoi l’on prend ce risque, de dimension sans précédent dans toute l’histoire des civilisations.
Je demande à réfléchir sur les voies et moyens d’une invention de la synthèse travail-loisir, sans laquelle nous courons à des désastres trop exactement calculables.
Je renouvelle ma proposition de créer dans chacun de nos pays, mais surtout à l’échelle européenne, des conseils de réflexion sur la recherche, réunissant des scientifiques, bien sûr, mais aussi des théologiens, des philosophes, des sociologues et des poètes, chargés de la tâche fondamentale de réfléchir sur les finalités réelles de nos recherches.
Je ne vois que deux réponses possibles :
— ou bien le but est la puissance de l’État et des pouvoirs économiques et militaires ; c’est donc la Guerre ;
— ou bien le but est la liberté des personnes à la fois libres et responsables : et cela peut être la Paix.
Ce dilemme domine notre siècle, commande l’avenir de notre humanité et sans doute de toute vie sur la Terre.